L’anglais est-il le nouveau latin ?

L’anglais est en train de devenir comme le latin : une langue mondiale parlée par les élites.

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L’anglais est-il le nouveau latin ?

Publié le 19 octobre 2022
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Cette comparaison rapide, et forcément partielle, doit nous conduire à réfléchir à un meilleur ciblage de nos actions de militants du français et de la francophonie.

 

Bref historique de l’usage du latin

L’empire romain s’écroule, le latin en principe aussi. Les Européens de l’ancien empire ou des régions voisines comme la Germanie, parlent de nombreux dialectes, les uns le roman, dont l’un deviendra le français, et les autres germaniques, dont l’un deviendra l’allemand, et quelques autres langues.

Mais une institution demeure : l’Église catholique qui continue à fonctionner en latin.

Elle ne s’occupe pas seulement de la religion au sens étroit du terme, mais aussi d’une bonne partie de l’administration locale, comme l’état civil, et l’éducation. Cette dernière est réservée aux privilégiés et notamment aux membres de l’église.

Par ailleurs l’Église est une puissance politique, et l’on verra par exemple l’empereur du Saint-Empire venir implorer le pardon du pape à Canossa.

Au fur et à mesure que les autorités princières ou royales vont s’affirmer, une élite intellectuelle non religieuse va se développer.

Par continuité avec le passé, pour les rapports avec cette puissance dominante qu’était l’Église, mais aussi du fait de l’infini fractionnement des langues locales, cette élite adoptera le latin. Mais cela se fera sans abandon des langues maternelles.

Cela durera 1000 ans et davantage, mais, progressivement, les dialectes vont laisser la place (ou cohabiter) avec ce qu’on appellera des langues nationales, le français, l’italien, le castillan, l’allemand… qui auront suffisamment de locuteurs pour que l’administration et les échanges courants n’aient plus besoin du latin.

Une étape remarquée dans ce processus est l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 : le français remplace le latin comme langue du droit et de l’administration, tout en laissant ouvert l’usage des autres langues maternelles.

Remarquons que pendant ce millénaire, le français va se développer et gagner en influence, notamment avec les textes de Chrétien de Troyes, qui a popularisé les contes des Chevaliers de la Table Ronde avec sa littérature arthurienne. 

Il est donc tentant de dire que l’anglais d’aujourd’hui est le latin du Moyen Âge et de penser que cette situation ne nuira pas forcément au français.

 

Intérêt et limites de comparaison de l’anglais d’aujourd’hui avec le latin d’hier

Nous voyons que les grandes lignes de cette situation ressemblent à une évolution en cours actuellement : le déclin d’un grand empire, et le fait que sa langue ne soit plus considérée seulement comme la sienne mais comme celle des élites mondiales qui doivent faire face à la diversité linguistique.

Par exemple, il est pratique pour un Chinois d’apprendre l’anglais pour exercer le commerce, la technique ou la science dans le monde entier, plutôt que d’apprendre simultanément l’hindi, le français et l’espagnol… et de toute façon l’anglais.

Bien sûr, les États-Unis sont toujours puissants et les membres du Commonwealth d’origine européenne ont l’anglais comme langue maternelle ou de communication locale.

Mais le glissement vers la situation du latin au Moyen Âge me paraît bien entamé.

En tant que militants de la francophonie, ce qui nous intéresse, c’est ce que va devenir le français dans ce contexte.

Au Moyen Âge, la scolarisation n’était pas générale, elle était même très restreinte. Elle se faisait en latin mais cela ne touchait pas les masses. Même l’Église catholique était consciente des limites du latin et recommandait de « prêcher en langue vulgaire ».

Aujourd’hui l’école forme les masses et nous avons introduit l’anglais en primaire. Pour l’instant le résultat est très modeste, mais ça a l’inconvénient de souligner à tous les jeunes qu’il y a là une langue à apprendre qui est « plus importante que le français ».

Ces deux points de différence avec le Moyen Âge, l’influence des pays anglophones et la scolarisation de masse étant rappelés, cette analogie partielle peut néanmoins nous amener à réfléchir à la façon dont des militants du français, dont je fais partie, doivent argumenter vis-à-vis de l’anglais.

 

Adapter notre argumentation à cet usage de l’anglais

Il faut donc cesser de qualifier de traîtres ou de vendus ceux qui utilisent l’anglais comme le latin autrefois, et non pas en soumission au monde anglo-saxon. Il faut trouver vis-à-vis de ces acteurs des arguments plus adaptés à leur situation.

En effet cette attitude méprisante est contre-productive en ce qu’elle renvoie les militants du français dans la bulle de ceux qui sont coupés de la vie réelle

En matière de langue de travail et de communication

Sauf cas particuliers, la plupart du travail peut se faire en français dans une entreprise française, mais il faut expliquer pourquoi c’est l’intérêt d’entreprise

J’ai écrit un livre et plusieurs articles sur ce sujet, et notamment sur le gâchis de compétences entraîné par l’anglicisation.

Cette anglicisation vient souvent elle-même d’une mauvaise analyse de la situation, combinée à un snobisme qui est descendu maintenant jusqu’aux niveaux hiérarchiques intermédiaires, créant un « argot de bureau » dénoncé par une série d’articles dans Le Monde et de nombreux humoristes.

Une des causes de cette anglicisation vient de l’influence des entreprises de communication, comme nous pouvons tous le constater dans les publicités, le nom des produits et des enseignes du commerce etc.

Là aussi, il faut analyser les causes de cette situation, plutôt que de vomir (j’exagère à peine) la communication elle-même qui est une nécessité pour les entreprises.

Pour être bref, les entreprises de communication arguent par exemple de la nécessité d’une communication internationale, alors que ce n’est souvent pas nécessaire, et que l’on peut maintenant parfaitement segmenter informatiquement la communication par langue.

Il serait d’ailleurs intéressant de prendre le problème à sa source et de remonter jusqu’à la formation en communication dans les écoles commerciales…

En matière de politique culturelle

Nous devons nous employer à valoriser les acteurs francophones contemporains dans tous les médias. Pas seulement en littérature, comme le fit en son temps Chrétien de Troyes, littérature d’ailleurs souvent orale, mais aussi dans les réseaux sociaux, au cinéma et dans tout l’audiovisuel
Cela implique de faire une place croissante à l’ensemble de la francophonie et en particulier à l’Afrique.

 

Que font les Russes et les Chinois pour promouvoir leur culture ?

La Russie et la Chine ont des politiques culturelles actives.

Elles multiplient les bourses (notamment à certains militaires au pouvoir actuellement), inondent le continent de leurs interventions dans les réseaux sociaux (la Russie surtout), de films et autres contenus audiovisuels (la Chine surtout).

Notre politique culturelle devrait donc être de donner la priorité au français dans l’éducation nationale de tous les pays concernés, France comprise. Les enquêtes montrent actuellement que le français n’y est pas vraiment maîtrisé au collège, et donc en amont. Et, bien sûr, a fortiori en Afrique.

Ce serait probablement beaucoup moins coûteux qu’une intervention armée… dont l’expérience montre qu’elle peut être très mal comprise sur place, même si elle a été demandée par les locaux au départ.

 

Une nécessaire prudence dans les jugements

Cet anglais qui devient une sorte de latin devrait nous amener à juger plus sereinement nos dirigeants politiques ou économiques.

Ils ont, si j’ose dire, deux casquettes : l’une tournée vers le public ou des notables étrangers francophones (il y en a encore beaucoup), et donc en français, mais aussi participer à la vie internationale, donc à utiliser le latin actuel, c’est-à-dire l’anglais.

Une opposition frontale sans nuance, et a fortiori une accusation de trahison, nous coupe d’une bonne partie de l’appareil d’État et des principaux acteurs économiques. C’est une donnée dont il faut tenir compte dans nos arguments.

Par contre, il faut continuer nos actions envers la Commission européenne qui ne devrait pas oublier qu’elle a des traités à respecter concernant l’usage des langues, et notamment du français et de l’allemand.

Mais là aussi il nous faut être extrêmement ferme sur la communication à destination de l’extérieur, c’est-à-dire pour le grand public, les appels d’offres, les responsables nationaux de chaque pays…

Par contre, qu’un Tchèque et un Estonien échangent de manière informelle en anglais plutôt qu’en français ou en allemand nous ramène à la situation du Moyen Âge, donc ne pose pas de problème particulier. Là aussi il faudra veiller à notre formulation.

Peut-être faudrait-il bousculer le puissant et coûteux groupe des interprètes à Bruxelles, d’ailleurs sous- employé du fait de l’usage de l’anglais, et pratiquer davantage la traduction automatique.

La situation est analogue dans les entreprises : il ne faut pas crier au scandale lorsque l’on discute avec un client en anglais s’il le demande, mais il faut par contre s’adresser en français à son personnel et à ses clients francophones pour les raisons évoquées plus haut.

Bref il ne s’agit pas, pour les militants du français, d’un changement de fond mais d’une meilleure adaptation de leurs arguments à une réalité qui a évolué. L’enseignement en anglais se diffuse très rapidement dans le monde entier, surtout via l’enseignement privé, donc pour une large élite.

On remarquait récemment que les échanges sur les réseaux sociaux entre Arabes à Dubaï se font largement en anglais.

De même, si le hindi et les langues locales prédominent en Inde, maintenant le pays le plus peuplé du monde devant la Chine, c’est seulement dans l’enseignement public, l’enseignement privé est, lui, largement en anglais.

On pourrait multiplier les exemples, notamment africains, montrant que l’anglais est de moins en moins la langue des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Parler anglais à l’international n’empêche pas l’anti-américanisme des chinois, des iraniens…

Le même phénomène joue d’ailleurs en Afrique en faveur du français, ce qui est indispensable pour que notre langue reste celle d’une grande région du monde, comme elle l’était par rapport au latin dans le monde catholique pendant le Moyen Âge.

Sur le web

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  • Franchement, pour ce qui est de l’étranger, je ne sais pas. Par contre en France depuis des décennies, on apprend l’anglais comme le latin : ben oui quand on a parlé environ un quart d’heure pour le brevet et une demie heure pour le bac tout compris, c’est une évidence que ces 7 années d’anglais sont d’une efficacité redoutable…. isn’t it ?

  • Plusieurs remarques : remontons dans le temps , le latin au temps du Christ était le sabir parlé par tout le monde pour la vie de tous les jours, le commerce etc . La langue des lettrés était le grec . Grec qui est resté longtemps et même chez nous (jusqu’aujourd’hui) LA langue des lettrés , le latin étant considéré comme plus plébéien. Je suis donc partiellement d’accord avec vous : oui l’anglais est l’équivalent du latin , mais pas comme la langue des lettrés comme vous semblez le dire mais comme le sabir d’échange mondial communément accepté (certes les élites sont les seuls à le maîtriser convenablement , mais tout le monde se débrouille avec dans ce que l’on appelle le « business english ») . Le français dans tout cela ? Eh bien c’est le grec d’antan : il a été longtemps parlé que par les élites , il reste encore , porté par sa culture , choisi à cet effet . Quel sera son avenir ? un avenir grec ? ou bien une expansion portée par la jeunesse des peuples d’Afrique francophones ? difficile à dire . En tous les cas les langues survivent des millénaires après la mort des grandes civilisations comme des échos de leur grandeur passée .

  • Personellement je vois plus l’anglais comme un esperanto, permettant la communication facile entre toutes sortes d’individus, et justement Pas seulement Les élites… On va en vacances en Indonésie ou en Amérique du sud, on parle anglais à l’hôtel.

  • Quand on passe le baccalauréat sans savoir ce que signifie « ludique », c’est que le français va disparaître grâce à l’éducation nationale.
    Autant baragouiner de l’anglais. Au moins on a une chance de s’évader de ce pays.

  • Pour désacraliser l’anglais, il faut l’apprendre dès la maternelle.

  • Militants de la langue française, et si vous preniez l’espéranto au sérieux ?
    Du point de vue géopolitique, l’espéranto est faible. OK. Mais du point de vue pédagogique ?
    Que vous le vouliez ou non, quand vous enseignez l’anglais dès l’école, vous mettez le français en infériorité, vous faites allégeance à un colonisateur qui vous impose sa culture.
    Au contraire, vu comme outil pédagogique, l’espéranto peut aider les élèves francophones à déjà mieux comprendre ce qu’ils disent eux-mêmes en français.

    • Comment peut on croire à l esperanto ? Le parlez vous ? Si oui avec qui ? Combien de langues étrangères parlez vous ? Lisez vous ?

      • Pour répondre à vos questions : j’ai appris 6 langues, dont l’espéranto en dernier ; je ne suis à l’aise qu’en français et en espéranto.
        Je vous accorde qu’avec l’espéranto, je suis comme « celui qui a le téléphone tout seul ».
        Mais justement, le seul fait de traduire pour soi-même, en espéranto, ce qu’on essaie de dire en français, a déjà son intérêt : cela oblige à mieux le dire dans la langue française.
        Je vous témoigne que, grâce à cet exercice :
        — ma rédaction en français est devenue plus fluide,
        — mes constructions de phrase sont devenues moins rigides (j’appliquais des propositions toutes faites).
        — j’ai pris conscience de contresens que je faisais dans ma langue maternelle (que je maîtrise mal).
        — ma lecture de l’anglais est devenue plus fluide, dès lors que je savais repérer plus facilement ce qui est substantif, adjectif, verbe et adverbe.
        — J’ai découvert qu’un participe pouvait être : passé, présent, futur ou conditionnel, et cela à l’actif ou au passif. Et donc que le système de la langue française n’est qu’un sous ensemble des possibles.
        — j’ai résolu un conflit entre deux directions de mon entreprise, en mettant le doigt sur l’ambiguïté d’un intitulé. Le conflit tournait autour de la « Direction de la Production ». Pour traduire cet intitulé, j’avais le choix entre trois suffixes ; l’intitulé pouvait donc se comprendre de trois façon différentes : s’agissait-il de la Direction… des produits, de l’activité de produire ou des outils de production ? Chacun des protagoniste comprenait l’intitulé à sa façon.

        Ceci dit, libre à chacun maintenant de savoir ce qui lui serait utile.

  • Dans le monde actuel l’anglais est une langue comme les autres, il est coutumier de rencontrer des gens parlant plusieurs langues sans que pour cela qu’ils soient considérés comme des élites.

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