Sortie de la Russie du New Start : le désarmement nucléaire peut attendre

Le président Vladimir Poutine a décidé de suspendre sa participation au traité New Start. Retour sur la portée de l’évènement alors que la guerre se poursuit en Ukraine.

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Sortie de la Russie du New Start : le désarmement nucléaire peut attendre

Publié le 31 mars 2023
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Par Philippe Wodka-Gallien.1

Le président Vladimir Poutine a décidé de suspendre sa participation au traité New Start, dispositif bilatéral américano-russe de contrôle et de limitation des armes nucléaires stratégiques. Sa décision a été annoncée à l’occasion du discours sur l’État de la Nation prononcé le 21 février à Moscou. Signé à Prague le 8 avril 2010, par les présidents Barack Obama et Dmitri Medvedev, New Start, en développé Strategic arms reduction talks, devait ouvrir sur une ère nouvelle de confiance en limitant le nombre de missiles nucléaires intercontinentaux. Plus encore, le président Poutine a ajouté que son dispositif militaire se tenait « prêt à des tests d’armes nucléaires », si les États-Unis prennent l’initiative d’en effectuer en premier. Retour sur la portée de l’évènement, alors que la guerre se poursuit en Ukraine.

 

L’effeuillage continu de l’Arms control

Difficile d’espérer autre chose, vu le soutien massif de Washington à Kiev en réponse à l’agression déclenchée le 24 février 2022 sur l’Ukraine.

En résumé, New Start impose aux deux États un plafond à leurs forces nucléaires, soit 700 vecteurs et 1550 ogives. Pour autant, la suspension de New Start change peu de choses à la grammaire si particulière de l’atome. La nouvelle orientation est sans effet sur les États nucléaires de fait, Inde, Pakistan, Corée du Nord, et bien évidement Israël qui sanctuarise son étroit territoire par une stratégie d’ambigüité qui n’invite personne à prendre le moindre risque à son endroit. Quand bien même, le processus d’Arms control se serait poursuivi dans un contexte idéalisé entre Washington et Moscou, quand bien même la guerre en Ukraine n’aurait pas eu lieu, New Start ne concernait pas les stocks d’armes nucléaires classées « tactiques », selon les doctrines des deux capitales. Il y en a des milliers. De quoi relativiser un peu plus la portée de New Start.

L’annonce du président russe était prévisible : déjà en août 2022 Moscou avait refusé l’accès aux inspecteurs américains à leurs installations militaires. La réserve russe envers New Start effeuille un peu plus, à la manière d’un artichaut, l’édifice de maîtrise des armements patiemment construits au seuil des années 1970. Sur le dossier clé des forces nucléaires, sa vocation fut de faire vivre la détente sans réduire les capacités de défense de chacun, puis de marquer la sortie de la guerre froide, enfin d’entretenir l’espérance des dividendes de la paix dans l’immédiateté de la chute du mur de Berlin le 8 novembre 1989.

À ce titre, nous avons eu les accord Salt 1 (1972), Salt 2 (1979), Start (1991) et Sort (2002). L’idée était de bâtir un système stable entre les deux grands, un mécanisme de dissuasion fondé sur le principe de la Destruction mutuelle assurée (Mad en anglais), mais aussi d’élaborer une vision partagée des stratégies nucléaires et du rôle des armes qui vont avec. L’objectif était aussi d’installer des instruments de sécurité pour éviter le déclenchement d’une guerre nucléaire accidentelle (inspiration infinie pour le cinéaste). Ce schéma de stabilité avait été voulu par Robert McNamara, secrétaire à la Défense du président J.F. Kennedy, d’où ses réserves à l’égard des défense antimissiles, ce qui a encouragé le traité ABM.

On verra dans l’annonce du président Poutine un coin de plus dans les relations avec Washington, puisque le traité, d’une validité de dix ans devait être révisé. Mais si l’on ne peut soutenir cette étrangeté de guerre en Ukraine, initiative de Moscou qui a enlevé des centaines de milliers de vies, force est de reconnaître que la Russie n’a pas le monopole de l’initiative en matière de course aux armements. Cela fait deux décennies que Russes et Américains ont entrepris un travail de sape de tous les accords d’Arms control, contribuant de la sorte à la dégradation continue, globale, voire structurée, de leurs relations.

En 2002, déjà, il y eu le retrait de Washington du traité antimissiles ABM, une demande du président Georges W. Bush motivé par les événements du 11 septembre 2001. Il est vrai qu’il fallait tenir compte de la menace venue de Pyongyang. Autre victime du processus : l’abandon en août 2019 du traité INF sur les armes nucléaires à portée intermédiaire en Europe, traité de désarmement conduisant au démantèlement des missiles de croisière « Cruise », Pershing II et SS20 côté soviétique. Ce traité fut signé par Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan lors d’une cérémonie dont on retient l’image d’un espoir de paix pour le monde. Plus près de nous, il y eu le Royaume-Uni, lorsqu’en mars 2021 Boris Johnson soutient l’augmentation de 40 % du format de son arsenal nucléaire.

Dans le résiduel, ne restent entre les deux pays que deux conventions multilatérales : le Traité de non-prolifération (TNP) et le Traité d’interdiction complète des essais (TICE), derniers remparts avant le retour d’un monde de « piraterie nucléaire », pour reprendre l’expression en son temps de Thérèse Delpech. L’annonce de Vladimir Poutine nous invite à regarder son effet sur le TNP. Hors le volet bilatéral de New Start, cette posture vient contredire l’esprit du Traité de non-prolifération, clé de voute de la sécurité nucléaire internationale.  C’est l’article 6 qui est visé, celui invitant les États dotés à engager un processus de désarmement.

Pour le reste, le traité conserve toute sa valeur opérationnelle en matière de non-prolifération.

Que va-t-il se passer maintenant dans l’univers des armes nucléaires ? Au fond, ce qui compte, c’est le respect de l’esprit des traités. New Start en réserve, libérés de toutes contraintes, USA et Russie ne chercheront pas forcément à augmenter le format de leurs arsenaux : 1550 charges c’est largement suffisant pour une autodestruction garantie. En revanche, leurs budgets de défense seront orientés sur la modernisation des vecteurs nucléaires, démarche déjà engagée depuis une décennie, et bien évidemment, en second lieu, sur tous les segments du conventionnel, de l’équipement des forces de manœuvre aux systèmes centraux de défense (espace, cyber, défenses antimissiles).

 

Voici remisé le dernier traité Russie-USA sur la limitation des désarmements

Au fond, s’il a servi « les offensives de paix » de l’URSS et de sa propagande version 1970, l’Arms control ne sert plus guère les intérêts de dirigeants mobilisés sur l’exercice vigoureux des rapports de force, y compris au moyen du conflit armé.

François Géré, président de l’Institut Français d’Analyse Stratégique, résume bien le climat actuel :

« L’Arms control est mort avec la guerre froide. Américains et Russes reconduisent l’expression pour désigner la gestion à la carte de systèmes d’armes nucléaires stratégiques de plus en plus anciens. Ce régime n’impose aucune contrainte aux armes du futur, tant offensives que défensives. À la prolifération quantitative se substitue donc la prolifération qualitative. Chacun reprend sa liberté d’action en conservant toutefois d’un commun accord des précautions conjointes pour éviter les événements accidentels dangereux et les malentendus catastrophiques. Pour le reste, la réduction des vérifications intrusives rétablit un climat de défiance quant aux éventuelles tricheries de l’adversaire. »

En termes concrets, Vladimir Poutine s’épargne une cérémonie avec son homologue américain, la mise en scène que les opinions appellent de leurs vœux, tant elle est à l’image une paix durable sanctifiée par une signature solennelle. Au temps de la guerre froide première édition (donc 1947-1989), un système d’évaluation avait été mis en place pour mesurer la qualité des relations Est-Ouest prenant en compte tous les domaines : relations diplomatiques, courses aux armements, échanges économiques et scientifiques, rencontres sportives, congrès, incluant même échanges culturels et intensité du tourisme, plus, forcément, la prise en considération des négociations aux traités de maîtrise des armements et le respect de leur application. En 2023, ce bilan a touché le fond.

 

Désarmement ou pas, les mécanismes de la dissuasion nucléaire restent pertinents et opérationnels 

Quelles formes pourraient prendre les prochaines tentatives à l’encontre de l’Arms control ?

On pense immédiatement à la reprise des essais nucléaires, option qui pourrait se réaliser sur un champ de tir, donc à l’encontre des principes posés par le TICE. Rappelons que les deux sites, l’américain dans le Nevada, et le Russe en Nouvelle-Zemble n’ont toujours pas été démantelés. Ils pourraient reprendre du service à court préavis. L’autre geste susceptible de dégrader plus encore la relation nucléaire entre Russie et Occidentaux reviendrait à installer des armes nucléaires dans les États sous parapluie et qui en sont actuellement dépourvus. Vladimir Poutine a évoqué la Biélorussie fin mars. Et au titre de son appartenance à l’Otan, la Pologne avait demandé récemment en octobre 2022 un déploiement américain d’armes nucléaires, recevant une fin de non-recevoir.

Rappelons l’accord tacite entre Russes et Américains au début des années 1990 de ne pas déployer d’armes nucléaires dans les nouveaux pays de l’Otan autrefois membres du Pacte de Varsovie, bref les  pays de l’Est. Sur le dossier, il faut rester serein. L’observation des enjeux nucléaires de la guerre en Ukraine nous invite à rejoindre le général Jérôme Pélistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale sur la force du concept de dissuasion.

Dans le quotidien La Croix, le 28 mars, il écrit :

« La dissuasion nucléaire a permis de limiter le risque de guerre totale. À chaque fois que Moscou a agité le chiffon rouge de la bombe, il faut souligner à l’inverse la maîtrise des puissances dotées que sont les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, ne répliquant pas aux menaces russes. »

Essais nucléaires et déploiements d’armes, voici des manœuvres qui n’apportent aucun plus opérationnel, rien en termes militaires, rien non plus à leur crédibilité. On sait que ça marche depuis Hiroshima, sachant aussi que les deux pays ont procédé à 1765 essais nucléaires en 1945 et 1992. Depuis, la modernisation des armes repose sur des programmes de simulation, comme autorisé par le TICE. Engins Trident américains, RS-28 Sarmat et Bulava russes, DF-41 chinois, et M51 français ont clairement fixé les stratégies de dissuasion à l’intérieur même du schéma de stabilité défini par le scénario Mad de la destruction mutuelle, qu’il y ait ou non, ici où là de nouvelles munitions.

 

Les scénarios nucléaires : vers des scénarios asymétriques

En creux, les scénarios nucléaires s’orientent vers des opérations asymétriques.

La course aux raffinements du côté des vecteurs, missiles hypersoniques et manœuvrants, torpilles, sous-marins, à l’image des engins AGM-183 américains et Kinzhal russes, ne modifient en rien le caractère politique de l’arme nucléaire et le concept de non-emploi effectif. Au mieux, ces armes vont introduire des éléments de rapports de force au sein même du dialogue nucléaire. Il s’agit par exemple de démonétiser les défenses antimissiles, vocation côté russe de la torpille nucléaire Poseïdon. La belle affaire. La dissuasion conserve ses vertus tranquillisantes à l’inverse des réactions médiatiques à l’annonce de tel ou tel perfectionnement.

Rappelons que la crise des missiles de Cuba trouve en 1962 un dénouement négocié et heureux entre Kennedy et Khrouchtchev alors même que les États-Unis disposent de dix fois plus d’armes nucléaires que l’Union soviétique et alors même que l’US Navy a déployé en mer ses premiers sous-marins nucléaires lanceurs d’engins Polaris. C’est une percée considérable. D’où l’initiative de Nikita Khrouchtchev de déployer à Cuba des missiles à moyenne portée pointé sur les États-Unis. Le pouvoir égalisateur de l’atome qui fonde le principe de la dissuasion, comme élaboré par la pensée stratégique française, notamment l’amiral Raoul Castex dès octobre 1945 s’affirme dans cet épisode.

 

La France, une pédagogie de la dissuasion

S’il est un cas où la pensée française peut et doit influer le monde, c’est bien dans le nucléaire, précisément son concept de suffisance appliqué à la force de dissuasion, fondement intangible de sa politique d’armement nucléaire.

C’est important car notre monde sera durablement nucléaire : ce sera l’un des effets structurants de la guerre en Ukraine sur le système international. Cette fois, notre propension à donner des leçons à tout le monde peut servir le bien commun de l’humanité. Dans la vision française de l’atome militaire, toute arme nucléaire, quel que soit le qualificatif, est une arme stratégique. À l’appui de ce message, son usage est cantonné à la défense exclusive des intérêts vitaux et sa mise en œuvre relève du chef de l’État. La diplomatie française a donc exprimé ses regrets en réponse au recul de la diplomatie nucléaire venue de Moscou. Le désarmement attendra.

Quelle inversion de situation depuis l’initiative Global zero lancée il y a 15 ans avec l’aval de Barak Obama ! Succombant à l’expression des rapports de force, à la prolifération et à la course aux armements, le monde a choisi une voie radicalement opposée à cette espérance, du virage à 180°, à fort facteur de charge ! La dissuasion française nucléaire dans son format et ses technologies voit de fait sa légitimité renforcée, quand bien même celle-ci eut été écornée sous l’ère Obama.

L’annexion de la Crimée en 2014, les percées nord-coréennes durant la décennies 2010 avaient déjà modifié, pour le moins, notre perception de l’environnement de sécurité. Saluons nos dirigeants qui ont résisté aux pressions prônant un désarmement unilatéral. Entre combats en Ukraine et prolifération, la situation dégradée du jour consolide l’orientation fixée par la Loi de programmation militaire en cours prévoyant le renouvellement des composantes aériennes et maritimes. La démarche imposera aussi une convergence entre objectifs de défense et l’industrie civile, nucléaire notamment, mais pas seulement, pour l’appui qu’elle apporte à toutes les composantes de la force de dissuasion.

 

  1. Philippe Wodka-Gallien. Institut français d’analyse stratégique.  Auteur du récent ouvrage, La dissuasion nucléaire française en action, dictionnaire d’un récit national aux éditions Deccopman
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  • Il serait bien de se souvenir que le seul pays a avoir utilisée l’arme nucléaire est les USA…sur Hiroshima et Nagasaki….

    • les USA sont aussi le seul à envisager le nucléaire en première frappe… les seuls à parler de détruire la Russie…

  • « …le soutien massif de Washington à Kiev en réponse à l’agression déclenchée le 24 février 2022 sur l’Ukraine… », « … cette étrangeté de guerre en Ukraine, initiative de Moscou qui a enlevé des centaines de milliers de vies… »
    L’ « agression » a été déclenchée en 2014 à la suite de l’encerclement de la Russie par l’OTAN en exécution des votes du Congrès US en 1996.
    Suivant le scénario bien rodé, l’Amérique fait la guerre par Ukrainiens interposés.
    Pour le reste, c’est bien le « camp du Bien », américain bien sûr, qui a lancé cette abominable course à l’armement nucléaire.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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