Almudena Grandes : la mémoire du franquisme et de l’Espagne

« Le Cœur glacé » et « Inès et la joie », ces grandes fresques d’Almudena Grandes, réalistes et fourmillantes de personnages et d’actions, sont une formidable, efficace et nuancée initiation aux strates humaines et idéologiques de la mémoire espagnole.

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Almudena Grandes : la mémoire du franquisme et de l’Espagne

Publié le 25 juin 2012
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Le Cœur glacé et Inès et la joie, ces grandes fresques d’Almudena Grandes, réalistes et fourmillantes de personnages et d’actions, sont une formidable, efficace et nuancée initiation aux strates humaines et idéologiques de la mémoire espagnole.

Par Thierry Guinhut.

« L’Histoire immortelle accomplit des choses étranges en croisant la trajectoire de l’amour des corps mortels ». Cette phrase d’Inès et la joie (p 493) pourrait servir d’exergue au projet romanesque surhumain d’Almudena Grandes.

Best-seller en Espagne, Le Cœur glacé a su réchauffer la mémoire de la péninsule entière. Mais au contraire de tant de best-sellers produits à la chaîne, il n’enfile pas des clichés au kilomètre et son écriture est aussi évocatrice que précise. On comprend que le lecteur espagnol s’y soit retrouvé : la cuisine, les paysages et les villes, la culture et l’histoire de son pays sont ici magistralement mis en scène. Mieux, c’est un passé récent, douloureux et intriguant qui est ici interrogé à travers deux familles, leurs parents et descendants, de plus des deux côtés des Pyrénées.

Alvaro, assistant à l’enterrement de son grand-père Julio Carrion, aperçoit une jeune et belle inconnue. Intrigué, il la rencontrera pour apprendre qu’elle fut la dernière maîtresse de cet homme de pouvoir de plus de quatre-vingts ans. Elle vient de France où se sont réfugiés ses ancêtres républicains après la guerre civile. Peu à peu, l’on apprend que le prestigieux homme d’affaires Julio Carrion cache un lourd secret : il a en effet appartenu à la « Divizion azul », donc aux troupes d’élite franquistes. Voilà une famille où l’on est capable de livrer l’un de ses membres aux phalangistes… Alvaro, irrésistiblement fasciné par la dangereuse donzelle, trompera-t-il son épouse irréprochable et aimée ; mais surtout -enjeu bien plus considérable à l’échelle de l’Espagne entière- réaliseront-il, en apprenant  ces histoires qui rendent « le cœur glacé », la réconciliation des mémoires antagonistes ? Le cœur de Julio Carrion a bel et bien lâché devant la menace de la révélation de son passé.

C’est à la fois en miroir et en complément chronologique qu’Amudena Grandes (née en 1960) nous livre un volume, tout aussi ambitieux et roboratif, Inés et la joie. Elle initie par là un immense panorama qui devrait compter six volumes, dont le second vient de paraître en Espagne (Le Lecteur de Jules Verne), décidée à embrasser un quart de siècle d’histoire, depuis 1939 jusqu’en 1964. L’oppression du franquisme, les convulsions de la résistance, l’Espagne National-Catholique, la terreur et l’émigration économique, tout devrait revivre en ce projet balzacien, ce en quoi elle est guidée par le patronage de son grand ainé, l’écrivain Pérez Galdos (1843-1920) qui brossa de larges fresques familiales et sociales, réunies sous le titre des Épisodes nationaux qui comptent 46 volumes.

S’appuyant sur un épisode historique très peu connu, l’auteure tisse les liens romanesques d’une épopée où l’amour et la guerre sont inséparables. Inés, jeune républicaine frustrée, flanquée d’un frère phalangiste, entend en 1944 parler sur la clandestine « radio pirenaica » d’une opération de reconquête par des résistants communistes venus de la France libre. Nantie de cinq kilos de gâteaux (des rosquillas), elle part rejoindre l’enclave pyrénéenne du Val d’Aran où elle vivra, au sein de « cette effarante et donquichottesque prouesse », de turbulentes aventures, dont celle de l’amour. Quoique dans le cadre apparent d’un roman historique, Almudena Grandes maîtrise alors l’art de la fiction guerrière, politique et sentimentale avec brio. Bien sûr la tentative des guérilleros ne sera qu’un bref succès. À la mise en scène des amours avérées de Dolores Ibarruri (la Pasionaria) pour Francisco Anton, s’ajoute l’invention de celles d’Inès et de Galan, la femme nourricière et le guerrier, ces figures complémentaires et bien traditionnelles, quoique la jeune femme soit loin d’être dépourvue d’intelligence politique. L’exaltation du courage et de la générosité n’est pas la moindre vertu de ce roman aussi touffu que fluide.

Ces grandes fresques réalistes et fourmillantes de personnages et d’actions sont une formidable, efficace et nuancée initiation aux strates humaines et idéologiques de la mémoire espagnole. Cependant cette lutte contre le franquisme par les Républicains, si elle n’est pas tout à fait manichéenne, a quelque chose d’une béatification laïque du communisme, plus que discutable. Même si Almudena Grandes n’est pas tout à fait naïve lorsqu’elle qualifie la Pasionaria et son « immaculée candeur de Vierge Marie du prolétariat international à l’abri de toutes les éclaboussures de toutes les flaques souillées de ce monde ». L’ironie est-elle assez caustique ? Oublierait-t-elle que le communisme, s’il avait remplacé l’infamie franquiste, aurait été invariablement une autre infamie, voire pire ?

Voilà des romans feuilletonesques, aux personnages attachants et saisissants, quoique héroïsés de manière un brin trop idéalisée et sculpturale, parfois un peu alourdis par la monotonie du récit didactique. La dimension romanesque, voire presque invraisemblable, s’appuie sur un impressionnant travail de documentation, ajoutant ainsi la fiction vivante à une réalité disparue. Un souffle narratif et épique à la Dumas anime la décidément irremplaçable romancière, d’ailleurs saluée par Mario Vargas Llosa.

Saga familiale documentée aux personnages nombreux et parfaitement individualisés, dramaturgie judicieusement ordonnée, analyses psychologiques sans lourdeurs, à tout cela s’ajoutent des formules parfois élégantes et riches de sens pour un roman qui, s’il n’est guère novateur et n’est en rien le défricheur de ce genre de thématiques, est prodigieusement efficace. Reste que le talent d’Almudena Grandes n’est pas sans surprise : il faut se souvenir qu’elle défraya la chronique en 1989, en pleine movida, balayant l’ex pudibonderie catholique et franquiste, en publiant Les Vies de Loulou, récit de l’initiation aux fantasmes et à la vie érotique, jusqu’aux désirs les plus dangereux. Collant aux développements et à l’histoire des générations espagnoles, il est presque miraculeux que cette grande dame des lettres sache si bien mettre ses talents au service de romans emblématiques de notre histoire et de nos mœurs.

— Almudena Grandes : Le Cœur glacé, traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Inés et la joie, traduit par Serge Mestre, JC Lattès, 1080 p, 25 €, 2008, 768 p, 23,90 €, 2012.

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  • Bravo Lucillo, comme d’habitude. Thierry Guinhut, votre talent de critique ne devrait jamais oublier la « lutte des classes », que nos adversaires n’oublient,eux, jamais. Etant admirateur de Pio Moa, écrivain qualifié de  » révisionniste » par la gauche espagnole,je me dois de rappeler que la lutte pour une Histoire dégagée de ses scories marxistes passe par le refus d’accepter toute compromission, dont la critique louangeuse d’un roman. L’énorme majorité de nos concitoyens n’ont de (mé)connaissance historique que par les oeuvres de fiction qui ont modelé et orienté l’imaginaire collectif: l’oublier en consacrant un article positif à l’une de ces oeuvres de fiction renforce la Bête. Je serai donc ravi de lire, cher Thierry, un éloge littéraire consacré une prochaine fois à un roman « libéral ».
    Cordialement vôtre,
    RLH

  • En août 1936, les « républicains » espagnols commencent la Terreur Rouge : tous les symboles du catholicisme sont systématiquement visés.
    Pendant la Guerre Civile espagnole (1936-1939), il y a eu des exactions des deux côtés, mais la Terreur Rouge du camp « républicain » a été pratiquement passée sous silence en France.
    Pourtant le génocide du clergé catholique par les différentes factions anarchistes, communistes et socialistes est une monstruosité.
    D’après l’historien Guy Hermet, « le massacre des prêtres espagnols représente la plus grande hécatombe anticléricale avec celles de la France révolutionnaire ».
    Eglises incendiées, vandalisées, prêtres brûlés vifs, castration et éviscération de curés, tout y passe !
    La purge catholique par les groupes « républicains » est systématique en cette année 1936: les historiens s’accordent sur le chiffre sur 55.000 morts pour les seules persécutions religieuses (sans compter les meurtres de laïcs ou d’assassinats politiques de nationalistes).
    La vision « officielle » en France est une vision manichéenne des événements avec d’un coté les bons « républicains » et de l’autre les méchants nationalistes.

  • à lire: Ma guerre d’Espagne : Brigades internationales : la fin d’un mythe de Jean-Jacques Marie (Postface), Sygmund Stein (Auteur), Marina Alexeeva-Antipov.
    ansi que Le Temps de Franco de Michel Del Castillo
    plusieurs historiens intéressants sur franco: Brian Crozier, Antony Beevor , Bartolomé Bennassar, Gerald Brenan, Philippe Nourry et Stanley Payne.

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