Le féminisme libéral est une revendication de justice. Il peut se définir comme l’extension aux femmes des protections de l’État de droit. À ce titre, c’est l’aboutissement d’un long processus historique.
Le régime de l’esclavage ou de la propriété des femmes
Aux premiers âges de l’histoire de l’humanité, la loi ou la coutume n’offre à peu près aucune protection aux femmes. Elles subissent impunément les menaces, les violences, le rapt, le viol, etc. Ce sont des bêtes de somme, des esclaves possédées par des hommes, plutôt que des individus. On les prend, les donne ou les vend, sans requérir aucunement leur consentement.
Charles Comte, dans les quatre volumes de son Traité de législation (1827-1828) — livre préféré de Frédéric Bastiat —, rapporte les descriptions tracées par les voyageurs depuis les plages incultes sur lesquelles ils avaient débarqué.
Ainsi, sur l’île de Van-Diémen (la Tasmanie), les mariages se concluent de manière très expéditive. « Un jeune homme voit une femme qui lui plaît ; il l’invite à l’accompagner chez lui ; si elle refuse, il insiste, il la menace même d’en venir aux coups, et, comme il est toujours le plus fort, il l’enlève et l’emporte dans sa cabane. » (Mémoires du capitaine Péron, t. I, 1824, p. 253)
Aussitôt mariée, la femme Hottentote (Afrique du Sud) s’occupe seule de fournir la provision de son ménage et d’assurer les tâches ménagères. Le mari va à la pêche ou à la chasse pour son plaisir, plutôt que pour soulager sa femme ou ses enfants. Les occupations masculines sont de boire, de manger, de fumer et de dormir. (Kolbe, Description du Cap de Bonne-Espérance, t. I, 1743, p. 235)
Au nord du continent américain, lorsque les hommes ont tué une bête fauve, ce sont les femmes qui la rapportent jusqu’à la tente, qui l’ouvrent, qui la dépècent, etc. Quand le repas est apprêté, les femmes servent les hommes comme des domestiques : ceux-ci prennent alors ce qui leur convient, et souvent après eux ils ne laissent rien aux femmes. (Voyage de Samuel Hearne, du fort du Prince de Galles dans la baie de Hudson, à l’océan nord, t. I, 1798, p. 140)
Sur les côtes de Guinée, les femmes tâchent par des caresses de se faire aimer des hommes, sachant trop bien la sorte de dépendance dans laquelle elles se trouvent. (William Bossman, Voyage de Guinée, 1705, p. 211.) À Tahiti, les femmes portent le deuil de leur mari, mais eux ne portent pas le leur. (Bougainville, Voyage autour du monde, 1771, p. 228)
Partout enfin où on les trouve en milieu primitif, les femmes ont généralement l’air plus sombre que les hommes, et elles font voir des cicatrices qui témoignent assez des mauvais traitements qu’elles subissent. (Charles Comte, Traité de législation, 1827, t. II, p. 415 et 425)
Le régime de la tutelle
Dans l’Orient, ce premier régime s’est longtemps maintenu. Edmond About raconte que la femme y a une voix criarde et gémissante qui surprend au premier abord, et que ses paroles ne sont que des lamentations. (La Grèce contemporaine, 1854, p. 200). En Crimée puis à Constantinople, Gustave de Molinari décrit aussi les femmes séquestrées dans leurs maisons, voilées à n’en distinguer que les yeux, et qui sont purement et simplement des propriétés. (Lettres sur la Russie, 1861, p. 259 et suiv., p. 376)
Mais dans la France du XIXe siècle, les libéraux observent une situation déjà bien différente : c’est le régime de la tutelle.
Historiquement, on sait que ce n’est pas pour des raisons humanitaires que l’esclavage a été aboli aux États-Unis, ou qu’en Europe, il s’est transformé en servage, avant de disparaître. Cette évolution fut le fruit avant tout de la pression du progrès économique produit par le capitalisme.
C’est aussi le capitalisme qui a permis la première émancipation des femmes, en donnant une valeur sans cesse plus grande aux services de l’intelligence plutôt qu’à la seule force physique. Plus une société a de capitaux, en effet, et moins on a recours à la puissance humaine brute ; moins donc on dépend de l’homme fort. D’abord, on abattait un arbre à mains nues ; ensuite, on usa d’outils rudimentaires ; enfin vinrent les scies mécaniques : et chaque progrès capitaliste augmentait l’utilité intrinsèque du travail des femmes.
Lorsqu’aux premiers temps de l’histoire de l’humanité tout le travail s’accomplit par l’emploi de la force humaine, les femmes et les êtres plus faibles physiquement ne peuvent espérer une rémunération satisfaisante, à moins d’un talent hors pair. Les femmes sont alors économiquement dépendantes. Si l’une d’elle conçoit l’idée de quitter sa cabane pour éviter les mauvais traitements de son mari, raconte l’abbé de Saint-Pierre, et veut « tâter de la solitude », elle n’y reste pas longtemps, devant l’effroi d’une vie de dénuement, dans la crainte de mourir de faim et de froid, et de voir sa vie s’éteindre en effet en peu de temps. (Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. II, 1713, p. 12)
Jean-Jacques Rousseau, qui a célébré l’âge d’or de la vie sauvage, a poussé plus loin l’inconvenance en jetant l’opprobre sur « le premier homme ayant enclos un terrain », etc. Pourtant, les travaux plus paisibles de l’agriculture, en fournissant un emploi suffisamment productif aux femmes, ont participé à leur meilleure conservation. (Gustave de Molinari, La viriculture, 1897, p. 36) Et tout progrès capitalistique leur a permis d’augmenter leur contribution productive.
Le régime de la liberté
L’adéquation entre le régime légal que les intérêts matériels d’une société rendent utiles, et la législation réelle, demande du temps et des efforts. Pour hâter cette transformation, de nombreux libéraux ont défendu la cause de l’extension complète de l’État de droit aux femmes.
Édouard Laboulaye voulait pour les femmes des droits égaux, y compris le droit électoral. (Histoire politique des États-Unis, t. III, 1866, p. 323 et suiv.)
Paul Leroy-Beaulieu pensait que « l’on pourrait juger de l’état d’une société entière d’après la situation qui y est faite à la femme ». (Populations ouvrières, 1868, p. 178) Il voulait que la femme soit protégée par la loi contre les excès de son mari, qu’elle obtienne la libre disposition de son salaire. (Discussion à l’Académie sur le code civil et les ouvriers, 1886)
Yves Guyot surtout, a mené une campagne inlassable, engagée très tôt pour la liberté égale des femmes, y compris le suffrage. « Le christianisme, disait-il, a conquis son influence en promettant à la femme de la relever. Il n’a pas tenu complètement sa promesse. Nous devons la réaliser dans nos pays et aider, chez les autres peuples, les femmes à obtenir une situation meilleure. » (Lettres sur la politique coloniale, 1885, p. 398)
Furent-ils plus nombreux, et avaient-ils en général des idées plus radicales encore ? C’est ce qu’il est permis de supposer. Avril de Sainte Croix observe en 1922 que « Monsieur Yves Guyot est probablement le doyen des féministes. Il a été un féministe quand cette qualité soulevait les railleries des gens qui se prétendaient sérieux… Il n’a cessé de réclamer l’égalité civile, l’égalité économique et l’égalité politique des femmes. » (Conférence du 30 janvier 1922 ; Fonds Guyot, Archives de Paris, D21J 65.) Or ces moqueries ont certainement pu en décourager quelques-uns.
Voyez la colonisation. Quand l’enthousiasme était presque unanime, certains cachaient leur désapprobation. Sortant du bois en 1848, Léonce de Lavergne dit par exemple : « J’avais déjà cette opinion sous la monarchie, quand les millions pour l’Afrique se donnaient sans compter, mais j’hésitais à la produire en présence de l’engouement général, j’attendais… » (Revue de deux-mondes, 1er mai 1848.)
On voit d’ailleurs dans les archives d’Edmond About qu’au seuil de son grand livre sur la liberté, il écrivait qu’elle est due tant aux hommes qu’aux femmes. Mais son éditeur a rayé cette phrase cruciale, et elle n’apparaît pas dans l’imprimé. (Bibliothèque de l’Institut, Ms. 3984)
Il faudrait prendre en compte aussi tout cela, dans la balance qu’on ferait avec les opinions antiféministes de Benjamin Constant, avec les doutes ou les atermoiements de Jules Simon, de Gustave de Molinari.
Pourquoi toutes les femmes devraient être libérales
La demande du féminisme libéral est assez simple. Puisque l’État est une sorte de société en commandite établie pour produire la sécurité de tous, il faut que les femmes aient une voix à l’égal des hommes et que leur protection soit assurée comme celle des hommes.
Les anti-libéraux construisent un État omnipotent (en théorie), qui prétend tout régenter, mais n’accomplit rien qui vaille. C’est un gros monsieur qui est tout à tour professeur, médecin, entrepreneur de spectacle, que sais-je encore. Comment n’en oublierait-il pas de bien assurer la sécurité, de bien rendre la justice ?
À l’inverse, la demande d’un État minimal est celle d’un État qui a peu de fonctions, mais qui les remplit. Or les femmes ont, plus encore que les hommes, besoin de cet « État gendarme », qui fasse bien son métier.
Le capitalisme, en outre, marche pour elles.
Le féminisme libéral a moins de puissance verbale que celui qui demande des privilèges de sexe ou des réparations. Il ne dira pas que ce qui est inégal est égal. Mais il protégera chacun, et placera tous et toutes sous la grande loi d’égalité et de justice de la concurrence pour la rémunération des services. Il ne lui manque que d’avoir conscience de sa force persuasive.
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