Créer un « homicide routier » rendrait-il le droit moins lisible ?

La question de savoir si de nouvelles catégories légales sont nécessaires ou si elles risquent de compromettre la fonctionnalité du système juridique est au cœur du débat.

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Créer un « homicide routier » rendrait-il le droit moins lisible ?

Publié le 21 juillet 2023
- A +

Par Jordy Bony.

 

Le droit doit-il multiplier les catégories pour être le reflet de la société ou bien l’exigence d’efficacité l’oblige-t-elle à se limiter ? Le débat traverse la communauté des juristes sur de nombreuses questions comme nous avons pu l’expliquer dans une contribution précédente à The Conversation au sujet de l’embryon.

Voilà que le gouvernement donne du grain à moudre en annonçant le 17 juillet 2023 des évolutions en matière de sécurité routière et notamment la création d’une nouvelle incrimination spécifique dans le Code pénal : « l’homicide routier », remplaçant la qualification actuelle d’« homicide involontaire » avec circonstance aggravante de conduite sous l’empire d’un état alcoolique. La Première ministre défend une annonce à « haute valeur symbolique ».

L’objectif poursuivi semble noble : mieux prendre en compte certaines victimes de la route et leurs familles, pour lesquelles l’usage du terme « involontaire » pouvait parfois paraître choquant. L’évolution était d’ailleurs une demande de longue date des associations qui les représentent. Celles-ci déplorent néanmoins que le changement de nom ne soit pas accompagné d’une évolution des peines associées.

Pareille évolution ne nuirait-elle pas cependant pas à la clarté du droit ? Ce dernier est avant tout un outil qu’il n’est peut-être pas toujours pertinent de faire cohabiter avec des émotions, au risque de nuire à son bon fonctionnement. Que le droit soit clair, c’est d’ailleurs un principe à valeur constitutionnelle. C’est un objectif qui permet de garantir l’accessibilité du droit aux justiciables. Ce n’est pas toujours parfait et c’est un travail quotidien que de le rendre plus clair et plus accessible.

 

Deux catégories qui rendent le droit pénal clair

Afin mieux comprendre les risques liés au projet gouvernemental, il faut d’abord revenir sur le fonctionnement du droit pénal.

Celui-ci repose sur le principe de qualification. Qualifier une infraction, c’est un exercice qui vise à tisser un lien entre des faits et une infraction existante dans le Code pénal. Ainsi, tuer une personne sur la route à cause de son véhicule et sans en avoir l’intention correspond aujourd’hui à l’infraction d’homicide involontaire.

Il n’y a, par conséquent, pas d’infraction sans texte pour la prévoir. Le droit pénal français fonctionne autour d’un principe d’interprétation stricte : il n’est pas possible pour un juge d’interpréter de façon extensive une infraction afin de « forcer » le lien entre les faits et l’infraction en question.

Actuellement, le fonctionnement du droit concernant les homicides est le suivant :

Il y a l’homicide volontaire (articles 221-1 et suivants du Code pénal) et l’homicide involontaire (article 221-6 du même Code). L’homicide volontaire, aussi nommé meurtre, peut connaître une circonstance aggravante : la préméditation. Le meurtre avec préméditation devient un assassinat. L’homicide involontaire, lui, peut connaître également des circonstances aggravantes, par exemple la conduite en état d’ébriété. Ainsi, il faut comprendre que le droit pénal est clair dans le sens qu’il reconnaît uniquement l’homicide volontaire ou involontaire, infractions qui sont complétées par des circonstances atténuantes ou aggravantes.

 

Un risque de multiplication des qualifications

L’homicide routier constituerait, lui, une incrimination nouvelle qui recevrait un article dédié au sein du Code pénal. Elle serait ainsi détachée « des autres homicides et blessures involontaires ». Autrement dit, cela mettra fin à la dichotomie « homicides volontaires et involontaires » pour ajouter une troisième catégorie, qui resterait pourtant toujours proche de celle de l’homicide involontaire (qui ne va pas cesser d’exister).

Le problème réside dans le risque de multiplication des différents homicides à la suite de cela.

En effet, si l’homicide routier est reconnu pour prendre en compte la souffrance des victimes de la route, alors la porte est grande ouverte pour appliquer le même accompagnement des victimes dans une grande pluralité de domaines. Ainsi, nous pourrions assister à la création de l’homicide conjugal, de l’homicide familial, de l’homicide infantile. Tout cela existe pourtant grâce aux jeux des circonstances atténuantes ou aggravantes.

Le droit pénal connaît déjà un système de qualification des infractions qui semble avoir le mérite d’être clair. Est-ce bien nécessaire de venir lui apporter son lot de complexité au nom d’une meilleure reconnaissance de certaines victimes ? Cela peut avoir un intérêt si l’infraction nouvellement créée prévoit des peines différentes de ce qui existait auparavant (car cela marque une distinction). En revanche, s’il s’agit simplement d’un changement de nom et que cela ne change absolument rien à ce qui existait avec l’ancienne qualification, apparaît alors un risque de complexification du droit au nom d’une prise de conscience symbolique.

Voici donc relancé le débat : le droit doit-il être le reflet des étiquettes sociales ou doit-il conserver son caractère fonctionnel ? Si la réponse sociale peut se justifier pour des thématiques qui posent un problème depuis longtemps, tel que nous l’appréhendons par exemple dans nos travaux autour des embryons et des cadavres, peut-être pourrait-il être souhaitable que le législateur leur donne la priorité plutôt que de vouloir bouleverser des systèmes déjà fonctionnels.

 

 

Jordy Bony, Docteur et Instructeur en droit à l’EM Lyon, EM Lyon Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Petit rappel d’un fait méconnu.
    L’homicide involontaire dans un accident de la route, c’est jusqu’à 10 ans de prison.
    C’est une exception. Dans tous les autres cas de figures (par exemple chasse) c’est… 5 ans.
    De fait, les assoces de victimes ne pouvaient décemment exiger encore plus que le durcissement qu’elles avaient obtenu des années avant. Elles réclamaient avant tout une réelle application de ces peines.
    Les conclusions que je tire de ce énième feuilleton de sécurité routière sont au nombre de quatre :
    1. L’homicide routier ? Pas vraiment choqué. Je reconnais qu’il était malaisé de qualifier d’involontaire un accident mortel du à la consommation exagérée d’alcool, quand chacun en connaît le risque.
    2. Très choqué en revanche de la rupture d’égalité entre les homicides involontaires. En quoi le fait de tuer avec une voiture serait plus condamnable qu’avec un fusil ?
    3. Comme souvent, le législateur, un brin cynique, pour satisfaire l’envie de pénal des familles de victimes, a pondu un texte dont il se doutait bien qu’il ne serait jamais appliqué. Combien de fauteurs d’accidents mortels ont déjà eu ne serait-ce que 5 ans de prison ferme ?
    4. Le poids des assoces de victimes dans la politique de sécurité routière est bien trop fort. Il faut se souvenir du dramatique épisode du 80 km/h, réclamé de longue date par la LCVR et accordé par un premier ministre crédule, ganache et psychorigide.
    Voilà pourquoi ce simple changement de vocable me semble constituer la moins mauvaise décision prise dans ce domaine depuis une cinquantaine d’années.

  • Une petite histoire; une dame d’un certains age légèrement alcoolisé, n’a pas le reflexe de ralentir et de s’arrêter devant un passage pour piétons fréquenter essentiellement par des enfants, cette conductrice ne s’arrête pas et tue un enfant de 6 ans, son premier reflexe a été d’appelé son fils qui est gendarme et non les secours, celui ci est arrivé très rapidement, il est reparti immédiatement avec la dame, malgré la plainte des parents, elle n’a jamais été inquiété par la justice.

  • « La Première ministre défend une annonce à « haute valeur symbolique ». »
    En dehors du fait qu’un homicide (ôter la vie à un humain) qu’il soit involontaire ou/et routier reste un drame dont l’auteur doit assumer les conséquences, il me semble que les termes employés par la ministre pour qualifier cette nème trouvaille sémantique en dit long sur l’efficacité attendue du « bidule »!:
    1/ c’est une « annonce » (je n’invente rien), donc de la com;
    2/ à « haute valeur symbolique », donc encore de la com pour satisfaire une catégorie ciblée de victimes d’homicides.
    On attend avec intérêt les textes d’application de cette « nouvelle » loi.

  • Même sous l’emprise de stupéfiants,il s’agit d’un accident…mais notre société n’aime pas le risque..l’accident ne doit pas exister..tout doit être prévisible..

  • L’État depuis un certain temps, disons à la louche une quarantaine d’années, s’est muni d’une panacée : punir. Le risque s’appelle pourtant « alea » depuis l’Antiquité. En ayant sanctuarisé l’Homme, la Gauche en oublie avec trop de facilité que contrairement aux rousseauistes de jadis dont les politiques socialistes et socialisants gardent dans l’inconscient une réminiscence, ce n’est à travers une société désormais asséchée qu’un être de défauts, d’étourderies, de caprices, de passions, d’addictions… Une des raisons est sans doute que l’État s’est généreusement accaparé l’éducation que, pour diverses raisons (autre sujet de débat) la vie familiale n’assume plus. Il est très loin de reconnaître aujourd’hui ses insuffisances, voire tout simplement sa suffisance.

  • L’idée c’est de punir plus sévèrement, alors que je ne pense pas qu’une punition plus sévère va faire réfléchir les conducteurs qui potentiellement peuvent créer un accident mortel. C’était d’ailleurs l’argument de base pour la suppression de la peine de mort : la peine de mort n’empêchait pas les assassins de commettre leurs crimes.
    Une fois de plus, on est parti sur de la répression, alors que si on veut éviter des accidents mortels (si c’est possible) c’est en amont qu’il faut intervenir. Pondre une loi supplémentaire, et alors…

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