« Les Soviétiques voulaient décapiter l’État lituanien » : conversation avec l’ambassadeur de Lituanie en France

« Nous savons que la liberté et la démocratie ne vont pas de soi : il faut se battre pour les préserver » Nerijus Aleksiejunas

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 2
La Voie Balte : le 23 août 1989, 2 millions d’Estoniens, de Lettons et de Lituaniens forment une chaîne humaine reliant les 3 capitales des pays baltes pour demander leur indépendance de l’URSS (© Kusurija).

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

« Les Soviétiques voulaient décapiter l’État lituanien » : conversation avec l’ambassadeur de Lituanie en France

Publié le 23 novembre 2023
- A +

Un article de Guillaume Gau, auteur du blog Chroniques occidentales et partenaire de Contrepoints.

Avec 65 000 km2 (deux fois la superficie de la Belgique) et 2,8 millions d’habitants, la Lituanie est à la fois le plus grand, le plus peuplé et le plus méridional des trois États baltes. Sa capitale est Vilnius et le pays partage des frontières avec la Lettonie au nord, la Biélorussie à l’est, la Pologne au sud et la Russie (enclave de Kaliningrad) à l’ouest. La population est majoritairement catholique, et les deux plus importantes communautés étrangères sont les Ukrainiens et les Biélorusses. L’économie du pays est tournée vers l’innovation : une des entreprises lituaniennes les plus connues est Vinted, l’application de revente de vêtements de seconde main qui compte 23 millions d’utilisateurs en France.

Le nom du pays apparaît pour la première fois en 1009. Le Grand-duché de Lituanie prend son essor à partir du XIIIe siècle. Il atteindra son apogée au XVe siècle où il fut l’État le plus grand d’Europe, s’étendant de la mer Baltique à la mer Noire : son territoire englobait la Lituanie actuelle et une grande partie de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Pologne.

Cet élément a son importance, nous y reviendrons.

Le pays a une tradition d’ouverture : au XIVe siècle, le grand-duc de Lituanie invite les artisans et commerçants d’Europe à s’installer à Vilnius et offre protection aux Juifs. La communauté juive lituanienne représentera 10 % de la population du pays et comptera parmi ses membres le célèbre peintre Marc Chagall et le philosophe Emmanuel Levinas. Au XVIe siècle, la Lituanie s’unit à la Pologne pour former la République des Deux Nations. À la fin du XVIIIe siècle, l’Empire russe annexe la Lituanie. Mise à part une période d’indépendance durant l’entre-deux-guerres, le pays ne retrouvera sa souveraineté qu’à la chute de l’URSS en 1990.

La Lituanie est membre de l’Union européenne depuis 2004, et l’euro est sa monnaie depuis 2015.

 

Ce qui distingue la Lituanie, c’est son volontarisme dans la défense des valeurs occidentales

Par exemple, le pays balte n’hésite pas à froisser la Chine en autorisant Taïwan à ouvrir un bureau de représentation à Vilnius en 2021.

Et malgré le boycott économique chinois, la Lituanie ne compte pas revenir sur sa décision. La Lituanie est également le deuxième pays au monde (derrière la riche Norvège) qui soutient le plus l’Ukraine proportionnellement à son PIB.

En complément, je vous recommande ce récent épisode de l’émission « Le Dessous des cartes » sur Arte : Pays Baltes, aux portes de la guerre.

Guillaume Gau : Malgré sa taille modeste, la Lituanie est très active diplomatiquement et n’hésite pas à affronter des grandes autocraties. Y a-t-il des explications historiques à cet état d’esprit ?

Nerijus Aleksiejunas : Tout d’abord la Lituanie a une longue tradition étatique et diplomatique. Au XVe siècle, le Grand-duché de Lituanie était le plus grand État d’Europe : sa superficie représentait le double de la France actuelle. Nous avons un peu gardé cette mentalité de grand pays.

L’histoire récente explique aussi cette attitude. La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas vraiment été synonyme de paix pour les Lituaniens : de 1940 à 1990, nous avons subi cinq décennies d’occupation soviétique. Jusqu’à la fin des années 1950, des résistants lituaniens luttaient contre l’envahisseur russe : on les appelaient les Frères de la forêt. Ils étaient traqués par le KGB et se réfugiaient dans les denses forêts baltes. Ce n’est qu’en 1990 que nous avons retrouvé notre indépendance. Nous savons que la liberté et la démocratie ne vont pas de soi : il faut se battre pour les préserver.

G.G : Vous êtes né en 1978, durant la période d’occupation soviétique. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire de grandir dans un pays sous une dictature communiste ?

N.A. : Ma famille a été meurtrie par l’oppression soviétique. À partir de 1940, les Soviétiques ont déporté des milliers de Lituaniens au goulag en Sibérie. Mon grand-père faisait partie de ceux-là : il n’est jamais revenu. Il a été déporté deux mois avant la naissance de son fils : mon père n’a jamais connu son père. Mon grand-père fut déporté car il était fonctionnaire : les Soviétiques voulaient décapiter l’État lituanien.

En plus de la répression politique, les Soviétiques essayaient d’effacer l’identité lituanienne en réécrivant l’histoire (le Grand-duché de Lituanie disparaissait de nos cours) et en faisant tout pour éradiquer le christianisme. Par exemple, Noël était un jour comme un autre, il n’était pas férié. Afficher sa pratique religieuse pouvait vous attirer des ennuis, il fallait être très discret. Mais notre histoire est ancienne et nos racines profondes : cinquante ans d’occupation soviétique n’ont pas suffi pour supprimer notre identité.

Au quotidien, c’était pénurie et corruption généralisée. Par exemple, nous avions droit à 1 kg de bananes par an et par personne. Je me souviens faire la queue durant des heures avec ma mère pour récupérer les précieuses bananes. Sous couvert d’idéologie égalitariste, les injustices étaient flagrantes : l’élite soviétique bénéficiait de privilèges et connaître quelqu’un de haut placé donnait des passe-droits.

« Notre histoire est ancienne et nos racines profondes : 50 ans d’occupation soviétique n’ont pas suffi pour supprimer notre identité ». Nerijus Aleksiejunas

Cette remarque de l’ambassadeur m’a fait penser à cette citation d’Alexandre Soljenitsyne, dissident soviétique et auteur de L’Archipel du goulag : « Afin de détruire un peuple, il faut d’abord détruire ses racines ».

 

G.G. : Vous êtes en poste depuis quatre ans en France, quel regard portez-vous sur notre pays ?

N.A. : J’aime la diversité géographique de votre pays. Mer, montagne, campagne : vous avez tout. J’aime aussi les différences entre vos régions. Et contrairement au cliché, je trouve que le pays n’est pas si centralisé que ça : vos métropoles régionales sont très dynamiques. Je me déplace beaucoup dans le pays, et je trouve que les Français sont très accueillants. Les Lituaniens apprécient aussi la culture et l’art de vivre français. Certains de vos grands auteurs ont un lien avec la Lituanie, comme Romain Gary qui est né à Vilnius.

Côté économie, vous avez un écosystème technologique très dynamique. Notre pays est aussi très tourné vers l’innovation et la France représente un marché important pour les start-up lituaniennes telles Vinted ou NordVPN. Enfin, la relation franco-lituanienne se porte bien. La Lituanie vient par exemple d’acheter 18 canons Caesar français pour renforcer son armée de Terre.

G.G. : Pourquoi la Lituanie soutient-elle si fortement l’Ukraine ?

N.A. : Il faut arrêter Poutine, sinon il continuera d’avancer. Il faut lui montrer qu’on ne cédera pas. Pour les Lituaniens, aider l’Ukraine c’est défendre l’Europe, la liberté et la démocratie. D’ailleurs, ce soutien ne vient pas que du gouvernement : c’est toute la société lituanienne qui se mobilise pour accueillir des familles ukrainiennes réfugiées ou envoyer des médicaments. Par exemple, une cagnotte citoyenne vient de récolter 14 millions d’euros pour acheter des radars militaires pour l’Ukraine.

Historiquement, nous avons également une relation très forte avec nos frères ukrainiens. Nos deux peuples sont très liés : l’Ukraine représentait une partie importante du territoire du Grand duché de Lituanie et les échanges culturels et économiques entre nos deux pays sont très forts depuis des siècles.

G.G : Pour finir, auriez-vous un livre lituanien à nous conseiller ?

N.A. : Je vous recommande la lecture de L’Impératrice de Pierre de Kristina Sabaliauskaite. L’écrivaine lituanienne raconte la vie de Marta Helena Skowronska, une lituanienne devenue Catherine 1re de Russie à la mort en 1725 de son mari le tsar Pierre le Grand (celui qui a fondé Saint-Petersbourg). C’est un roman historique qui permet de mieux connaître les différences entre l’Occident et le monde russe. Il y a aussi Haïkus de Sibérie, une BD de Jurga Vilé et Lina Itagaki sur la déportation des Lituaniens dans les goulags soviétiques. Cet ouvrage m’a touché car il parle du sort qu’a connu mon grand-père.

J’en profite également pour vous signaler que 2024 sera l’année de la Lituanie en France : des centaines d’évènements seront organisés à travers le pays pour faire découvrir notre culture et notre histoire aux Français.

 

G.G. : Merci pour cet entretien Monsieur l’ambassadeur !

N.A. : Ce fut un plaisir. Venez visiter notre pays, nous savons recevoir !

Voir le commentaire (1)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (1)
  • la France représente un marché important pour les start-up lituaniennes telles Vinted ou NordVPN.
    Nous voilà catalogués !

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d'études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aur... Poursuivre la lecture

Par Lawrence W. Reed. Un article la Foundation of Economic Education

Lorsque l'union entre la Norvège et la Suède s'est dissoute pacifiquement en 1905, la Norvège s'est mise en quête d'un roi. Son Parlement a offert la couronne au prince Carl du Danemark, qui a déclaré qu'il ne l'accepterait que si le peuple norvégien approuvait, ce qu'il a fait, par un vote populaire de 79 % contre 21 %. Le Parlement l'a alors élu officiellement roi de Norvège.

Carl prend le nom de Haakon VII et règne pendant 52 ans, jusqu'à sa mort en 1957. C'... Poursuivre la lecture

0
Sauvegarder cet article

Par Peter Lubomirov.

Au cours des derniers mois, les questions liées à l'énergie sont au top des agendas des événements internationaux - réunions, forums, conférences. L'accord climatique de Paris a forcé de nombreux pays à se pencher sur leurs politiques énergétiques et à envisager de les réviser.

Cependant, outre des problèmes globaux du changement climatique, qui concernent tous les pays sans exception, beaucoup de régions font face à leurs propres problèmes. L'un des pays pour lesquels la question de la sécurité énergétique ... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles