Pour Tocqueville, l’égalité des conditions, constitutive de la démocratie, fait naître la tyrannie de la majorité et l’amour des jouissances matérielles, deux menaces pour la liberté et la responsabilité politique du citoyen.
Par Damien Theillier.
« La crainte du désordre et l’amour du bien-être [portent] insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes les circonstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une société démocratique troublé et précaire augmentent cet instinct général et portent, de plus en plus, les particuliers à sacrifier à leur tranquillité leurs droits. » Alexis de Tocqueville
L’analyse de la démocratie par Tocqueville ne fait que prolonger en un sens la distinction de Constant entre la liberté des anciens et celle des modernes.
Dans un article de 1836 (« État social et politique de la France avant et depuis 1789 »), Tocqueville établit une comparaison méthodique entre la liberté aristocratique et la liberté démocratique.
La première se définit comme « la jouissance d’un privilège » et Tocqueville de citer en exemple le citoyen romain qui tient sa liberté non de la nature mais de son appartenance à Rome.
La seconde notion, qui est « la notion juste de la liberté », consiste dans un « droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables. » Cette notion moderne de la liberté n’est donc pas, comme la première, une notion politique, elle se fonde sur le droit naturel et elle est « juste » parce qu’elle s’étend également à tout homme.
Ainsi c’est le fait que la liberté soit égale pour tous qui constitue le changement le plus radical. Autrement dit, ce qui est nouveau, ce n’est pas la liberté mais l’égalité.
La démocratie comme égalisation des conditions
En 1841, dans La Démocratie en Amérique, Tocqueville analyse ce principe démocratique qui s’affirme par l’égalisation des conditions contre la hiérarchie des classes et l’autorité des traditions. Car les sociétés aristocratiques sont des sociétés fortement hiérarchisées, elles sont donc fondées sur des liens de dépendance et d’obéissance. C’est la relation de maître à serviteur qui prédomine.
Dans cette égalité des conditions, qui définit selon Tocqueville la démocratie, il y a toujours des riches et des pauvres, mais le riche peut devenir pauvre, et le pauvre devenir riche. Il n’y a plus de classes sociales rigides, les hommes se ressemblent de plus en plus, et deviennent de plus en plus indépendants les uns des autres.
Un texte éclairant à cet égard est celui consacré à l’influence de la démocratie sur les rapports du serviteur et du maître. Leur relation est provisoire et contractuelle. On ne naît plus serviteur. Le maître et le serviteur deviennent étrangers l’un à l’autre, il n’y a plus entre eux de lien de nature comme un père avec son fils.
L’homo democraticus
Mais paradoxalement, constate-t-il, cette idée démocratique tend à produire de mauvais effets.
Plus les hommes deviennent égaux, plus ils deviennent semblables, et moins ils se sentent liés les uns aux autres. L’égalité fait donc apparaître une manière d’être radicalement nouvelle que l’auteur décrit de plusieurs façons.
Il s’agit d’abord d’un conformisme que Tocqueville nomme « tyrannie de la majorité ».
En effet, l’égalité tend à dissoudre l’idée de supériorité naturelle ainsi que l’influence des traditions, ou des anciens. L’homme démocratique en vient à considérer que son opinion vaut celle de tout autre et qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur parole. Chacun veut donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre raison. Mais en se repliant sur lui-même, il sent sa faiblesse et son isolement, et il se tourne alors naturellement vers la masse en pensant que la vérité réside dans le plus grand nombre. Les points de vue minoritaires sont alors combattus comme ennemis de la démocratie.
Il y a une autre conséquence de l’égalité des conditions, ce que Tocqueville nomme « individualisme », c’est-à -dire le « désintérêt pour les affaires publiques » et « l’amour des jouissances matérielles ». Il définit l’individualisme comme un sentiment d’autosuffisance qui conduit le citoyen à s’isoler de la masse et à se replier sur lui-même, sans lien qui le rattache aux autres.
Or ce processus d’égalisation constitue une menace pour la liberté et la responsabilité politique du citoyen.
Quelle est cette menace ? Le conformisme et l’individualisme rendent les hommes « apathiques », et les prépare à consentir au despotisme. Ils sont prêts à sacrifier leur liberté à leur tranquillité, à leurs « petits et vulgaires plaisirs ». Ce n’est pas une tyrannie qui reposerait sur le caprice du gouvernant ni un despotisme classique qui reposerait sur la force brutale.
Selon Tocqueville, la passion égalitaire conduit les hommes à étendre indéfiniment le champ de la politique.
Les sociétés démocratiques sont envieuses, elles demandent à l’État de protéger toujours davantage leur bien-être, au prix d’un sacrifice de leur liberté. Tocqueville décrit admirablement ce phénomène et anticipe avec lucidité l’accroissement indéfini et inéluctable de l’État. Ce dernier finit par prendre en charge et par contrôler toutes les sphères de la vie économique et sociale.
Démocratie et socialisme
En 1848, aux côtés de Bastiat, Tocqueville prend position contre l’inscription du droit au travail dans la Constitution.
À cette occasion, il s’en prend violemment au socialisme. Esquissant un projet de discours, il écrit dans ses notes :
« N’y a-t-il pas quelques traits communs qui permettent de discerner le socialisme de toutes les autres doctrines ? Oui, trois :
1. Appel à toutes les jouissances matérielles, au sensualisme sous toutes ses formes.
2. Atteinte directe ou indirecte à la propriété individuelle.
3. Mépris de l’individu. Défiance profonde de la liberté humaine. »
Et Tocqueville de poursuivre :
« Partout où ces trois caractères sont réunis, là est le socialisme. Le socialisme ainsi entendu, ce n’est pas une modification de la société que nous connaissons. Les socialistes pour se faire bien voir, prétendent être les continuateurs, les héritiers légitimes de la Révolution française, les apôtres par excellence de la démocratie. C’est un masque qu’il faut leur enlever. […] Vous vous dites les continuateurs de la Révolution ! Vous en êtes les corrupteurs. Vous prétendez continuer son Å“uvre, vous faites quelque chose de différent, de contraire. Vous nous ramenez vers les institutions qu’elle avait détruites. […] La démocratie et le socialisme sont non seulement des choses différentes mais profondément contraires, qui veut l’une ne peut pas vouloir l’autre, qui dit République démocratique et sociale dit un contresens. La démocratie c’est l’égalité dans l’indépendance, la liberté, le socialisme, c’est l’égalité dans la contrainte, la servitude. » (A. de Tocqueville, séance de la Constituante du 12 septembre 1848, in O.C. t. IX)
Tocqueville, on le voit, oppose les principes de 1789, libéraux, à ceux de 1793, collectivistes et totalitaires. La République n’a pas, ne peut pas avoir à charge d’assurer le bien-être à chaque citoyen. Elle ne doit à chacun que les lumières et la liberté.
Et l’auteur de La Démocratie en Amérique nous met en garde :
« Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. »
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Sur le web. Publié initialement sur 24HGold.
Pour ceux qui souhaiteraient aller plus loin :
- On peut consulter ses discours à l’Assemblée sur archive.org : http://archive.org/details/oeuvrescomplte09tocquoft
- Le discours du 12 septembre 1848 sur le droit au travail, p. 536. est téléchargeable ici
RT @Contrepoints: Tocqueville, prophète de la démocratie despotique Pour Tocqueville, l’égalité des conditions, constitutive … http:/ …
RT @Contrepoints: Tocqueville, prophète de la démocratie despotique Pour Tocqueville, l’égalité des conditions, constitutive … http:/ …
A faire lire !
Surtout lorsqu’on constate que Benoît HAMON continue d’utiliser l’expression  » l’égalité réelle » ET à l’opposer à « l’égalité formelle »
Sans compter les expressions et les concepts comme: « Justice sociale », « développement durable » etc ..
Tout ça me fait penser aux régimes communistes qui s’appelaient « démocratie populaire ».
Méfiance lorsqu’on ajoute un adjectif aux mots « liberté », « justice », « démocratie » etc….
Pfff ! Les libéraux se réfèrent à de vieux intellectuels démodés pour défendre l’indéfendable : la cupidité, l’égoïsme et les inégalités sociales. Mais bon, en même temps, ceci reflète bien ce qu’ils sont !
Marx, ce jeune à la mode…
Hu hu hu.
C’est vrai que ce commentaire de « Vive Marx! » est plutôt hilarant. D’abord parce que Tocqueville est contemporain de Marx. Ensuite parce qu’aucune prévision de Marx ne s’est jamais réalisée dans la réalité tandis que toutes celles de Tocqueville se sont révélées exactes.
Exact ! Dans une page de la démocratie en Amérique, Tocqueville annonce plus ou moins la guerre froide par exemple.
Et aussi les attentats du 11 septembre, les 11% de Mélenchon aux présidentielles 2012, la séparation de Johnny Depp et Vanessa Paradis et le score final de la seconde guerre mondiale. Les auteurs libéraux, c’est un peu Paul le Poulpe en plus clairvoyants! 😉
Plus ou moins ? Je dirais plutôt carrément ! Tocqueville dit : « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but: ce sont les Russes et les Anglo-Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver; mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne. L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes: aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec le soc du laboureur, celles du Russe avec l’épée du soldat. Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus. Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté; l’autre, la servitude. Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »
Pfff ! Les communistes se réfèrent toujours à de pauvres caricatures de libéraux pour défendre leurs actes et désirs indéfendables : le vol, l’esclavagisme et l’abrutissement social. Mais bon, en même temps, ceci reflète bien ce qu’ils sont !
Les socialistes sont autant fascinés par l’argent que les fondamentalistes religieux par le sexe, et leur égoïsme se mesure au nombre de privilège qu’ils réclament et instaurent. Démodé ou non, l’égalité des droits est la seule à reconnaitre la valeur de chacun.
« défendre l’indéfendable : la cupidité, l’égoïsme et les inégalités sociales. »
Définition exacte du mot fonctionnaire.
@ViveMarx! Bravo ! Vous êtes très drôle. Vous êtes le chien de Pavlov du débat politique, un mot déclencheur et vous bavez partout.
Je suis cupide, égoïste et je me fous des inégalités, qu’allez vous faire ? m’envoyer crever en Sibérie en vous accaparant de mes biens ? Il faudra d’abord passer par le fer de mon fusil et je vous mettrai une balle dans votre sale crâne de socialiste. Allez brûler en enfer sale rouge misérable qui survit lamentablement dans la jalousie de gens méritant qui vous sont supérieurs en un nombre infinis de point. Sale raté !
Bel article même si dans les faits je crains que 1793 ne soit déjà inscrit dans 1789. Le cas de la DDHC en est un bel exemple. Votée dans l’enthousiasme par la constituante qui la viola avec le même enthousiasme par la suite. Elle fut adoptée le 26 août 1789, le 2 novembre de cette même année l’assemblée vota la nationalisation des biens du clergé (atteinte au droit de propriété) et en août 1790 ce fut la constitution civile du clergé (atteinte à la liberté de religion).
Vous avez sans aucun doute raison sur la constitution civile du clergé, mais les biens du clergé dérivent, au moins en partie, de l’imposition par la dîme. Or il me semble qu’un bien payé par l’impôt et n’ayant pas été revendu est propriété de la nation. De plus, en l’absence de séparation de l’Eglise et de l’Etat dans l’Ancien Régime, on pourrait défendre qu’ils appartenaient de facto à une branche de l’Etat avant la Révolution.
La dîme n’était pas un impôt pour l’État d’une part et d’autre part une des grandes ressources de l’Église provenait de dons et d’héritages. Partant de là il était possible de supprimer la dîme (encore que cela aurait nuit aux services rendus par l’Église: écoles, hôpitaux, etc) mais la nationalisation relevait du vol pure et simple. Rassurez vous notre gouvernement actuel va faire de même avec le bon peuple.
concernant la nationalisation des biens de l’eglise, sous la revolution, vous oubliez une partie de l’equation: en contrepartie, les hommes d’eglise devaient recevoir un traitement de fonctionnaire.
en 1789, l’eglise avait amassée 10% des biens du pays, et etait pratiquement exemptée d’impot, comme les aristocrates.
le premier pilier de la democratie est la libertè d’expression sous toutes ses formes, droit de vote inclu. la garantie de ce 1er pilier, c’est le 2e, le droit de vote avec les pieds. la garantie de ce 2e, c’est le 3e, le droit posseder une arme, comme tout homme libre doit l’avoir.
@alf
Il y a bien longtemps que l’Europe a dépassé le stade de la liberté façon Far West.
Tout juste. Elle à même régressé depuis. Il est dommage qu’on ne soit pas allés vers plus de liberté et de justice et qu’au contraire on s’enfonce de plus en plus dans l’étatisme et le socialisme.
A mettre dans toutes les têtes !!!
Je reste éberlué devant la lucidité de Tocqueville et Bastiat – et, ce que les libéraux savent moins, le pape Léon XIII, qui dénonça à peu près la même chose 50 ans plus tard, vers la fin du 19e siècle.
Ce qui m’amène au christianisme, puisque d’une part il est question de droit naturel, et que d’autre part il est difficile de ne pas y voir la cause principale du changement évoqué par Tocqueville (« C’est la relation de maître à serviteur qui prédomine »). Car s’il y a un message qui revient dans les Évangiles, c’est qu’il faut servir son prochain (« les derniers seront les premiers », Jésus lavant les pieds des apôtres…).
Et s’il y a une influence philosophico-culturelle qui a présidé à la fondation des États-Unis, c’est le christianisme.
Quant aux dangers de la démocratie justement identifiés par Tocqueville, c’est un libéral contemporain qui les a le mieux compris, à mon sens. J-F Revel soutenait que la démocratie ne garantit pas les meilleurs décisions, mais ce qu’on peut espérer de mieux: L’abandon le plus rapide des mauvaises. En effet un despote peut s’isoler des réalités et donc ignorer les conséquences de ses erreurs; mais pas le peuple.
Ce qui me ramène à mon dada, la démocratie directe. Les blocages de notre démocratie purement parlementaire tiennent non à l’opinion publique, mais à ce que la représentation est tenue en respect par plusieurs féodalités.
Avec la démocratie directe, tous les effets de cliquet sauteraient.
C’est bien pourquoi notre oligarchie n’en veut pas !