Innovation : les limites du Business model par « bourrage »

Une erreur typique en entreprise consiste à adopter l’innovation de rupture et à l’utiliser pour renforcer son modèle d’affaire existant plutôt que d’en créer un nouveau.

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Innovation : les limites du Business model par « bourrage »

Publié le 7 octobre 2014
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Par Philippe Silberzahn.

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Contrairement à ce qu’on pense souvent, les entreprises confrontées à une rupture de leur environnement échouent rarement parce qu’elles ont ignoré cette dernière. Elles échouent parce qu’elles ne sont pas capables d’y répondre et d’en tirer parti. Une erreur typique consiste à adopter l’innovation de rupture et à l’utiliser pour renforcer son modèle d’affaire existant plutôt que d’en créer un nouveau, un phénomène qualifié de bourrage (cramming) organisationnel.

Le cas le plus emblématique est celui de Kodak. Confronté au développement de la photo numérique, dont elle n’ignore rien puisqu’elle en est l’inventeur, Kodak sort en 1996 une petite merveille de technologie, le système APS (Advanced Photo System). C’est un appareil numérique qui permet de pré-visualiser la photo prise, mais tout numérique qu’il soit, il reste basé sur un film qu’il faut faire développer. Il s’agit donc de prendre des photos numériques… sur un film.

Qu’est-ce qui explique un produit aussi stupide au premier abord ? Fondamentalement, le modèle d’affaire de Kodak et, derrière lui, l’identité de l’entreprise. Le modèle de Kodak en 1996, c’est de vendre du consommable, à savoir des rouleaux de films sur lesquels il obtient une margé très élevée. Toute l’entreprise s’est construite autour de ce modèle depuis sa création (en commençant à vendre des plaques, ancêtres des films). Elle ne peut concevoir d’autre modèle. C’est pour cela qu’en 1975, lorsque l’ingénieur Steven Sasson vient lui présenter le premier appareil numérique qu’il a conçu, la première réaction de la direction de Kodak sera de lui répondre « C’est mignon, mais n’en parlez à personne ». De la photographie sans film, chez Kodak ! L’idée est presque sacrilège, en tout cas elle révulse ses dirigeants.

Assez logiquement Kodak, qui n’ignore rien du développement du numérique, va donc imaginer comment le numérique peut renforcer son modèle. Outre le pathétique APS, qui fera un flop et coûtera 500 millions de dollars partis en fumée, l’entreprise investira énormément sur les imprimantes. Le raisonnement est le suivant : les gens vont prendre plein de photos numériques, et ils voudront nécessairement finir par les imprimer. Car prendre une photo, c’est forcément pour l’imprimer, n’est-ce pas ? Mais Kodak ne fait que regarder le monde par le prisme de son identité. Les gens impriment de moins en moins leurs photos, ils les regardent sur des écrans qui envahissent leur vie : PC d’abord, puis tablettes et téléphones. Rien à faire, la nouvelle technologie se refuse à sauver l’ancien modèle d’affaire. Quand Kodak admet enfin que le film est sans avenir, en 2003, il est trop tard.

Aujourd’hui encore, le bourrage reste la réponse la plus spontanée d’acteurs peu au fait des théories sur l’innovation de rupture. Par exemple, les acteurs de l’enseignement supérieur réagissent au développement des cours en ligne en intégrant le numérique à leurs salles de cours. On ne change pas le modèle d’affaire, rassembler des étudiants dans une salle le même jour à la même heure, mais on ajoute un petit film avant et après. On est bien dans la continuité du modèle d’affaire que l’on essaie, souvent avec succès, d’améliorer selon le critère de performance dominant.

Une difficulté liée à la réaction de bourrage est que l’acteur en place met la barre trop haut pour la nouvelle technologie (en l’occurrence au niveau de la technologie actuelle). On le sait, une nouvelle technologie débute souvent en étant moins performante que la technologie actuelle. Tant qu’elle n’est pas capable d’atteindre le niveau de performance de cette dernière, l’acteur en place aura tendance à la négliger ou, au contraire, à investir des montants importants pour l’améliorer avant de l’utiliser. Ce faisant, il s’interdit d’en tirer parti, alors que les nouveaux entrants, eux, sont capables de trouver des applications où non seulement ses faiblesses n’ont pas d’importance, mais où ses forces seront de véritables atouts.

Un bon exemple de cela est celui du transistor. Lorsque celui-ci a été inventé, il n’était pas assez puissant pour être utilisé dans des postes de radio et de télévision. Les fabricants ont dépensé des fortunes pour l’améliorer, sans sortir de produit pendant ce temps. Par ailleurs, la petite taille et la faible consommation du transistor ne leur était d’aucun intérêt d’autant qu’il ne permettait qu’une qualité audio assez moyenne. Ce qu’ils voulaient c’était juste remplacer les tubes par des transistors, plus fiables, c’est à dire faire la même chose, en mieux. La première application commercialement réussie du transistor a en fait été pour les appareils auditifs, et on comprend pourquoi : voilà un domaine où la petite taille et la faible consommation sont primordiales. La qualité du son n’est pas bonne ? Certes, mais pour les déficients auditifs, à l’époque, c’était cela ou rien : l’appareil était en concurrence avec la non-consommation, et donc sa qualité était nécessairement suffisante. Ensuite, en 1959, Sony introduit un poste radio portable à transistor. Voilà encore un domaine où la petite taille et la faible consommation sont primordiales. Ce poste rencontre un succès immédiat auprès des adolescents. Pour la première fois ils sont capables d’écouter la musique qu’ils aiment avec leurs copains, loin de leurs parents. Là encore, la qualité médiocre du son n’est pas un obstacle : c’est cela, où retourner écouter de la musique sur le poste à tube dans le salon familial. Pour un mélomane habitué à la qualité du tube à vide, le poste à transistor est une régression ; pour un adolescent, c’est une révolution.

En somme, l’erreur du bourrage consiste à raisonner à partir de son marché, et de son réseau de valeur, en se demandant comment l’innovation de rupture pourrait servir ce marché et ce réseau, et plus généralement son modèle d’affaire, au lieu de raisonner à partir de l’innovation elle-même en se demandant quel nouveau marché et quel nouveau réseau de valeur, et donc quel nouveau modèle d’affaire, elle pourrait permettre de construire.


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Lire aussi sur Contrepoints : « L’innovation comme processus social d’intéressement »

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  • C’est systématique dans le domaine de l’informatique et des telecom. Les entreprises sont incapables de faire face à la concurrence qui crée des marchés avec des solutions matérielles et logicielles plus simples, moins chères et mieux ciblées. La base de clients qui constitue la rente des entreprises les empêche de s’adapter.

    Je pense que toute entreprise dans ce secteur est condamnée dès sa création : dès qu’elle acquière une base de clients importante, elle devient incapable de proposer des produits qui entrent en concurrence avec son activité principale et ne peut donc s’adapter à l’évolution rapide de la technologie et des besoins des utilisateurs.

    C’est pourquoi l’enseignement de ces technologies à l’école m’a toujours semblé un énorme gâchis de temps pour les élèves et de ressources pour l’éducation nationale. De même, l’implication étatiste et dirigiste de nos minustres est un non-sens : ils n’ont aucune vision de l’état actuel de la technologie et encore moins du marché de demain. Ils ne peuvent que saboter les chances de nos PME innovantes d’émerger.

  • L’arrivée des transistors? je me souviens de cela car c’est le succès de l’ELECTRONIQUE. Tous les jeunes voulaient être OPERATEURS RADIO.

    Pour ma part, je crois que ce sont les circuits intégrés qui ont permis à l’INFORMATIQUE de faire ce grand bond en avant avec le numérique.

    Roger FOIX, Boursier Z 1959 et Lauréat Z 1961.

  • On oublie souvent de se mettre à la place des dirigeants (de Kodak dans cet exemple).
    Ils doivent faire face à plusieurs contraintes, dont par exemple :
    – Sauver leur fesses (bons résultats court terme et indicateurs moyen terme encourageants).
    – Expliquer aux fonds de pension qu’il faudrait investir en masse pour un marché à créer, avec une techno en devenir, et donc avec des résultats incertains.
    – Vendre aux revendeurs (comme expliqué précédemment) que le numérique est l’avenir et qu’ils doivent s’asseoir sur leur source de grosse marge.

    Bref, un basique de la résistance humaine au changement : les intérêts personnels, plus la méconnaissance et les risques d’adresser ou créer un nouveau marché empêchent de sortir de la zone de confort (bons résultats).

    A mon avis, ils ont réalisé que le produit Kodac était mort (dématérialisation, on n’imprime plus nos photos). Mais pas la photo, car les fabricants d’appareils sont toujours les mêmes (et les appareils coûtent plus cher !).
    Après leurs produits, la richesse de Kodac était leur image et leur portefeuille client. Alors comment faire : racheter une startup innovante qui n’a peur de rien, transformer le réseau de distribution petit à petit pour vendre ses nouveaux produits, et fermer les usines de papier photo. Bref, une décision très difficile à prendre et une réalisation qui prend 5 à 10 ans. Cela se complique encore lorsque les nouveaux acteurs de la photo sont des mastodontes japonais du numérique !

    Bref, je pense que ce qui est arrivé est malheureusement très facilement compréhensible pour toute personne travaillant pour un gros groupe côté en bourse. La pression boursière ne favorise pas la prise de risque : financer l’innovation pour préparer l’avenir ou faire de la croissance externe pour maitriser sont marché sont plus faciles à faire (et plaisent beaucoup à la bourse !) que d’accepter de remettre en cause le business modèle d’une vache à lait (et donc boire du lait écrémé pendant quelques temps).
    CQFD

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