Mon grand-oncle Joseph est né en 1867. Il appartenait à une famille de dix enfants (trois garçons et sept filles) qui vivaient chichement au XIXe siècle sur une pauvre exploitation agricole, dans un village des Alpes du Sud : Saint-Bonnet (aujourd’hui Saint-Bonnet-en-Champsaur), situé dans la vallée du Drac à environ 1000 mètres d’altitude.
Quand il fut majeur, à 21 ans, c’est-à -dire en 1888, mon oncle réalisa qu’il avait à choisir entre survivre à Saint-Bonnet, sans aucun espoir de voir sa situation s’améliorer, ou alors partir.
Partir, émigrer, c’était un acte volontaire de courage, une occasion de voir du pays, et de peut-être faire fortune. Mais c’était aussi faire face à des dangers inconnus, dans des contrées étranges et hostiles. Les histoires qu’on racontait sur ces pays nouveaux étaient à la fois attirantes et inquiétantes.
Mais ce que Joseph a surtout réalisé à ce moment, c’était un avenir à coup sûr sombre pour lui s’il ne prenait pas la grande décision. Partir, c’était au moins tenter sa chance, se donner une occasion de réussir.
Ne transformons pas Joseph en héros.
De nombreux jeunes gens de son entourage, à son âge, et à cette époque, partaient vers les Amériques : les premiers installés en Californie, au Wyoming, en Louisiane ou en Amérique du Sud (Brésil et Argentine) attiraient les suivants en leur servant de correspondant local. La tentation de partir était grande, car elle permettait, entre autres, à certains jeunes de se soustraire au service militaire qui était, à cette époque, une contrainte très lourde. En effet, à partir de 1872, la loi Cissé rendait le service militaire obligatoire pour tous les jeune hommes à l’âge de 21 ans, étendu ensuite à 20 ans (loi Barthou, 1913).
Il faut aussi savoir qu’à cette époque, et aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, les compagnies maritimes possédaient des agences dans les principaux villages de cette région perdue dans les montagnes, agences qui vendaient des billets de passage vers les principales destinations américaines : New York, La Nouvelle-Orléans, San Francisco, Rio de Janeiro et Buenos Aires. Cette situation donne aussi une idée de l’importance qu’avait pris l’émigration dans ces villages et à cette époque.
Je n’ai pas réussi à retrouver quelle était la situation militaire de Joseph en 1888. Compte tenu de son histoire et de sa réputation, il est peu probable qu’il se soit mis en situation de déserteur en se soustrayant à ses obligations militaires. Il a donc sans doute eu la chance de tirer un bon numéro lui attribuant une durée réduite de service de une année ou même moins.
Toujours est-il qu’à cette époque, sa décision prise et muni de son précieux passeport, Joseph prend le train (probablement pour la première fois de sa vie) à Grenoble, en direction du Havre pour s’embarquer sur le Normandie en partance pour New York. Il y arrivera le 4 juin 1888, apparemment en bonne forme. Il a en poche toute sa fortune : quelques centaines de francs probablement sous la forme de pièces d’or, qui lui permettront de payer le reste de son voyage, vers un emploi qu’il a probablement réussi à trouver par l’intermédiaire d’un camarade parti avant lui.
Après un séjour forcé de quelques jours dans le service d’immigration de Fort Clinton, au sud de Manhattan, (les services d’immigration d’Ellis Island n’ouvriront que trois ans plus tard en 1892) Joseph reprend le train, cette fois américain, pour un nouveau trajet d’environ huit jours qui va l’emmener dans le Territoire du Wyoming qui deviendra un État à part entière deux ans plus tard, en 1890.
Mon oncle descend du train au terminus : Casper. (le premier train en provenance de Chicago est arrivé à Casper le 15 juin de cette année 1888, et il est possible qu’il ait justement pris ce train). Il va rapidement continuer son chemin vers le nord (cette fois, certainement à cheval), et il arrive enfin à Ten-Sleep, une petite bourgade à 1349 mètres d’altitude où il retrouve des montagnes qui ressemblent beaucoup à celles qui l’entouraient depuis sa naissance dans les Alpes. Ten-Sleep (dix sommeils) a été ainsi nommé par les Sioux parce qu’il leur fallait dix jours de marche (et donc 10 sommeils) depuis leur camp principal pour arriver dans ce lieu où ils faisaient sécher leurs viandes, probablement en raison de la sècheresse relative de l’atmosphère due à l’altitude.
Là , il se fait embaucher comme berger de moutons. C’est un métier qu’il connait bien, puisqu’il l’a pratiqué toute sa vie dans son exploitation natale.
À Ten-Sleep, malgré le climat rude, mais qu’il a déjà connu en France, les choses vont vite : en moins de dix ans, Joseph va suffisamment économiser pour acheter un ranch où il parque ses propres moutons. Bientôt, son troupeau atteint puis dépasse les dix mille têtes. Le miracle américain s’est accompli pour lui, et il est devenu riche.
Parallèlement, Joe (c’est son petit nom américain), qui est un grand et beau garçon, s’est marié avec Adaline Smith, fille du maître de poste de Ten-Sleep. Il auront deux fils. Ce mariage est probablement le déclencheur de la réussite de Joe. En effet, son beau-père avait une belle situation, et il a probablement aidé Joe à s’installer et à devenir quelqu’un. Le maître des postes était en effet un personnage-clé en milieu rural, puisqu’il permettait les voyages longs avant le développement de l’automobile, dans un pays immense comme les États-Unis.
Le 13 septembre 1901, Joseph (Joe) Allemand est naturalisé américain. En 13 ans, il a terminé le parcours du nouvel Américain, parcours qui transforme un immigrant pauvre et affamé qui débarque comme des milliers d’autres de bateaux chargés de personnes comme lui, en un bon citoyen qui a réussi : famille bien éduquée, maison et entreprise florissante. C’est l’accomplissement du rêve américain. Preuve de sa réussite : mon oncle a été élu membre de la loge maçonnique locale.
En 1903, Joe décide de faire un petit voyage en France, pour revoir sa famille française et le pays où il est né.
Il part pour New York où il demande un passeport qui lui est attribué le 11 août 1903 et dans lequel il déclare son intention de revenir aux États-Unis dans les deux ans.
Après son retour, Joe reprend sa vie de sheepherder (berger de mouton), devenu rancher (éleveur). Bien considéré par son entourage, il aurait pu continuer pendant de longues années à mener une vie heureuse.
Hélas, le sort en a décidé autrement.
Dans cette région des États-Unis, l’immense espace a d’abord été occupé par des ovins placés sous la garde de cowboys. Ces premiers occupants voient maintenant passer régulièrement des troupeaux de moutons en transit, qui s’arrêtent et paissent en passant l’herbe qui n’est pas précisément à tout le monde selon eux. Les sheepherders, quant à eux, estiment qu’il faut bien que les moutons passent quelque part pour aller d’un point à un autre, et qu’on ne peut pas empêcher chaque mouton de brouter l’herbe qu’il rencontre sur son chemin.
Les cattlemen, riches propriétaires d’ovins, ont défini des zones de passage interdites aux moutons, mais ces zones sont cependant régulièrement traversées par les sheepherders.
Cette situation a déjà amené à des affrontements violents entre cowboys et sheepherders.
Un certain nombre d’entre eux ont même trouvé la mort dans ces affrontements. Cependant, dans le Wyoming, à cette époque, les cattlemen sont nombreux et riches. Ils détiennent le pouvoir et sont maîtres de l’application de la loi. De ce fait, ces meurtres sont restés impunis, et une rancÅ“ur tenace (et certainement justifiée) anime un certain nombre de sheepherders.
Bref, la situation est devenue explosive.
Le soir du 2 avril 1909, Joe, et son nouvel associé Joe Emge, ramènent un troupeau de moutons d’environ 5000 têtes, de leur zone d’hivernage vers son ranch de Ten-Sleep. C’est un voyage d’environ 25 miles (40 kilomètres).
Ils sont accompagnés de Jules Lagier, un jeune immigrant, neveu de mon oncle, qui a d’ailleurs prévu de revenir en France pour accomplir ses obligations militaires, et de deux autres bergers : Bounce Helmer, 16 ans, et Pete Caffarel, lui aussi d’origine française. Ils voyagent dans deux sheepwagons munis de tout le confort.
Ils s’arrêtent à environ 10 miles (16 km) de Ten-Sleep pour passer la nuit. Joe avait téléphoné le matin à sa femme Adaline pour lui dire qu’ils arriveraient probablement le soir même, mais ils ont été retardés par une visite effectuée dans un ranch ami où ils ont diné jusqu’à une heure avancée.
La nuit est tombée. Soudain, sept cavaliers masqués surgissent : cinq d’entre eux se dirigent vers le troupeau, les deux autres vers les sheepwagons. Le jeune Helmer sort de son wagon pour aller protéger son chien. Il est aussitôt ceinturé et ligoté, ainsi que son confrère Pete Caffarel. Joe Emge sort de son sheepwagon avec son fusil automatique 35 dont il vient de faire l’acquisition et il tire en direction d’un des raiders : George Saban, puis rentre aussitôt dans le wagon. Sa balle a traversé le chapeau du raider et « fait un tunnel dans ses cheveux », aux dires du sheriff-adjoint Felix Alston qui fera l’enquête, qui remarque que le lendemain, Saban s’est fait couper les cheveux, et qu’il porte un autre chapeau. L’un des cavaliers arrose l’armoise sèche, herbe particulièrement inflammable située sous le sheepwagon dans lequel se trouvent Joe Emge, Joe Allemand, et Jules Lagier avec du kérosène pris dans une lampe. Il y met le feu. Bientôt, le sheepwagon est transformé en brasier.
Mon oncle sort du brasier les mains en l’air : il est abattu de deux coups de fusil automatique. L’examen du corps le lendemain et l’impact des balles confirmera qu’il avait bien les bras au ciel quand il a été abattu. Les deux autres occupants du sheepwagon n’ont pas le temps de s’évacuer : ils seront victimes de l’incendie, et leurs corps seront retrouvés le lendemain par les enquêteurs, complètement carbonisés et méconnaissables.
Pendant ce temps, les autres cavaliers sont allés s’occuper des moutons : ils les tuent en masse, ainsi que les chiens, dispersent les survivants puis disparaissent dans la nuit, non sans avoir pris la précaution de couper les fils du télégraphe afin d’éviter que la nouvelle du raid puisse se propager rapidement. Le sheriff-adjoint Félix Alston chargé des investigations sur cette affaire estimera à plusieurs milliers de dollars les dégâts causés par ce raid, et s’étonnera que les raiders se soient même acharnés sur les chiens qui étaient normalement aussi respectés que les chevaux.
Les deux jeunes bergers parviennent bientôt à se libérer de leurs liens et s’enfuient du lieu du drame pour se mettre en sécurité chez des voisins proches, d’où ils avertissent les autorités.
Comme déjà expliqué, le Wyoming restait, à cette époque, un endroit où la loi n’était pas forcément appliquée dans toute sa rigueur. Ce genre de meurtre était clairement « oublié » par les autorités, pour peu que de l’argent vienne graisser la patte des bonnes personnes. Dès les jours suivant l’attaque contre nos malheureux sheepherders, et sûrs de leur impunité, certains membres du raid n’hésitèrent donc pas à se vanter d’avoir participé à ce règlement de compte. Seulement, contrairement à ce qu’il s’était passé pour des meurtres similaires quelques années auparavant, les autorités locales du comté de Big Horn où se situe Spring Creek, lieu du raid, ont décidé cette fois de tout mettre en Å“uvre pour que la lumière soit faite sur cette affaire. Il faut préciser qu’à l’poque des faits, le gouverneur du Wyoming Bryant B. Brooks, est un éleveur de moutons.
Autre précision : en 1909, au Wyoming, le nombre de têtes d’ovins a atteint 6 millions, alors que celui des bovins est seulement de 675 000. Ce rapport de presque un à dix explique à lui seul pourquoi les meurtres de sheepherders ne pouvaient plus rester impunis… (source)
En 1905, les éleveurs de moutons avaient formé le Wyoming Wool Growers Association (association des producteurs de laine du Wyoming). C’est cette association qui a contribué financièrement au procès contre les sept membres du raid qui fut baptisé plus tard le Spring Creek Raid (raid du Spring Creek). C’est sous cette appellation que l’évènement est rapporté (par exemple dans Wikipédia).
L’argent apporté par l’association des éleveurs de moutons a servi à embaucher des avocats, à couvrir le coût de l’enquête, et à payer la protection des quelques 100 témoins qui seront appelés. L’association a engagé le détective vedette Joe LeFors, bien connu pour son rôle dans la condamnation de Tom Horn exécuté pour meurtre en 1903. L’enquête a permis d’appréhender et de mettre en prison les sept auteurs présumés du raid : Herb Brink, Ed Eaton, George Saban, Tom Dixon, Milton Alexander, Albert Keyes et Georges Farris.
Un grand jury a finalement été réuni à Basin City, chef-lieu du comté où se situe Ten-Sleep, en novembre 1909. Il est composé de fermiers qui n’ont pas de sympathie particulière ni pour les cattlemen ni pour les sheepmen. Le gouverneur du Wyoming, sans doute pour affirmer son autorité, a ordonné à la milice de sécuriser les rues de la ville et d’en protéger les citoyens. Les choses tournent donc pour la première fois en défaveur des raiders.
Sentant que leur situation risquait de tourner au désastre, deux d’entre eux, Albert Keyes et Georges Farris, confessent alors toute l’histoire en échange de leur impunité. Ils rapportent en particulier devant le jury un fait qui va précipiter les condamnations : Herb Brink aurait crié à Joseph, au moment où celui-ci sortait du sheepwagon les mains levés : « It’s a hell of a time of night to come out with your hands up » (« Tu perds ton temps à sortir les bras au ciel en pleine nuit ! »).
Les condamnations tombent. Herb Brink est convaincu de meurtre au premier degré et condamné à être pendu. Les autres raiders sont condamnés à la prison pour complicité de meurtre et incendie volontaire, les deux repentis Albert Keyes et Georges Farris sont graciés, conformément à la promesse faite.
Les choses venaient de changer dans le Wyoming : pour la première fois dans ce genre d’affaires, la justice avait fonctionné, et l’impunité des raids contre les éleveurs de moutons était devenue une coutume du passé…
Voici ce que sont devenus les autres raiders :
Eaton est mort en prison en 1914. Saban a réussi à s’échapper en 1913 au cours d’un transfert, et n’a jamais été retrouvé. Dixon a été libéré sur parole en 1912. Brink et Alexander ont été également libérés sur parole en 1914.
Mon oncle Joseph a été imité par son frère Marion Jacques dit Jack qui est, lui aussi, venu s’installer au Wyoming quelques années après Joseph, et aussi par une de ses sÅ“urs, Marie, qui s’est mariée, et qui est venue ensuite s’installer à Los Angeles avec son mari. Les trois émigrants ont actuellement des descendants au Wyoming, dans l’État de Washington, et en Californie, et j’ai eu leurs adresses par l’intermédiaire d’un généalogiste américain lorsque je vivais au Texas, il y a bien longtemps maintenant.
Un de mes neveux qui est chercheur dans un laboratoire californien depuis plus de trente ans connaissait, lui aussi, cette histoire qui lui était régulièrement rappelée par ses collègues, parce que l’un des héros s’appelait Allemand comme lui. Je vous laisse imaginer sa surprise lorsque je lui ai appris, après mes recherches généalogiques, qu’il s’agissait tout simplement de son arrière-grand-oncle…
« Les cattlemen, riches propriétaires d’ovins » ? Non, les cattlemen, comme leur nom l’indique, sont des propriétaires de bovins. Ceci étant, merci pour la narration de cette vie très intéressante. et tragique.