Comment le ressentiment nourrit le vote RN dans les zones rurales

Le constat d’une fracture politique entre urbains et ruraux est acté. Souvent expliquée par les seuls facteurs économiques et sociaux, Kevin Brookes et Blaise Mouton insistent sur l’importance des facteurs psychologiques.

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Comment le ressentiment nourrit le vote RN dans les zones rurales

Publié le 21 septembre 2023
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Par Kevin Brookes.

 

La dernière élection présidentielle a réactivé des discussions sur l’existence de fondements géographiques à la fracture politique entre les Français. Selon certains acteurs du débat public, il y aurait une opposition entre la France des grandes métropoles d’un côté, et la France de la périurbanité et de la ruralité de l’autre.

Cette problématique est au cœur des réflexions de nombreux partis politiques aujourd’hui, notamment au sein de la gauche, comme en témoigne la polémique suscitée par l’intitulé de l’une des tables rondes organisées par le Parti socialiste (« La France périurbaine est-elle la France des beaufs ? »).

De nombreuses études universitaires montrent que le niveau de soutien pour le Rassemblement national (RN) est plus fort dans les territoires ruraux et périurbains que dans les grandes agglomérations, tandis qu’à l’inverse, le niveau de soutien à LFI est bien plus faible sur ces territoires.

S’il existe un certain consensus sur ce constat descriptif – même si certains chercheurs dénoncent le caractère trop généralisant de ces catégories ou nuancent l’ampleur de la division –, il y a dissensus sur l’explication qu’on peut avancer pour rendre compte de ce phénomène. Nous indiquions dans un précédent article que ce soutien aux partis d’extrême droite n’était certainement pas réductible à la situation économique et sociale sur les territoires.

Cet article pose que l’opposition entre les territoires ruraux et urbains comporte une dimension psychologique importante.

 

La conscience rurale

Les recherches en science politique à l’international mettent de plus en plus en évidence des facteurs de nature psychologique pour expliquer le comportement politique différencié des populations rurales. C’est le cas notamment des travaux qui mobilisent la grille d’analyse établie par la politiste Katherine Cramer pour saisir l’ascension politique d’un gouverneur républicain populiste dans le Wisconsin.

En rendant compte des conversations entre les habitants, elle montre qu’il existe une véritable conscience rurale basée sur l’identification sociale à un lieu de vie, et un ressentiment vis-à-vis des habitants des zones urbaines qui revêt trois facettes.

  1. Politique : les ruraux ont le sentiment que leurs préoccupations ne sont pas prises en compte par les dirigeants politiques, et qu’ils sont insuffisamment représentés.
  2. Économique : ils ont l’impression d’être les derniers à bénéficier des ressources publiques.
  3. Culturelle : l’idée que leur mode de vie est radicalement différent de celui des urbains, et qu’il est méprisé.

 

Bien que le contexte américain soit différent à bien des égards, les concepts de Katherine Cramer nous semblent pertinents pour éclaircir le cas français pour deux raisons.

D’une part, parce que les écarts de comportement électoral entre les ruraux et les urbains ne peuvent se résumer à la composition économique et sociale des territoires ; d’autre part, parce que des travaux sociologiques indiquent qu’il existe dans la ruralité une forte identification au lieu de vie liée à l’appartenance des habitants à des réseaux d’interconnaissances localisés et qui se définissent en partie en opposition à d’autres groupes géographiques.

 

Un ressentiment géographique plus fort chez les ruraux

Notre enquête par questionnaire pour le projet européen « Rural Urban Divide in Europe » (RUDE) menée en France sur 4000 répondants en octobre 2022 fait apparaître un fossé géographique au niveau du ressentiment que les individus éprouvent vis-à-vis d’habitants d’autres zones géographiques.

La différence de niveau de ressentiment entre les ruraux et les urbains est particulièrement marquée en ce qui concerne le pouvoir politique. En effet, comme le montre ce graphique, 72 % des ruraux se sentent méprisés par les élites, contre près de moitié moins chez les urbains.

En outre, ce clivage est plus accentué encore sur la question de la représentation politique, puisque seulement 36 % des urbains pensent qu’il y a trop de députés ruraux qui ne représentent par les intérêts des habitants des zones urbaines, tandis qu’à l’inverse, 82 % des ruraux considèrent qu’il y a trop de députés issus des zones urbaines et qui ne représentent pas les intérêts des habitants qui vivent dans les zones rurales. Il est intéressant de noter que ce ressenti ne correspond pas à la représentativité effective des députés à l’Assemblée nationale où les zones rurales sont plutôt surreprésentées.

 

La perception de l’allocation des ressources publiques creuse le fossé

Toutefois, c’est la mesure du niveau de ressentiment vis-à-vis de l’allocation des ressources publiques qui constitue le fossé le plus important entre ruraux et urbains.

Les habitants des zones rurales ont le sentiment, assez marqué, d’être moins bien dotés en ressources publiques par rapport aux autres zones géographiques. 85 % des ruraux pensent que le gouvernement dépense trop d’argent pour le développement des zones urbaines, alors que le développement des zones rurales serait laissé de côté. En revanche, seulement 23 % des urbains sont d’accord avec l’affirmation inverse, confirmant ainsi l’existence d’un sentiment particulièrement prononcé chez les ruraux d’être abandonnés par les pouvoirs publics.

Là aussi, ce ressenti contraste fortement avec la réalité objective. Les travaux de l’économiste Laurent Davezie ont montré à plusieurs reprises que, non seulement l’État investissait fortement dans ces territoires, mais qu’il y avait une forme de redistribution fiscale des habitants des grandes agglomérations vers les territoires ruraux. Enfin, ce clivage s’observe également concernant le ressentiment vis-à-vis des différences de mode de vie et valeurs selon les zones géographiques.

Pour le dire autrement, les habitants des zones rurales s’estiment en décalage et se sentent méprisés : 65 % des ruraux pensent que les personnes issues des zones urbaines ne respectent pas assez le mode de vie des personnes issues des zones rurales.

 

Un ressentiment géographique aux conséquences politiques lourdes

L’ensemble de ces résultats rejoignent ceux du sociologue Benoît Coquard qui concluait son enquête auprès de jeunes ruraux de l’Est en considérant qu’ils estimaient « ne pas compter aux yeux du pays, ou de ceux qui les gouvernent ». Il semble assez évident que ce ressentiment géographique asymétrique puisse influencer le vote des habitants de la ruralité.

D’autres données issues de l’enquête RUDE, nous donnent un aperçu de ces conséquences politiques. Les ruraux sont d’autant plus enclins à voter pour le Rassemblement national à une élection prochaine qu’ils éprouvent du ressentiment vis-à-vis des urbains.

En effet, le score du Rassemblement national est déjà plus élevé de 10 points de pourcentage chez les ruraux par rapport à la moyenne, mais de plus de 22 points chez les ruraux qui éprouvent un ressentiment géographique. Ainsi, s’il y avait une élection prochainement, les ruraux avec du ressentiment géographique voteraient deux fois moins que la moyenne nationale pour le parti Renaissance, mais deux fois plus pour le Rassemblement national.

 

Plusieurs constats

Ces résultats nous invitent à poser plusieurs constats.

Tout d’abord, il convient de souligner l’importance du contexte géographique pour rendre compte des représentations politiques des individus. Ensuite, de constater l’existence, à l’instar des États-Unis, d’une certaine forme de « conscience rurale », fondée sur une « politique du ressentiment ». Enfin, ces résultats conduisent à mettre en avant un écart important entre la réalité des inégalités territoriales et la perception qu’en ont les individus.

Les représentations qu’ont les individus des territoires où ils vivent, en comparaison avec les autres, jouent un rôle essentiel. Or, il est probable qu’elles soient en partie façonnées par les discours médiatiques et politiques. À cet égard, le RN a réussi à convaincre une partie des électeurs ruraux qu’il était le parti d’une ruralité abandonnée et méprisée.

Face à cela, il convient pour les autres forces politiques de prendre en compte cette forme de « conscience rurale », fondée sur le ressentiment, pour construire un autre discours, qui ne soit ni misérabiliste, ni condescendant, et qui fasse sens vis-à-vis des représentations des habitants des zones rurales.

 

 

Cet article a été co-rédigé avec Blaise Mouton, étudiant en Master à Sciences Po Grenoble.

Kevin Brookes, Post-doctorant à Sciences Po Grenoble – Laboratoire PACTE, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.The Conversation

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  • L’élite (parisienne) n’a pas la même expérience de vie qu’un rural de base. Par exemple, quand vous habitez le centre ville, la voiture n’est pas aussi indispensable que si vous êtes rural. D’où les politiques anti-voitures que l’on subit partout même en pleine campagne.
    PS je ne suis pas RN 😉

  • Les villes se sont des lieux ou les personnes se regroupe par peur: de la solitude,des autres,d’eux-même,de la vie, de la finitude, et surtout peur de la liberte. La multitude et la foule pour se fuir. IL parait qu’il y a beaucoup moins de troubles psy dans les campagnes qu’en ville. Cela devrait questionner sur l’equilibre mental de ceux qui vivent dans la ville. Et evidement sur leurs choix politiques.

  • Le 80 km/h, mesure typiquement parisienne, a révélé l’étendue de cette fracture.
    Rien de tout cela ne serait arrivé si l’Elysée, Matignon et autres ministères étaient basés à Aurillac, par exemple.
    Car notre élite a les yeux de St-Thomas. Elle ne croit et comprend que ce qu’elle voit.
    Une timide tentative – pour de mauvaises raisons – a été faite jadis avec l’ENA. Mais Strasbourg, mauvaise pioche. On aurait du viser Guéret, Tulle ou Le Puy.

  • Le RN ne fait que récupérer les voix de la gauche dont les idées sont devenues tellement extrêmes qu’elles en sont caricaturales. Le pays devient invivable avec l’écologie, l’immigration, le genrisme et la fin de la laïcité qui sont les quatre thèmes défendus par tout le spectre politique de gauche.
    Les populations rurales ont des revenus nettement moins élevés que ceux des bobos des villes, des services administratifs qui disparaissent,etc. Qu’est-ce qui a changé depuis les années 1975 ? Le financement des hôpitaux, des écoles, des services publiques disparaît au profit des magnifiques éoliennes, des indemnités données aux migrants illégaux, de la protection des abayas, de l’interdiction des caricatures, des indemnités versées aux ONG qui défendent le genrisme, etc. Alors, qui promet de corriger ces reculs de notre pays ? Ni Macron, ni les LR, ni la NUPES. Quel parti promet donc la défense de la France profonde ? Le PC commence son coming out mais n’est plus crédible depuis qu’il a créé les ghettos d’immigrés.
    Malheureusement, rien ne prouve que le RN va résoudre ces problèmes…

  • Avatar
    mfsuivre@hotmail.fr
    21 septembre 2023 at 10 h 54 min

    Si l’analyse est en partie vraie, elle laisse de côté, volontairement ? l’impact des mesures écologistes prises par tous les partis politiques depuis Chirac. Ces mesures telles l’implantation d’éoliennes, les limitations de vitesses, le prix de l’essence, les  » bassines », les normes diverses comme l’interdiction du Glyphosate, etc …..et le sentiment d’être pris pour des ploucs par les  » sachants », entretiennent un sentiment d’impuissance et de révolte. Le seul parti politique qui semble les comprendre c’est le RN et maintenant le parti communiste avec Roussel !!!
    Les libéraux eux mêmes, ne se croient plus autorisés à défendre la liberté de débattre sur la croissance, ou la décroissance prêchée par la gauche écolo. Est ce par peur d’être incorrects envers l’idée de sobriété tant prêchée par des intellectuels qui n’ont pas de problème de fin de mois ? Ne pas oublier non plus, que les différences de rémunération entre les milieux urbains et ceux des territoires ne sont jamais pris en compte, pourtant ils existent.

  • conseillons aux auteurs de ce brillant compte-rendu de se rendre sur le terrain… les populations rurales ont une conscience nettement plus libérale que les populations urbaines, tant au plan économique qu’au plan intellectuel. Je ne sache pas que le keynesianisme euro-progressiste en cours dans les grandes villes fût particulièrement libéral.

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