Bob Lyddon est un professionnel chevronné de l’industrie bancaire et financière, actif depuis les années 1980.
Désormais consultant dans cette même industrie, son dernier ouvrage intitulé The shadow liabilities of EU Member States and the threat they pose to global financial stability est un avertissement sérieux pour nos sociétés incapables de maîtriser leurs dépenses publiques.
En effet, si la trajectoire actuelle n’était déjà pas tenable indéfiniment, un regard plus attentif sur la structure et l’ampleur des dettes publiques aboutit à un constat terrifiant : ce que nous comptabilisons actuellement comme dette publique ignore une partie significative de notre passif réel. Suite à sa conférence donnée à Aix-en-Provence dans le cadre de l’Université d’été IES-IREF (dont Contrepoints était partenaire) nous avons pu discuter avec M. Lyddon pour prendre la mesure du problème qu’il pense avoir identifié.
Contrepoints : Qu’est-ce que la « dette fantôme » et comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins dans ce domaine ?
Bob Lyddon : Une dette fantôme est une partie du « passif fantôme » des États membres de l’Union européenne qui n’est pas incluse par Eurostat dans sa définition de la dette brute des administrations publiques (DBAP). La dette brute des administrations publiques correspond aux dettes directes du gouvernement d’un État membre, de ses agences publiques et des autorités régionales et municipales.
La DBAP est l’indicateur retenu pour le calcul du ratio dette/PIB d’un pays et de sa conformité avec le pacte de stabilité et de croissance et le traité de stabilité fiscale1.
Le DBAP ne tient pas compte de ce qui se trouve hors du champ de vision immédiat :
Premièrement, les dettes et les risques créés par des entités telles que l’Union européenne elle-même, la Banque européenne d’investissement et la Banque centrale européenne.
Deuxièmement, les dettes des entreprises assurant les services publics de transport, d’électricité, d’eau et de gaz2 mais aussi les banques centrales nationales, ainsi que les risques créés par des mécanismes de financement tels que InvestEU et le Fonds européen de garantie.
Les dettes comprennent des éléments tels que les dettes de l’UE elle-même, et les engagements des banques centrales nationales de la zone euro dans le système de paiement TARGET2.
Les risques comprennent l’obligation de verser des capitaux supplémentaires au Mécanisme européen de stabilité.
Ces deux types de « passif fantôme » relèvent bel et bien – au bout du compte – de la responsabilité du contribuable.
À la fin de l’année 2021, la dette publique brute de la France s’élevait à 2800 milliards d’euros, tandis que ses dettes fantômes s’élevaient à 900 milliards d’euros, et ses engagements éventuels (ou passif conditionnel)3 à 800 milliards d’euros, soit un total de 4500 milliards d’euros.
La situation des autres grands pays européens est résumée dans le tableau suivant :
Quand est-elle susceptible d’être reconnue par les autorités ?
BL : Jamais, si elles peuvent l’éviter. Elles expliquent que les dettes massives du système de paiement TARGET2 ne sont que des écritures comptables qui ne reflètent pas les dettes réelles et que, de toute façon, les dettes résident dans le système européen de banques centrales. Elles poursuivent en expliquant que les euros détenus par les banques centrales ne présentent aucun risque puisqu’il s’agit de « monnaie de banque centrale », et que cela n’a donc pas d’importance.
Ces deux explications se contredisent : la première prétend que le problème n’existe pas, tandis que la seconde admet que le problème existe mais prétend qu’il n’a pas d’importance.
Il existe bien un problème, car juridiquement l’euro est ainsi structuré qu’il n’y a pas de véritable « monnaie de banque centrale » en euro, comme c’est le cas en livre ou en dollar : un dépôt auprès de la Bundesbank ne comporte pas le même risque qu’un dépôt auprès de la Banca d’Italia. Savoir dans quelle banque centrale membre du système vous déposez votre argent a son importance.
Les investisseurs privés (en particulier dans les obligations souveraines) ignorent-ils ce problème ? Ne serait-il pas dans leur intérêt de le prendre en compte pour l’intégrer précisément au prix des obligations qu’ils achètent ?
BL : Je crois comprendre qu’ils sont conscients du problème et qu’ils souhaiteraient qu’il n’existe pas. Ils continuent d’accepter, dans leur comportement, les explications des autorités européennes (qui sont intéressées) et des agences publiques de notation du crédit (qui sont contraintes de se ranger à l’avis des autorités européennes parce qu’elles sont agréées par elles, et que leurs revenus dépendent de l’approbation des autorités européennes).
Étant donné que le système européen de banques centrales possède et contrôle (en tant que garantie détenue auprès de lui) une grande partie de l’offre d’obligations – ce qui lui confère à la fois un énorme pouvoir de marché et la visibilité de qui possède quelles obligations – et qu’il existe des restrictions légales contre la vente à découvert de ces obligations, il n’est pas viable d’adopter et de maintenir une position opposée à celle des autorités4. Le marché obligataire en euro n’est pas un marché libre, mais tend vers un monopsone – un marché où il n’y a qu’un seul véritable acheteur, bien qu’il accède au marché par l’intermédiaire de différents membres du Système européen de banques centrales. Cet acheteur unique peut également faire appel à d’autres institutions européennes telles que la BEI et le MES pour agir de concert avec elles.
Il y a donc une ambivalence majeure : les investisseurs négocient avec un côté de leur tête tout en essayant de repousser les informations dont ils disposent de l’autre côté de leur tête.
Pris isolément, un investisseur pourra toujours faire remarquer que tout le monde fait la même chose que lui, et que les agences de notation publiques dégraderaient la note des États membres et des institutions européennes si quelque chose n’allait pas.
La menace de Standard and Poor’s de rétrograder la France à AA- aurait pu être un signal d’alarme, mais S&P a déclaré que les dettes de la France bénéficiaient du « soutien implicite » de l’Allemagne, ce qui est précisément la ligne adoptée par les autorités.
Comment les investisseurs individuels peuvent-ils maintenir leur portefeuille à l’abri de cette énorme bombe à retardement ?
BL : C’est vraiment difficile pour les investisseurs au sein de l’UE, et pire encore pour ceux de la zone euro. Ils sont généralement obligés par la réglementation de détenir d’importants portefeuilles d' »actifs liquides de haute qualité », mais beaucoup moins s’ils détiennent des obligations du secteur public : les autorités européennes ont fixé les règles de manière intéressée pour créer un acheteur réticent, contraint d’orienter ses décisions d’achat dans le sens souhaité par les autorités européennes, et financièrement incité à le faire puisqu’on l’autorise à détenir un plus petit portefeuille d’obligations pour peu qu’il achète « les bonnes »…
Les investisseurs hors UE peuvent avoir une plus grande marge de manœuvre, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Si les choses tournent mal, cela affectera toutes les catégories d’actifs libellés en euro, comme les actions, les obligations titrisées, ou l’immobilier. Doivent-ils dès lors éviter tous les actifs libellés en euro ou dans les monnaies des États membres de l’UE ? Ce serait une décision très lourde.
Il n’y a pas de réponse facile lorsqu’on parle de la monnaie utilisée par un bloc aussi important de l’économie mondiale, et que ses partisans sont invités à s’asseoir à la même table que ceux qui représentent de véritables monnaies souveraines comme le dollar, le yen, la livre et le franc suisse. Il faudrait un courage considérable pour décider d’adopter un point de vue différent de celui de tous ces banquiers centraux, gouvernements et agences de notation ; autant dire que c’est une ligne de conduite qui n’est envisageable que pour une infime minorité.
L’euro tiendra-t-il lorsque les dominos tomberont, et que l’on demandera à l’Allemagne de payer la facture ?
BL : Nous touchons ici à la raison pour laquelle S&P n’a pas rétrogradé la France à AA- : le « soutien implicite » de l’Allemagne à la capacité de la France à honorer ses engagements. C’est une humiliation pour la France, n’est-ce pas ? S’appuyer sur le pays qui l’a envahie trois fois au cours des 150 dernières années ? Qu’en est-il de la dignité de l’État français ? Quelle bande d’énarques mous en est à l’origine ? Est-ce que c’était ça la philosophie derrière la création de l’UE et de l’euro ? Non, ces institutions devaient permettre de retrouver la puissance.
En ce qui concerne le soutien « implicite », lisez « douteux » : l’Allemagne n’est pas légalement tenue de payer les dettes de la France en plus des siennes. Ce sont des considérations politiques qui, soi-disant, l’y obligeraient. Mais qu’en est-il vraiment ? Même si elle le voulait, l’Allemagne dispose-t-elle des ressources nécessaires ? Est-elle prête à payer plus de 9000 milliards d’euros en tout, ou même 20 000 milliards d’euros si elle « soutient implicitement » toutes les dettes des États membres de la zone euro, dettes officielles et dettes fantômes, ainsi que les engagements financiers incontournables mais qui n’ont pas d’existence comptable ? Cela représenterait plus de cinq ou six fois la taille de son économie. Même la dette de la Grèce ne représente que 193 % de la taille de son économie, ce qui lui vaut d’être notée BB+ par Standard and Poor’s (la note réservée à un investissement spéculatif avec un risque de perte substantiel).
Si l’Allemagne était responsable d’un tel volume de dettes, sa cote de crédit devrait être plus proche du niveau CCC- , soit de l’actif pourri avec un risque de perte très élevé.
C’est là que le bât blesse. L’Allemagne bénéficie d’une note AAA parce que les agences de notation la considèrent isolément dans un premier temps et, dans un second temps, elles tiennent compte du soutien implicite de l’Allemagne pour justifier le maintien de notes gonflées pour les autres États membres de la zone euro, sans ajouter les dettes de ces États membres à celles de l’Allemagne, et sans ajuster la note de l’Allemagne à la baisse.
La réponse des bureaucrates à la chute des dominos sera d’essayer de faire passer ce qu’ils ont toujours voulu : la fusion politique de l’ensemble de l’UE en une seule entité utilisant l’euro, avec un système fiscal unifié, et chaque citoyen étant également responsable de toutes les dettes et de tous les engagements publics de tous les autres pays. L’euro deviendrait alors ce qu’il n’est pas aujourd’hui, une véritable monnaie avec sa propre « monnaie de banque centrale ».
Les réserves d’or de l’Allemagne seraient déplacées à Francfort pour devenir la propriété de la BCE, c’est-à-dire la propriété de tous les citoyens de l’UE.
Pensez-vous que cela puisse se produire sans violence populaire ? Peut-être même une véritable guerre civile, au cours de laquelle quelques milliers de bureaucrates essaieraient d’amener la police et l’armée allemandes à sévir contre leurs 80 millions de citoyens ? Le risque n’est pas seulement l’éclatement de l’euro, mais un effondrement complet de la société dans les États membres de l’UE, auxquels les institutions européennes sont trop faibles pour résister, car elles sont une créature des États membres. Il reviendra rapidement aux États membres de décider de la direction à prendre, ce qui entraînera automatiquement la fin de la Commission européenne en tant qu’autorité suprême, la fin de la Cour de justice européenne en tant qu’organe suprême d’arbitrage, la fin de la pertinence du Parlement européen et ainsi de suite. Dans ce cas, qui aura encore besoin de l’euro ?
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Pierre Schweitzer pour Contrepoints. Retrouvez l’ensemble des travaux de Bob Lyddon sur le site de Lyddon Consulting.
- La fameuse limite de 3 % du PIB pour le déficit annuel, et de 60 % du PIB pour la dette, rarement respectée par la France, au demeurant, NDJ ↩
- Il est généralement admis que ces dettes bénéficient de la garantie implicite de l’État en cas de difficulté de remboursement ou de faillite, par exemple avec l’outil de la nationalisation ou de la re-nationalisation qui s’effectue avec l’argent du contribuable. ↩
- On entend par là les dépenses supplémentaires qu’on peut anticiper, bien qu’elles n’existent pas sous forme de titre de créance. On pense par exemple aux dépenses futures pour les pensions de retraites dont la démographie nous donne déjà une bonne estimation. ↩
- Une autre version de cet argument est résumée dans la maxime qu’on entend souvent à Wall Street : « Don’t fight the FED ! » ↩
La monnaie ou plutôt son émission massive donne un sentiment de pouvoir, non de supériorité, aux énarques qui se succèdent aux postes de décisions de notre pays, de la zone euro et de l’Europe.
Mais combien d’entre eux seraient capables d’en donner une définition et de donner une direction rigoureuse de leurs actions avec leurs effets sur le moyen et long termes ?
Sont-ils responsables de leurs actes ou simplement des brigands en bandes organisées ?
La dette, dans la zone euro, peut être facilement réduite par émission de monnaie. Il n’est donc pas nécessaire de prendre des mesures visibles comme suggérées dans l’article. Il suffit d’émettre de l’argent, créant de l’inflation, diminuant ainsi les dettes de tous les pays, mais de fait, entrainant un transfert entre l’Allemagne et les autres pays.
C’est la politique en cours avec les QE, eurobonds etc… Avec cela, il est impossible à un pays de la zone euro de faire faillite, car les autres pays viennent à son secours par l’inflation. L’Allemagne est au courant, mais bon ils on déclenchés la 2nd guerre mondiale, donc ils se doivent de maintenir l’unité européenne. Cette culpabilité maintient le système, et la France en joue à son avantage. Pour combien de temps?
Il n’y a pas de crainte pour les dettes la réserve d’or de la France couvre actuellement largement le déficit conjoncturel et structurel du pays, pareil pour les Allemands, Italiens, belge, Hollandais