Claude-Joseph Bonnet : de la fabrique de soie à l’usine-couvent

Formé chez les canuts de Lyon, cet entrepreneur va créer une usine-couvent.

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Maison de canut, XIXème siècle, domaine public, wikimedia commons

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Claude-Joseph Bonnet : de la fabrique de soie à l’usine-couvent

Publié le 14 février 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau

Buste de C-J Bonnet- Wikimedia commons.
Buste de Bonnet-Wikimedia commons.

Selon un historien, Claude-Joseph Bonnet (Jujurieux, Ain, 18 février 1786 – Lyon, 12 octobre 1867), par sa longue carrière « a appartenu successivement à la génération des fondateurs d’affaires, ceux du début du siècle, aussi sévères pour les autres que pour eux-mêmes absorbés par leurs entreprises et durs pour l’ouvrier, puis à ce qu’on a appelé la « deuxième génération » celle de la maturité, à l’esprit plus ouvert et plus généreux, plus soucieuse de ses responsabilités dans le domaine social »1. Ce soyeux lyonnais, comme tant d’autres entrepreneurs du XIXe siècle, s’est efforcé de résoudre la question sociale à sa façon : il a contribué à populariser le modèle de l’usine pensionnat avec son établissement de Jujurieux dans l’Ain.

Mon bonheur est attaché à la prospérité de mon commerce

Il naît dans l’Ain, aux environs d’Ambérieu et de Pont d’Ain. Son père était un commissaire en droits seigneuriaux et un petit propriétaire terrien qui avait la charge de sept enfants. Aussi, Claude-Joseph qui est le cadet ne bénéficie pas des études qui vont permettre à ses frères de faire carrière dans le droit et la santé. La Révolution a de surcroît désorganisé l’enseignement. Un précepteur, un ancien capucin, détecte en lui des aptitudes pour le commerce.

Adolescent, il est donc envoyé à Lyon et suit le cursus traditionnel de formation sur le tas du monde de la soierie. Il commence un apprentissage chez un tisseur (appelé canut à Lyon) puis devient commis chez un fabricant. Il supporte mal d’être sous l’autorité d’autrui et songe à se faire canut mais il écarte la tentation : il ne veut pas être ouvrier mais fabricant. Enfin en 1810, il loue un local et crée son entreprise grâce à un prêt de son parrain et la caution financière de son père. Il écrit à son père alors qu’il vient de fonder sa maison : « Je me priverais plutôt de tout, je supporterais plus aisément les travaux les plus rudes et les plus assujettissants que l’idée de devoir ma perte à de vains plaisirs. » Ce programme arrêté, il devait y rester fidèle toute son existence.

Comme il s’est permis de rendre quelques visites à sa fiancée en pension à Belley, il apprend que sa future belle-mère a ébruité la chose. Il fait son mea culpa dans une lettre à son père le 28 février 1813 : « aller perdre mon temps sans nécessité, abandonner mes affaires qui demandent tous mes soins, négliger mes travaux, l’unique ressource que j’aie, que deviendrais-je si par ma faute, je m’exposais à déduire mon commerce… est-ce ainsi que je prouverai à Mlle Framinet que je lui suis attaché… son bonheur aussi bien que le mien n’est-il pas attaché à la prospérité de mon commerce » Le voici tout penaud d’avoir été victime de « l’amour ce honteux tyran ». Austère dans la pauvreté, il devait le rester dans la prospérité. Membre de la confrérie du Saint-Sacrement de Saint-Polycarpe, la modestie de son train de vie est à l’image de ses fortes convictions religieuses.

L’usine couvent de Jujurieux

« Qu’est-ce qu’un marchand-fabricant, au sens péjoratif du terme ? C’est un négociant qui réussit parce qu’il est rompu à toutes les astuces du commerce mais refuse la machine nouvelle, produit des articles traditionnels et cherche à réaliser rapidement des bénéfices pour se retirer ensuite des affaires. »2 Bonnet aurait pu être de ceux-là. Le destin va en décider autrement.

Achetant directement soies grèges et cocons dans le midi, il est en partie son propre marchand de soie, supprimant ainsi un intermédiaire et cumulant les profits des deux activités. En 1830, il est au premier rang de la Fabrique. Il pourrait se retirer dans son pays natal. Il y songe. Mais il perd coup sur coup son père puis sa femme. C’est alors qu’il va se transformer en manufacturier. Certains historiens ont vu dans cette décision le contrecoup des révoltes des canuts de 1831 et 1834, la peur des mouvements sociaux.

Maison de canut, XIXème siècle, domaine public, wikimedia commons
Maison de canut, XIXème siècle, domaine public, wikimedia commons

 

Après tout en 1831, refusant le tarif que souhaitent imposer les ouvriers, il est pendu en effigie dans une rue de la Croix-Rousse. En mai 1848, après la chute de la monarchie de Juillet et dans les débuts de la Seconde république, les ouvriers vont de nouveau manifester leur mécontentement face à la concurrence déloyale à leurs yeux d’établissements religieux comme celui fondé dans l’Ain par Bonnet : « Ce monsieur a peur que l’on mette le feu à sa fabrique. Il dit qu’il ne fera plus travailler à la campagne et qu’il ramènera sa fabrique en ville. On compte sur sa bonne foi ; or, il a fait charger une voiture de métiers à tisser qui allait à Jujurieux. Les ouvriers et les Voraces s’en sont aperçus ; ils ont arrêté la voiture et brûlé les métiers. » La rancune des ouvriers lyonnais devait être tenace. En 1866, une affiche collée sur les murs de la Croix-Rousse et arrachée par la police se termine ainsi : « Je cite le plus grand scélérat qui a monté le premier les métiers en campagne, Monsieur Bonnet, sans oublier Monsieur Bréband et Salomon, je ne cite que ces deux coquins aujourd’hui, il y en a une trentaine sur la place de Lyon ».

Mais la réalité paraît plus complexe. Il s’agissait en maîtrisant tout le processus de fabrication dans une usine de mieux protéger les secrets de fabrication tout en luttant contre les vols de soie, appelés piquage d’once, une des plaies de la Fabrique. Il ne va délocaliser, et encore partiellement, le tissage qu’après 1848 : il continue donc d’utiliser les compétences des canuts lyonnais. Quoi qu’il en soit, il réunit sous son contrôle toutes les opérations de la soie (filature, moulinage, dévidage, tissage) à l’exception de la teinture et donne à son entreprise un rayonnement immense. Un Parisien constate en 1855 : « Son nom aujourd’hui est européen, en Amérique, il est inséparable de ses produits. » Il fournit les grands magasins parisiens qui se sont développés sous le Second Empire : les Grands Magasins du Louvre, le Printemps, le Bon Marché. La soierie lyonnaise est une activité d’exportation : il a d’abord travaillé pour l’Allemagne, les pays de l’Europe centrale et la Russie puis surtout pour l’Angleterre, grand pôle de la redistribution au niveau mondial.

Louis-Joseph Bonnet réalise ainsi à Jujurieux, sa ville natale dans l’Ain, le « pensionnat industriel » ou « l’usine couvent » et qui va servir de modèle à de nombreux établissements comparables dans le sud-est, notamment ceux créés par les fabricants de rubans stéphanois en Haute-Loire.

Etablissements Bonnet à Jujurieux-Wikimedia Commons.
Etablissements Bonnet à Jujurieux-Wikimedia Commons.

 

Louis Reybaud évoque en 1859 « ces vastes salles… dans lesquelles tout s’agite, tout marche sans le secours des bras »3 Les ouvrières sont encadrées par des sœurs de Saint-Joseph qui « règlent les détails de la dépense ». On n’y admet que des jeunes filles entre 13 et 15 ans ou des veuves sans enfants. Les ouvrières ne peuvent sortir sans être accompagnées d’une sœur, la promenade se fait également sous la conduite des sœurs, et une chapelle, installée dans l’établissement et bénie par l’évêque de Belley, les dispense de fréquenter l’église paroissiale et donc de faire des rencontres indésirables. « Le temps se partage entre le travail et les exercices de piété »4 Les ouvrières viennent des régions montagneuses du Bugey, de la Savoie, de l’Auvergne et du Forez car « l’ouvrière des montagnes est en général plus résignée, plus docile, moins exigeante que celle des plaines. »5 Nourries, logées, entretenues, les ouvrières ne touchent pas un salaire mais un gage fixe.

« Les cultivateurs du voisinage, les gens de métier prennent volontiers leurs femmes dans la manufacture ; outre la dot, il y a là un brevet d’aptitude et de vertu. » L’établissement vit presque en autarcie : le pain est fait dans l’établissement, le lait est fourni par les vaches nourries avec le fourrage des propriétés de Bonnet, le vin est fourni également par ses vignes. Les conditions de logement et de nourriture sont bien meilleures que dans la plupart des usines de l’époque.

L’abbé Meyzonnier, aumônier d’un l’établissement industriel près de Montélimar écrit à Louis Reybaud le 4 mars 1858 : « L’immense influence dont dispose la femme, personne ne l’ignore. C’est donc sur elle que doit se reporter spécialement l’attention de l’homme qui veut sérieusement moraliser… La religion seule a le secret d’une régénération sociale… Ils l’ont compris, ces hommes qui n’ont pas craint de l’appeler dans leurs ateliers. Ils ont senti que c’était par la femme qu’il fallait commencer, que c’était par elle qu’il fallait combattre le socialisme et ses exécrables doctrines. »6.

Mais si les moralistes chrétiens se félicitent de cette atmosphère familiale, de l’encouragement à l’épargne et de la moralité imposée aux jeunes filles, le ton va se faire de plus en plus critique au fil du temps. « C’est la discipline conventuelle dans toute sa rigueur. 400 jeunes ouvrières sont là enfermées, et ne peuvent sortir que le dimanche toutes les 6 semaines, encore si elles ont de la famille. À bien dire, la manufacture de M. Bonnet est un couvent, où les jeunes filles travaillent quelques années pour amasser une petite dot, et uniquement en vue d’en sortir. C’est une bonne, une excellente œuvre : ce n’est pas une organisation fondée sur les règles normales du travail. » Léo Quesnel ajoute : « Il faudrait cependant être bien ignorant de la nature humaine pour ne pas comprendre que la réclusion est loin de faire le bonheur des ouvrières »7. L’usine cloître devait être assimilée par les plus critiques à une maison de redressement.

Faire bien en faisant le bien

Bonnet avait inscrit au fronton de son usine : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu, le reste vous sera donné par surcroît. » L’établissement était placé sous la protection de la Vierge dont la statue trônait dans l’usine. Il avait été marqué dans son enfance par sa mère très pieuse qui avait écrit dans son testament : « N’oubliez jamais que vous tenez tout de Dieu et que vous devez retourner à lui, priez-le de vous faire la grâce de vous bien conduire, ayez le présent dans toutes vos actions. » Honnêteté et moralité commerciales étaient les fondements de la fabrique lyonnaise. L’usine vise non seulement à élever les jeunes filles dans les bons principes du catholicisme mais également à favoriser le prosélytisme : des abjurations de protestantes se déroulent dans la chapelle de l’établissement.

Il écrit le 17 juillet 1865 à son fils Victor : « Il est bon de travailler toujours à se faire une bonne réputation, à captiver la confiance, chose si importante à une maison qui fait le commerce, c’est de plus très satisfaisant. » Il ajoute dans une lettre quelques mois plus tard : « Il faut savoir mener l’eau à son moulin. Les uns réussissent là ou d’autres succombent, en faisant le même commerce. »

Il a résumé son programme en quelques mots : « Faire bien en faisant le bien ». Il s’est voulu le bienfaiteur de son pays natal. Il transforme une pauvre bourgade de vignerons en petite ville prospère. Il sait récompenser ses chefs de service et les « employés méritants » en fin d’année. Il institue parmi les ouvrières de Jujurieux puis parmi les chefs d’ateliers de Lyon un système de primes à la qualité des travaux. « Rusé et philanthrope » a dit un historien. Dans son testament, on peut lire : « Je tiens à donner à ma fabrique de Jujurieux une position donnant des garanties de stabilité, convaincu que je suis qu’elle peut faire beaucoup de bien… »

En revanche, Bonnet s’est peu intéressé aux questions politique, à l’exception d’une candidature comme député en 1846. Réservé à l’égard des divers régimes qui se succèdent, il est néanmoins fait chevalier de la légion d’honneur en 1844 puis officier en 1867.

En 1867, la maison Bonnet, avec son chiffre d’affaires de 15 millions de francs, occupe le premier rang dans l’étoffe uni, spécialisée dans le noir.

À sa mort, il fait travailler 1200 personnes à Lyon, avant tout des tisseurs et des dévideuses et 1400 à Jujurieux, dont plus de 500 ouvrières pensionnaires et le reste travaillant à domicile. Vingt ans après sa mort, un monument avec un buste est installé dans l’usine. Son petit-fils Cyrille Cottin lui succède sous la raison Les Petits-fils de Cl.-J. Bonnet, et devait maintenir l’héritage moral de son grand-père. L’entreprise devait être dirigée par la famille Cottin jusqu’en 1983.

Sources :

*Bernadette Angleraud, Catherine Pellissier, Les dynasties lyonnaises des Morins-Pons aux Mérieux, du XIXe siècle à nos jours, Perrin 2003, 830 p.

*Henri Pansu, La psychologie d’un homme d’affaires  lyonnais  dans les deux premiers tiers du XIXème siècle : Claude-Joseph Bonnet  in Actes du 89e Congrès national des sociétés savantes, Lyon 1964, t. 2, vol 1, p. 265-275

*Julien Turgan, Les grandes usines, t. VII, 1870, « Établissement Bonnet à Jujurieux, Ain », p. 209-224

*Léo Quesnel, « L’amélioration de la condition de la femme » in Bibliothèque universelle et revue suisse, t. XXVII, 1885, 672 p., p. 276-308

*Louis Reybaud, Études sur le régime des manufactures : condition des ouvriers en soie, 1859

La semaine prochaine : Charles Christofle

  1. H. Pansu, La psychologie…, p. 274
  2. H. Pansu,  p. 274
  3. Louis Reybaud, p. 199
  4. Reybaud, op. cit.,p. 201
  5. Reybaud,op. cit.,p. 202
  6. Reybaud, op. cit., p. 265-277
  7. Bibliothèque universelle et revue suisse, t. XXVII, 1885, p. 307-308
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