La Suisse s’offre un procès politique

En s’attaquant ouvertement – et avec raison – au Président de la Banque Nationale Suisse, Christoph Blocher s’est fait de puissants ennemis

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La Suisse s’offre un procès politique

Publié le 29 mars 2012
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En s’attaquant ouvertement – et avec raison – au président de la Banque Nationale Suisse, Christoph Blocher s’est fait de puissants ennemis. Aujourd’hui, ils sortent du bois, pensant disposer d’un levier permettant d’envoyer pour de bon le tribun helvétique en prison.

Par Stéphane Montabert, depuis Renens, Suisse.

Tiennent-ils enfin un moyen de faire taire leur bête noire ? Ce n’est pas sûr.

« Du délit d’initié à la chasse aux sorcières », écrivais-je il y a quelques mois en publiant un billet relatant l’affaire Hildebrand. Je pensais naïvement que le dossier s’était conclu avec le départ du président de la BNS Philipp Hildebrand, démasqué dans une affaire de spéculation sur le marché monétaire totalement indigne de sa fonction. Les révélations s’étaient succédées petit à petit, rendant les mensonges du banquier intenables et l’acculant finalement à la démission (qu’on se rassure pour lui, il ne finira pas sous un pont).

Revenons sur le déroulement chronologique de l’affaire:

  1. Reto T., informaticien de la banque Sarasin, détecte des opérations sur devises sur le compte du président de la BNS. Il est si scandalisé par ce qu’il voit qu’il décide de prendre des photos de ces opérations avec son téléphone portable.
  2. Les extraits bancaires sont transmis à l’avocat et député thurgovien Hermann Lei. Voyant le côté explosif du scandale, il décide en toute discrétion de faire remonter l’affaire au gouvernement. Il s’adresse à Christoph Blocher, élu au Conseil National, comme intermédiaire.
  3. Christoph Blocher informe Micheline Calmy-Rey, alors présidente de la Confédération, des transactions suspectes menées par le couple Hildebrand. Pas de réaction.
  4. L’affaire est portée devant les médias. La polémique s’emballe. D’un côté, les noms des informateurs (Reto T., Herman Lei et Christoph Blocher) sont livrés à la presse où ils sont dénoncés comme des « agresseurs » contre la Banque Nationale Suisse et sa politique ; mais de l’autre, la polémique sur son président ne désenfle pas. Même si tout un chacun insiste lourdement sur la « légalité » des opérations au vu de la règlementation lacunaire de la BNS, le manque d’éthique et la perte de crédibilité de Philipp Hildebrand l’amènent à jeter l’éponge. L’affaire s’arrête là – même si le directeur n’est pas le seul en cause !

Déjà à l’époque, j’avais noté que la colère des médias et de certains membres de la classe politique semblait bien plus dirigée vers le messager Christoph Blocher que contre les autres protagonistes de l’affaire, y compris le banquier central indélicat. L’étape suivante de la chasse au sorcière a été franchie avec l’implication de la justice zurichoise. Le conseiller national a été formellement inculpé lundi dernier pour « violation du secret bancaire ». Cette notification a été suivie le lendemain de deux perquisitions, l’une au domicile de M. Blocher sur les hauts de Herrliberg, l’autre au siège d’une de ses sociétés, Robinvest, à Männedorf (ZH).

Le politicien se défend en invoquant l’immunité parlementaire. Les éditorialistes et les commentateurs anti-Blocher s’en donnent à cœur-joie. On discutaille de l’éventuelle immunité, on se réjouit que les documents saisis permettent éventuellement de trouver d’autres moyens de jeter M. Blocher en prison… Ils ont senti l’odeur du sang et cachent mal leur désir de se débarrasser de lui.

Mais que lui reproche-t-on au juste ? D’après l’ancien procureur Peter Cosandey :

La Loi sur les banques prévoit jusqu’à trois ans de privation de liberté et des peines pécuniaires pour qui viole le secret bancaire. Elle s’applique en premier lieu au « dépositaire du secret », soit dans le cas présent à l’ex-informaticien de la Banque Sarasin. Ceux qui aident le dépositaire peuvent néanmoins être poursuivis en vertu des articles 24 et 25 du code pénal. L’article 47 de la loi fédérale sur les banques prévoit aussi la possibilité de punir celui qui « incite autrui à violer le secret professionnel ». Une disposition qui vaut également si cette incitation reste sans résultat.

M. Blocher a-t-il trahi le secret bancaire ? Alors même que le premier parti de Suisse défend bec et ongle ce qu’il en reste, l’idée semble cocasse. Mais elle ne résiste pas à l’analyse. Seul l’employé de la banque Sarasin, avec l’accès aux données, a pu se rendre coupable d’un tel crime. Quant à l’unique alternative impliquant directement Christoph Blocher – l’idée qu’il ait pu être le commanditaire de ce vol – elle ne tient pas debout. Aucune information ne fait état de relations entre M. Blocher et Reto T. avant l’affaire. Et si tel était le cas, pourquoi s’embarrasser d’Hermann Lei comme intermédiaire ?

Peut-être le ministère public est-il parti à la pêche à ce genre de preuve en perquisitionnant chez l’élu zurichois ? La perquisition étant l’équivalent légal du cambriolage, la brutalité de ces violations de domicile pour rechercher des traces de simples conversations datant de plus de trois mois fait hausser quelques sourcils. Quand même Christian Levrat, président du Parti Socialiste suisse, admet que « [M.] Blocher a agi correctement, en rapportant au Conseil fédéral, respectivement à la présidente de la Confédération, les informations sur les opérations en devises menées en privé par Hildebrand », on ne peut guère dire que les faits reprochés à M. Blocher fassent l’unanimité.

Une fois mis dans la confidence d’un risque de délit d’initié de la part du président même de la BNS, Christoph Blocher s’est retrouvé dans une situation impossible. Soit il taisait l’affaire et devenait complice, soit il la remontait aux autorités compétentes (enfin, façon de parler) mais s’exposait alors à des mesures de rétorsion si son nom était révélé au public. Évidemment, il choisit vaillamment la seconde solution et évidemment aussi, quelques fuites soigneusement organisées eurent tôt fait de le désigner comme informateur. Les médias et les autorités sont étonnamment peu curieux sur cet aspect de l’affaire.

L’acharnement judiciaire à l’encontre de Christoph Blocher ne semble pas loin. Plusieurs pistes plaident en ce sens. Bien qu’on l’ait cru un moment, l’homme politique mis en examen lundi dernier ne savait pas qu’il ferait l’objet d’une perquisition le lendemain. Mais alors, qui a donc mis au courant les journalistes de 10 vor 10, le journal du soir de la télévision alémanique, de perquisitions chez lui avant même qu’elles n’aient lieu ?

Il y a pire. Vendredi, l’un des deux Procureurs Généraux de Zürich s’est un peu trop lâché dans un bar :

Depuis la table d’à côté, vendredi dernier au Horse Pub de Bülach (ZH), des témoins n’ont pas perdu une bribe des propos tenus derrière une bière par Martin Bürgisser (PRD). Normal, il s’agit d’un des deux procureurs généraux de Zurich et il s’exprime sur l’affaire qui est dans tous les esprits : les perquisitions menées le mardi précédent chez Christoph Blocher et la question épineuse de son immunité parlementaire.

L’un des témoins aurait fait aussitôt un rapport circonstancié de la scène à Christoph Mörgeli (UDC, ZH). Ni une ni deux, l’élu UDC zurichois a diffusé partout une lettre recommandée adressée au procureur Bürgisser. Il y dénonce une violation du secret de fonction pour avoir dit à ses amis sportifs – et aux autres clients du pub – que la levée de l’immunité parlementaire de Christoph Blocher allait être demandée avant mercredi.

[Le procureur bavard] aurait affirmé que si l’ex-conseiller fédéral devait tomber dans cette affaire, ce serait la ruine de l’UDC et que, du coup, c’en serait fini aussi, « enfin », pour Christoph Mörgeli.

Mis en cause, le procureur zurichois Martin Bürgisser a nié le viol du secret de fonction, minimisé l’affaire, et démenti le moindre propos désobligeant à l’encontre de MM. Mörgeli et Blocher et de l’UDC. Malheureusement pour lui, le témoin de la scène n’est pas le premier venu –  nul autre que le député UDC au Grand Conseil zurichois Claudio Schmid ! – et son compte-rendu de la discussion entre M. Bürgisser et ses amis a été corroboré par un deuxième témoin…

Depuis, Martin Bürgisser avoue avoir « manqué de la sensibilité nécessaire » en abordant l’affaire dans un bar – façon peu élégante de dire qu’il regrette seulement de s’être fait attraper.

À peine constituée, la commission de l’immunité devra faire face à un dossier épineux. M. Blocher a-t-il agi dans le cadre de son travail de parlementaire ? Était-il couvert au moment des faits ? Ces questions ne trouveront leur réponse que dans quelques mois. La temporisation sera bienvenue face à une justice zurichoise brûlant les étapes et soudainement prise de frénésie :

Après la perquisition, Christoph Blocher a immédiatement fait valoir son immunité parlementaire, bloquant la procédure. Toutes les pièces saisies sont sous scellés, donc inutilisables tant que la question de l’immunité n’est pas tranchée par le Parlement. Est-ce une erreur du procureur de ne s’être pas préoccupé de ce statut plus tôt ? Beaucoup le pensent. Avocat et conseiller national UDC, Yves Nidegger se pose ainsi la question de « l’ordre dans lequel les choses ont été faites ». Pour lui, le ministère public a mis la « charrue avec les bœufs », avec pour résultat de ne pas pouvoir utiliser le matériel saisi.

Sur les ondes de la RTS La 1ère, l’avocat genevois Marc Henzelin s’est aussi dit « étonné que le ministère public zurichois n’ait pas pris plus de précaution avant » ! Il y voit un problème de procédure, mais aussi de proportionnalité. « Nous n’avons pas affaire à un crime mais à un délit qui concerne une présumée complicité dans la fuite de certains documents, estime-t-il. La démesure entre l’acte soupçonné et l’intrusion qu’est une perquisition est assez choquante. »

Le fait que la cible de toutes ces attentions s’appelle Christoph Blocher ne peut être qu’une coïncidence, bien entendu.

On a coutume de dire qu’il y a une justice pour les puissants et une autre pour le commun des mortels ; mais en Suisse, l’UDC semble elle aussi avoir droit à sa justice d’exception.

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