Par Alexandra Colombier et Duncan McCargo.
Les élections législatives tenues le 14 mai dernier ont marqué un tournant dans l’histoire moderne de la Thaïlande. La victoire est revenue au parti progressiste de la jeune génération, Phak Kao Klai, souvent désigné sous son nom anglais Move Forward (Aller de l’avant), qui a obtenu 151 sièges sur les 500 que compte l’Assemblée législative, chambre basse du Parlement bicaméral du pays.
Le scrutin aura été une déconvenue pour Pheu Thai (Pour les Thaïlandais), l’autre grand parti d’opposition, fondé par l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, en exil depuis quinze ans et qui espérait pouvoir revenir au pays suite à ces élections. Pheu Thai, qui annonçait depuis le début de la campagne qu’il remporterait une victoire écrasante, est finalement arrivé en deuxième position, avec 141 sièges.
Les autres grands perdants de ces élections sont les partis conservateurs, monarchistes et militaristes. Associés au pouvoir militaire en place depuis le coup d’État de 2014, ils n’ont pas su séduire l’électorat. Ils avaient notamment basé leur communication sur un argument qui ne semble plus fonctionner chez les électeurs : il faut protéger la nation, la religion et le roi, plus que la démocratie.
Le peuple s’est exprimé : il souhaite la fin de l’hégémonie des militaires sur la politique thaïlandaise. Mais le régime sortant est-il prêt à l’entendre et à céder les rênes du pays ?
Hier comme aujourd’hui, une armée omniprésente dans le jeu politique
Dans les semaines qui ont précédé les élections, de nombreuses informations ont circulé concernant la possible dissolution des partis Move Forward et Pheu Thai, pour divers prétextes – parts dans des sociétés privées détenues par leurs dirigeants, supposés achats de votes, affiches non conformes…
En outre, il est également envisageable, même à ce stade, que les élections soient annulées par la Commission électorale, pour de prétendues irrégularités, ce qui permettrait au gouvernement en place, conduit par le général Prayut Chan-ocha, Premier ministre depuis le putsch de 2014, de rester en poste. Sans compter que, conformément à la Constitution de 2017, adoptée sous les auspices de Prayut Chan-ocha, les 250 membres du Sénat votent au même titre que les 500 députés de l’Assemblée législative pour élire le Premier ministre. Ces sénateurs, qui ont été désignés par le gouvernement de Prayut, pourraient faire pencher la balance en faveur du régime en place, au détriment des partis pro-démocratie arrivés en tête aux élections.
Enfin, le dernier recours envisageable est le coup d’État, dans un pays qui en a connu 13 réussis, ainsi que de nombreuses autres tentatives infructueuses, depuis la fin de la monarchie absolue en 1932.
En 2001 et en 2005, le parti Thai Rak Thai (le parti Des Thaïlandais qui aiment les Thaïlandais), du magnat milliardaire Thaksin Shinawatra, avait remporté les élections nationales. Cette formation étant considérée comme une menace pour le « double régime » de la monarchie et de l’armée, un coup d’État militaire a renversé le gouvernement en 2006. Thaksin Shinawatra vit depuis en exil, mais est toujours resté très actif en politique.
Après la dissolution de Thai Rak Thai, il a créé un nouveau parti, le Phak Phalang Prachachon (Parti du pouvoir du peuple). Celui-ci a remporté les élections nationales de 2007… avant d’être interdit par la Cour constitutionnelle. Mais Thaksin n’en est pas resté là et a alors lancé Pheu Thai, lequel a remporté les élections nationales de 2011, puis a été évincé par le coup d’État militaire de 2014. En Thaïlande, il est important d’avoir un « parti de rechange » : une dissolution est vite arrivée.
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Après sa prise de pouvoir en 2014, le général Prayut Chan-ocha a régné en tant que dictateur pendant cinq ans. Des élections législatives ont ensuite eu lieu en 2019, remportées par Pheu Thai. Mais le parti Palang Pracharat (Le pouvoir pour le peuple thaï), dont Prayut Chan-ocha était le candidat pour le poste de Premier ministre à l’époque, a pu rassembler suffisamment de sièges au Parlement, négociant avec différentes autres formations, pour former un gouvernement. Prayut a donc pu rester au pouvoir.
Ces élections de 2019 ont vu la montée en puissance d’un nouveau parti, Future Forward, représentant la jeune génération, qui a pris la troisième place, avec 81 sièges. Le parti a été dissous un an plus tard par la Cour constitutionnelle pour avoir « violé les règles électorales en recevant un prêt d’argent illégal ». Des accusations largement considérées comme politiquement motivées.
Le peuple dans la rue, le peuple dans les urnes
L’interdiction de Future Forward avait entraîné d’importantes manifestations, principalement à Bangkok, de 2020 à 2021. Dirigées par des groupes d’étudiants, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour demander la démission du général Prayut, une nouvelle Constitution et une réforme de la monarchie. Pour la première fois depuis la fin de la monarchie absolue en 1932, le peuple thaïlandais se mobilisait dans les rues.
Les manifestants exigeaient une réforme de la monarchie. Ils protestaient notamment contre l’article 112 du Code pénal, qui punit le crime de lèse-majesté et dont le régime soutenu par l’armée abuse pour faire taire les opposants, les dissidents, les médias et la jeunesse thaïlandaise.
Face aux gaz lacrymogènes, aux flashballs, aux canons à eau, mais aussi face aux poursuites judiciaires, déclenchées en vertu de l’article 112 et de l’article 116 du Code pénal (qui punit la « sédition »), les manifestations ont fini par se calmer.
L’opposition au gouvernement a néanmoins su se faire entendre, comme en témoigne l’élection du nouveau gouverneur de Bangkok en mai 2022, quand le candidat indépendant Chadchart Sittipun a remporté une victoire écrasante. Les médias thaïlandais libéraux ont qualifié l’élection de Chadchart de victoire pour la démocratie.
Le vote n’est que la première étape
Rappelons que la Thaïlande est un régime parlementaire multipartite avec 64 partis ayant concouru pour 500 sièges lors des élections de ce 14 mai.
En 2019, 350 des 500 députés de l’Assemblée législative avaient été élus par les circonscriptions, et les 150 autres à la proportionnelle, sur des listes présentées par des partis. Le bon résultat enregistré cette année-là par le très populaire parti Future Forward, notamment grâce au scrutin de liste, avait suscité l’inquiétude des conservateurs au pouvoir, qui ont donc, nous l’avons dit, décidé de l’interdire. Mais les membres de Future Forward avaient un parti de rechange en cas de dissolution de leur parti : Move Forward.
Pour enrayer la montée de Move Forward, le pouvoir a décidé qu’aux élections de 2023, 400 députés seraient désignés via le vote dans les circonscriptions et les 100 autres à travers les liste de partis – un rééquilibrage qui visait à favoriser les puissants barons politiques régionaux, influents dans les circonscriptions, et à contrecarrer la montée en puissance de Move Forward, parti jeune dont l’implantation locale est moins forte. Pourtant, celui-ci est arrivé en tête le 14 mai. Mais gagner les élections ne garantit pas de pouvoir former un gouvernement.
Comme en 2019, les 250 sénateurs non élus voteront aux côtés des 500 députés nouvellement élus pour désigner le prochain Premier ministre. Lors des élections de 2019, ils ont soutenu à l’unanimité le général Prayut Chan-ocha, et la plupart d’entre eux restent ses fidèles partisans.
Si la Thaïlande s’est dotée d’une Constitution, d’un système électoral et d’un Parlement, les membres de l’establishment ne se sont pas dotés de valeurs démocratiques pour autant. Dans les coulisses, les différents barons de la politique s’affairent à trouver un subterfuge pour contrer la victoire de Move Forward.
Des surprises à venir
Fondé par le magnat des affaires Thanathorn Juangroongruangkit (né en 1978), Future Forward représentait un nouvel espoir démocratique pour les Thaïlandais, en particulier les jeunes. Après sa dissolution, Thanathorn et d’autres cadres du parti ayant été interdits de toute activité politique pendant dix ans, c’est un autre jeune magnat des affaires qui a pris la tête du Move Forward Party, Pita Limjaroenrat (né en 1980).
Move Forward a fait campagne sur le thème du « changement », promettant un État-providence, la justice sociale et l’amendement du très controversé article 112. Cette posture de parti anti-régime a séduit le segment progressiste de la société et les jeunes électeurs. Mais elle inquiète l’establishment thaïlandais qui, répétons-le, tente d’empêcher le parti de former un gouvernement.
Actuellement, Move Forward cherche à former un gouvernement avec d’autres partis, y compris d’anciens partis d’opposition et des nouveaux partis. Le parti a besoin de 376 sièges pour pouvoir former un gouvernement et s’assurer que Pita soit Premier ministre. Move Forward a donc besoin du vote des sénateurs et d’autres partis.
Certains partis de premier plan ont déclaré ne pas soutenir un gouvernement formé par Move Forward. C’est le cas du parti Bhumjaithai (Parti De la fierté thaïe), arrivé en troisième position le 14 mai 2023. Bhumjaithai a déclaré que la position de Move Forward sur la monarchie et le crime de lèse-majesté était contraire à son projet, qui est de protéger la monarchie au mieux de ses capacités.
L’histoire thaïlandaise l’a prouvé maintes fois, la démocratie n’est pas une option pour les conservateurs. Comme le parti du général Prayut l’a communiqué lors de la campagne électorale : « Vous devez protéger le pays et non la démocratie. Le pays doit passer en premier, car s’il n’y a pas de nation, la démocratie n’est rien. »
Si Move Forward n’arrive pas à former un gouvernement, le choix se portera peut-être sur Pheu Thai. Dans les coulisses de la politique thaïlandaise, l’agitation bat son plein, mais pas forcément dans le sens d’une démocratisation. Mais que les politiques décident d’aller de l’avant ou de retourner en arrière, le peuple a parlé : c’est la démocratie qu’il a choisie.
Alexandra Colombier, Spécialiste des médias en Thaïlande, Université Le Havre Normandie et Duncan McCargo, Directeur de l’Institut nordique d’études asiatiques et professeur de sciences politiques, University of Copenhagen
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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