Régularisation des travailleurs sans-papiers : « La bureaucratie française est une prodigieuse fabrique de sans-papiers »

Pour Speranta Dumitru, maîtresse de conférence en Sciences politiques, la bureaucratie française est un frein à la régularisation des sans-papiers. Cela explique en partie l’incohérence et l’insuffisance de nos politiques migratoires.

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Régularisation des travailleurs sans-papiers : « La bureaucratie française est une prodigieuse fabrique de sans-papiers »

Publié le 20 septembre 2023
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Speranta Dumitru, maîtresse de conférence en Sciences politiques à l’université Paris Cité et fellow de l’Institut Convergence Migrations, partage son expertise et son point de vue sur les questions brûlantes de l’immigration, de la régularisation des travailleurs sans-papiers et du référendum sur l’immigration dans cet entretien avec Contrepoints.

 

Contrepoints : Bonjour Speranta Dumitru, ce lundi 11 septembre 2023, une tribune parue dans le journal Libération, rassemblant des élus Renaissance, MoDem, LIOT, Socialistes, écologistes et communistes pour réclamer « trois mesures urgentes pour l’accès des personnes étrangères au travail ». Quel est l’état de la situation aujourd’hui ?

Speranta Dumitru : La tribune transpartisane arrive à rassembler une palette large des députés (du LIOT et Modem aux Verts et aux communistes) parce que la situation est depuis trop longtemps dégradée. En 2006, Nicolas Sarkozy, persuadé que la régularisation constituait un « appel d’air », a retiré de la loi la possibilité de demander la régularisation si on pouvait montrer une présence continuelle en France pendant 10 ans, ou dans le cas où l’on avait eu un titre de séjour « étudiant », pendant 15 ans. La régularisation est alors devenue une admission exceptionnelle, au cas par cas, orientée par des circulaires du ministère de l’Intérieur.

Aujourd’hui, la régularisation est possible sous le régime d’une circulaire de 2012 dite Circulaire Valls. Ses critères sont exigeants. Pour le travail, en plus d’une promesse d’embauche et d’une présence d’au moins cinq ans en France, il faut avoir travaillé soit pendant 8 mois dans les deux dernières années, soit pendant 30 mois dans les cinq dernières années. Mais, ajoute la circulaire Valls, le préfet peut se contenter d’une présence de « trois ans en France dès lors que l’intéressé pourra attester d’une activité professionnelle de vingt-quatre mois dont huit, consécutifs ou non, dans les douze derniers mois ».

Cette circulaire a permis, par exemple, de régulariser entre 6900 travailleurs en 2019 et 10 700 en 2022. Mais la circulaire n’impose pas de condition quant au métier exercé.

 

Contrepoints : Est-ce que la régularisation des travailleurs sans papiers, telle que demandée dans la tribune de Libé, est un pas dans le bon sens ? 

Speranta Dumitru : La régularisation par le travail est a priori une bonne chose pour l’économie. Mais on réduit les bénéfices en raisonnant en termes de métiers. La tribune de Libé évoque une régularisation « dans tous ces métiers qui connaissent une forte proportion de personnes placées en situation irrégulière ». Dans le projet de loi, c’est peut-être l’opposé, car il ne s’agirait que des « métiers en tension », une notion ayant une définition précise qui restreint le champ des possibles.

Les deux raisonnent par métier – une approche qui risque de diminuer le nombre de régularisations aujourd’hui permis par la circulaire Valls. Cela peut aussi bouleverser le marché du travail. Une personne sans-papiers qui travaille dans le bâtiment dans une région où le bâtiment n’est pas défini comme un métier en tension va certainement changer d’emploi pour être régularisée. Si elles sont nombreuses à agir ainsi, leur métier d’origine deviendra « en tension », mais la situation ne sera constatée que l’année suivante par l’administration.

 

Contrepoints : Quel rôle et quelle responsabilité porte la bureaucratie française dans cette situation ? Comment est-ce que la rigidité et la complexité du parcours administratif de la régularisation constituent un frein à la bonne intégration de ces travailleurs sans-papiers ?

Speranta Dumitru : La bureaucratie française est une prodigieuse fabrique de sans-papiers. Mais ni les signataires de la tribune de Libé ni le parti de gouvernement ne semblent comprendre la situation. Ce n’est pas seulement « l’embolie des préfectures qui conduit à fabriquer chaque jour de nouveaux sans-papiers. » comme la tribune le reconnaît. En 2020, lorsque la crise sanitaire paralyse le monde entier, l’administration française travaille sans répit. Sur l’année, elle délivre 108 mille OQTF. Il est interdit de sortir dans les rues, le transport est à l’arrêt, les frontières sont fermées, mais des fonctionnaires, sans doute en télétravail, écrivent l’équivalent de 300 lettres par jour pour obliger des étrangers à quitter le territoire.


Source : Eurostat (2008-2021)

C’est surtout la complexité croissante de la réglementation qui fabrique des sans-papiers. Cette complexité nous entraîne dans un cercle vicieux de l’ignorance : le droit des étrangers devenant trop complexe incite les politiques à la démagogie, lesquels produisent des modifications périodiques de la législation, qui va complexifier encore plus le droit, et ainsi de suite. Sait-on, par exemple, que les étudiants étrangers peuvent obtenir une OQTF s’ils dépassent 964 heures de travail dans l’année ? Ou qu’une administration juge si l’emploi qu’ils trouvent après les études est en cohérence avec leurs études ? Pourquoi faut-il une autorisation de travail pour permettre à un diplômé de travailler ? À mon sens, toutes ces exigences privent l’économie française de croissance.

 

Contrepoints : Cette approche « économique » de l’immigration est souvent critiquée par la droite. En effet, il semble que ce n’est pas sur ce plan que les discours anti-immigration se construisent, mais plutôt sur le plan « culturel ». Que répondez-vous à cet argument ?

Speranta Dumitru : Parler d’« Immigration », comme d’une planète culturellement différente, est trompeur. Ce discours nous rassure et nous donne l’impression que les politiques de l’immigration ne s’en prennent qu’aux étrangers. En réalité, les restrictions à l’immigration sont liberticides pour nos proches, également. Elles impliquent d’interdire à nos compatriotes de consommer plus de produits, de services, de rencontrer plus de gens etc. En pensant créer un environnement hostile pour les étrangers, on empêche nos compatriotes d’employer, de travailler, d’épouser les personnes de leur choix. Sous prétexte de préservation culturelle, on enlaidit la culture par des instincts autoritaristes qui se développent et ont des conséquences vitales pour la vie de certains de nos compatriotes.

 

Contrepoints : Le projet de loi immigration va arriver au Sénat le 6 novembre 2023. La droite et l’extrême droite ont mis la pression sur l’exécutif afin d’organiser un référendum. Le président de la République a annoncé qu’il se prononcerait dans les prochains jours sur la possibilité d’une révision constitutionnelle afin d’élargir le champ du référendum, ouvrant ainsi la voie à une consultation des Français sur cette question. Comment est-ce que vous vous positionnez par rapport à cette possibilité ? 

Speranta Dumitru : J’ai une position libérale : je ne pense pas qu’on doive décider démocratiquement de la vie des autres. On ne devrait pas jouer en soumettant au referendum les droits des minorités, comme ce fut le cas avec les LGBT dans les pays de l’Europe de l’Est, par exemple. Ces referendums sont illibéraux. On peut certes prétendre que c’est toute la survie de la communauté nationale qui en dépend, mais en réalité on accable publiquement une minorité déjà affligée par des discriminations et difficultés. Il semble peu probable qu’un président élu pour faire barrage à l’extrême droite mène une politique d’extrême droite.

 

Contrepoints : L’arrivée de 11 600 migrants sur l’île de Lampedusa, la semaine dernière, est à la une de l’actualité depuis quelques jours. Gérald Darmanin a notamment réagi en déclarant que la France doit « renvoyer chez eux ceux qui n’ont rien à faire en Europe ». Quelle réaction cette actualité suscite-t-elle chez vous ?

Speranta Dumitru : La seule réaction que cela suscite, c’est que ça me fait penser à un article du New York Times qui annonçait, en 1903, la venue de 12 600 étrangers arrivés par neuf bateaux en un seul jour à Ellis Island. Deux jours après, ils étaient enregistrés et libérés. Si l’on regarde les registres de Ellis Island, on constate que les données personnelles étaient nombreuses et collectées à la main, sur des personnes qui ne savaient pas toujours parler la langue. Mais l’administration était, selon toute vraisemblance, plus efficace que la nôtre aujourd’hui. Ou plus responsable : des milliers de personnes qui viennent travailler dans votre pays, quoi de plus exaltant ?

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  • La situation des USA en 1903 n’a rien à voir avec la France de 2023 : les nouveaux arrivants devaient travailler s’ils voulaient manger, dans un pays où toutes les catégories d’emploi étaient « en tension » vu son développement exponentiel.

  • D’accord avec la bêtise, incurie , perversité administrative . Aujourd’hui les personnes sont littéralement empêchées de travailler , elles ne le peuvent tout simplement pas . Alors certaines font des études , d’autres vont dans la galaxie des associations faire du « bénévolat » . D’autres encore travaillent au black. Et pourtant tout cela devrait être simple : la personne travaille , elle reste , la personne ne travaille pas : elle est reconduite . Après la comparaison avec Ellis Island a ses limites : c’est oublier le renvoi de tous les inaptes , les malades , la sélection était sans état d’âme, l’assistance sociale nulle , et l Europe n’a que peu à voir avec les US à construire . En France , la première chose que recherchent les migrants c’est l’hôpital , être malade et se faire soigner est une ficelle parmi les autres pour pouvoir rester . En tous les cas , une chose est sûre : il n’y a pas de politique d immigration , c’est une perverse usine à gaz et c’est grave car cela remonte les arrivants contre le pays.

    • Petite remarque au passage : un étranger avec un visa ne profite pas de la gratuité des soins. Pour pouvoir en profiter, il y a 2 cas : soit l’étranger a une carte de séjour (je ne sais pas s’il faut une carte de séjour pour le travail ou si un regroupement familial, par exemple, suffit), soit l’étranger est… en situation irrégulière.

  • Je suis libéral classique et le contrôle des frontières est dans le rôle de l’état.
    Je suis pour accorder des visas de travail facilement, mais obtenu avant le passage des frontières dans l’ambassade. Pour ce qui est la régularisation des sans papiers, je suis fermement opposé, on donne une prime à ceux qui ont fraudé et on sélectionne les moins honnêtes, les étrangers qui respectent la loi ne rentrant pas d’eux même.

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    • @Gillib oui c’est absolument excentrique de dénier le droit de frontière à un Etat , c’est tout simplement lui renier son droit d’exister . Pour ce qui marche , un petit voyage en Suisse ? Ils devraient tout de même le savoir , ils y font assez de séjours , non ?

  • La bureaucratie française fait où on lui dit de faire.
    La tracasserie administrative est un épiphénomène dans la politique migratoire.
    Aujourd’hui, 70 % de la population considère que l’immigration est un problème. Principal.
    Soit l’Etat s’en préoccupe, soit il tente de convaincre ces Français qu’ils se trompent.
    S’il ne fait rien, c’est celui qui dira « moi, je m’en occupe » qui rafle la mise en 2027.

    • De ce fait, Speranta Dumitru n’est pas attendue sur des détails administratifs mais sur la seule question qui vaille.
      Oui ou non, l’immigration extra-européenne est-elle globalement intéressante pour le pays ?
      Je ne vois rien dans ses réponses qui permettent de le penser. On y parle de mariages mixtes (combien ?), de déplacement de « tensions » d’emplois, d’exaltation !…
      C’est le petit bout de la lorgnette.
      Si aujourd’hui, ce problème n’est pas traité parce qu’on s’inquiète des libertés de la minorité étrangère, demain, nous pourrons subir, au pouvoir, une élite qui ne préoccupera même plus des minorités françaises.

      • Entièrement d’accord.
        Pour ce qui est du traitement des minorités françaises, il suffit de voir, alors que nous sommes encore majoritaires, la différence de traitement étatique entre un Théo, visité par Hollande, un Nahel, adoubé par Macron, et une Lola ou un Enzo (dont je ne me souvenais plus du prénom, ce qui doit être un des buts recherchés dans l’absence de traitement étatique).
        Il est désormais de notoriété publique et admis par la caste dirigeante que délinquance et immigration sont liées (combien d’étrangers dans les émeutes ?!).
        Bref, continuons d’apporter du crédit aux pompiers pyromanes, à ceux qui osent refuser de défendre la culture millénaire du pays dans lequel ils sont bien contents de vivre, et en effet MLP sera élue. C’est à souhaiter pour le côté souverainiste et pour la sécurité, moins pour l’économie mais bon, de toutes façons, notre économie s’effondre, alors.

        • Remember Mitterrand. A peine 2 ans après son élection, le « tournant de la rigueur ». En réalité le constat d’échec de sa politique.
          Il en sera(it) de même pour Le Pen. Son programme économique ne serait pas appliqué (longtemps).
          L’intérêt de son élection pour les 70 % de Français ci-dessus serait le signal envoyé aux candidats migratoires : la fête est finie.
          C’est paraît-il ce qu’il s’est passé – à l’envers – entre Trump et Biden. Ce dernier n’a rien changé à la politique migratoire de l’administration sous Trump. Mais l’estampille démocrate a recréé l’appel d’air.

        • Au sein des emeutiers seuls 10% etaient etrangers et donc 90 % etaient francais de 2 eme voir 3 eme generation
          Au sein des prisons on retrouve sensiblement les memes ratios
          Vos propos sont politiques assez loin de la realite…..

      • Vous avez une vue de l’immigration (mot qui ne veut rien dire, au vu de la variété des individus) qui est très limitée. La grande majorité des intéressés de travaillent officiellement ou au noir (et dans ce dernier cas, pour des raisons bureaucratiques). Beaucoup parlent français, alors que l’Allemagne fait mieux que nous avec des migrants ne connaissant pas un mot d’allemand, ni même l’alphabet latin. La différence est que l’Allemagne est consciente de son manque de main-d’œuvre et fait tout pour la former

  • Résumons : le seul problème pour une immigration harmonieuse, c’est cette abominable bureaucratie française qui s’obstine à vouloir garder le contrôle ! Tous ceux qui ne sont pas d’accord sont d’affreux nationalistes d’extrême drouâte ! En voilà, une opinion nouvelle et intéressante, et fournie par une scientifique qui « partage son expertise », en plus ! Au fait, les Sciences Politiques, c’est de la science ou de la politique ?

    • Ne pas oublier que les sciences politiques, qui ont leur utilité, ne sont pas classées dans les siences dures……. même si elles utilisent régulièrement des statistiques.

  • certes…mais….

    il se développe un sentiment malsains chez les citoyens qui est que l’immigration est subie..

    les politiques en ont aussi l’impression, la bureaucratie est l’outilutilisé pour freiner cela..c’est sans doute le mauvais outil.. et donc c’est critiquable..

    mais la question à quelle condition devient ton français..avec un large consensus l à dessus ou au moins une large majorité..

    la bureaucratie est un frein EN GENERAL…mais elle st supposée faire un truc..
    quelle soit utilisée pour ..ou quelle est pour effet involontaire de ralentir est un débat à part.

    • il ya un truc qui me chiffonne tout français est supposé respecter la constitution , dans l’Ideal partager ses valeurs et principes..
      a priori la citoyenneté devrait faire objet d’ne forme de test ou s de serment de la part de toute personne souhaitant l’obtenir , je veux dire même nait de parents français..
      d’ailleuir l’ed nat nous explique que c’est elle qui forme les citoyens, n’est ce pas..

      • j’ai autant de reserves à faire société avec un étranger qu’ avec certains français..

        • sans parler de radicalisme religieux ou de collectivisme..je vais rappeler « metoo »..

          il ya des « principes » qui ne sont pas compris et encore moins partagés…

  • BRAVO !!!

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