Il y a 80 ans, les Hommes atteignaient les portes de l’espace

En octobre 1942, sur les bords de la mer Baltique, des ingénieurs allemands réussirent à envoyer une fusée à près de 90 kilomètres d’altitude, une zone considérée comme la frontière du cosmos. Cette prouesse technologique réalisée en tant de guerre ouvrira plus tard la voie à l’exploration du système solaire.

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Il y a 80 ans, les Hommes atteignaient les portes de l’espace

Publié le 3 octobre 2022
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Par Louis Anders.

 

Le lieu est envahi par la végétation et par les grands pins typiques de la région. Quelques murs en béton armé subsistent, et l’on distingue entre les arbres comme des murailles de terre qui cerclaient une aire délimitée. Dans cet espace où la nature sauvage reprend irrésistiblement ses droits, on peine à croire qu’a eu lieu l’une des plus impressionnantes réalisations technologiques de l’Homme : le 3 octobre 1942, des ingénieurs y envoyaient pour la première fois un engin conçu de leurs mains au-delà de l’atmosphère terrestre et atteignaient ainsi les portes du cosmos.

Nous sommes sur la presqu’île d’Usedom, au nord-est de l’Allemagne, au bord de la mer Baltique. La région est appréciée des Allemands pour ses hautes forêts et ses belles plages de sable blanc. On y trouve non loin l’île de Rügen, un lieu prisé des artistes locaux, et plus au nord, à 200 kilomètres, celle où le célèbre astronome danois Tycho Brahé fit des observations fondamentales pour la compréhension du système solaire. Le nord-est de l’Allemagne est aussi connu pour avoir abrité l’un des plus grands centres de recherches et d’essais au monde, le site de Peenmünde. Entre 1937 et 1944, Peenemünde fut utilisé par l’armée de terre et l’armée de l’air allemande pour y développer les engins les plus futuristes : fusées, avions à réaction, missiles téléguidées… Elle concentra des milliers d’ingénieurs et de techniciens, employés par l’armée ou par les entreprises industrielles germaniques.

« À Peenemünde, ils ont réuni toutes les compétences, explique notre guide, M. Rheiner, un passionné qui, avec un ami, essaye de faire vivre le vaste site. Au centre d’essais, plus de 4000 personnes arrivaient le matin et repartaient le soir, notamment par le biais d’un train électrique révolutionnaire, le plus rapide à l’époque ».

 

Les grands pionniers, de l’Oural à l’Atlantique

C’est ici qu’a été développée la première fusée de l’histoire, l’A4 qui sera plus tard dénommée V2. D’abord destinée à un usage militaire dans le contexte de la guerre, puis utilisée comme soubassement des premiers missiles balistiques, elle servira surtout à imaginer les futurs lanceurs qui, en Russie soviétique et aux États-Unis, permettront d’envoyer des satellites et des hommes autour de la Terre.

La fusée A4 (V2) avec son emblème représentant La femme sur la Lune, film de Fritz Lang de 1929 que les ingénieurs avaient tenu à dessiner sur l’engin. © Louis Anders

Prodige de technologie, la fusée conçue par les ingénieurs allemands intégrait d’emblée tous les grands principes qui permettront à l’Homme de sortir de sa terre natale et d’aller voir à quoi ressemblent les autres planètes : emploi de matériaux légers résistant aux vitesses supersoniques, intégration de gyroscopes pour un guidage autonome, miniaturisation d’émetteurs et de récepteurs radio, conception de moteurs à oxygène liquide et de réservoirs maintenant le combustible à une température de -180 C°, ou encore installation de capteurs pour vérifier l’état du matériel en direct, et invention des procédures de lancement avec compte à rebours.

Dans un livre publié en 1954, l’ancien responsable du programme de développement des fusées allemandes, Walter Dornberger, qui imaginera après la guerre les plans à la base du célèbre avion X15 des Américains, raconte les années de difficultés tant techniques qu’administratives pour parvenir aux premiers succès. Il montre aussi l’enthousiasme et la créativité de cette jeune génération d’ingénieurs dont beaucoup seront les piliers des missions Apollo vers la Lune dans les années soixante.

espace
Ce qu’il reste de l’ancienne aire de lancement(une ancienne conduite anti incendie, sur les côtés quelques couloirs d’évacuation des gaz). © Louis Anders

Le rêve de voyages interplanétaires

Comme souvent dans l’histoire de la technique, ce sont les besoins étatiques et militaires qui ont rendu possible l’avènement de la fusée stratosphérique. En effet, c’est pour contourner les restrictions du Traité de Versailles sur l’artillerie à longue portée que l’armée allemande engagea des investissements sur des engins alternatifs à partir de 1932. Mais le développement de la première fusée de l’histoire n’aurait jamais vu le jour sans la dynamique étonnante qui régnait sur le sujet en Europe et en Occident.

Dès le début du siècle, un inventeur russe influencé par les récits de Jules Verne, Konstantin Tsiolkovsky, s’était mis à étudier les moyens qui pourraient permettre à l’Homme de s’arracher à la gravité terrestre. Ce ne sera pas la montgolfière, qui s’appuie sur l’air, ni l’avion à peine né et fonctionnant sur le même principe, mais la fusée. Ses calculs mathématiques lui firent découvrir qu’une mise sur orbite ou un vol interplanétaire dépendait d’un facteur essentiel : la vitesse de la fusée. Pour que l’engin puisse quitter la Terre, il était nécessaire de le doter de plusieurs étages séparables, et de n’utiliser qu’un certain type de carburants spéciaux dont il dressa la liste.

De manière indépendante, le Français Robert Esnault-Pelterie ou l’Américain Robert Goddard avaient aussi étudié la question autour de 1910, imaginant ou créant des instruments pour permettre à des fusées d’atteindre la haute atmosphère. Puis vint un Allemand de Transylvanie, Hermann Oberth, considéré comme l’un des pères de l’astronautique : il prit connaissance de ces travaux, y ajouta ses propres analyses, et publia en 1923 Les fusées vers les espaces interplanétaires, un livre qui déchaina les passions de nombreux jeunes Allemands. Rédigé dans des termes pondérés et toujours accompagnés de chiffres relatifs à une réalisation pratique, l’ouvrage affirmait que, dans le contexte de la science et de la technologie de l’époque, il était possible de construire des engins s’élevant au-delà de l’atmosphère, que de telles machines pouvaient transporter des hommes sans risque de dommage pour leur santé, et qu’elles pourraient même devenir commercialement rentables à terme. Mais de l’encre imprimé à la réalisation, il y a un monde…

 

Prouesses technologiques

En 1927, Hermann Oberth et d’autres savants quelque peu rêveurs fondèrent en Allemagne une « Société pour le Voyage Spatial ». Celle-ci édita une revue sérieuse, Die Rakete, où l’on trouvait un bouillonnement d’idées : les uns voulaient créer des fusées de transport postal, les autres des avions supersoniques, d’autres encore des astronefs pour visiter les autres planètes. Des premières réalisations ne tardèrent pas à apparaitre, comme une voiture propulsée par des mini-fusées, un prototype de moteur à refroidissement par réaction, ou encore des vols de (toutes petites) roquettes à carburants liquides. Mais les capitaux manquaient ; en effet, la plupart des industriels et des universitaires ne jugeaient pas utile de donner suite à des projets aussi embryonnaires que futuristes.

C’est au sein de ce vivier désordonné d’ingénieurs brillants qu’une section de l’armée allemande recrutera ses premières têtes pensantes.

Walter Dornberger écrira plus tard :

« Nous en avions assez des projets imaginaires de navigation spatiale. La sixième décimale du calcul de la courbe de la trajectoire entre la Terre et Vénus nous laissait aussi indifférents que les problèmes de chauffage et d’aération de l’astronef Terre-Mars. Ce que nous voulions, c’était aller de l’avant, expérimenter. Nous avions besoin de diagrammes de rendement des chambres de combustion. Nous voulions savoir combien les engins consommaient par seconde, quel était le mélange de combustibles le plus efficace, comment résoudre les problèmes posés par l’échauffement, quelle forme donner aux injecteurs, à la chambre de combustion et à la tuyère… ».

Et ce n’était là qu’une petite partie des problématiques totalement nouvelles qu’avaient à résoudre les chercheurs.

« J’eus beaucoup de mal, au début, à débarrasser mes jeunes collaborateurs de leurs illusions relatives aux voyages interplanétaires et à les contraindre à se livrer à un travail méthodique de recherches et de perfectionnements ».

Pourtant, en 1942, après dix années de développement et d’essais souvent ratés, ses équipes envoyèrent le premier engin artificiel aux portes du cosmos.

Après cet exploit, le programme de recherche aviva l’appétit de l’industrie allemande et de l’organisation SS, qui tenteront l’une et l’autre d’en prendre le contrôle. Il commença aussi à alarmer les puissances Alliées, qui entreprirent un bombardement massif de Peenemünde en août 1943, tuant près de 800 personnes. D’autres suivront, ce qui provoquera la délocalisation progressive des essais en vol.

Aujourd’hui encore, Peenemünde conserve les traces de la guerre.

« Il reste des bombes non explosées dans le sol, affirme notre guide en désignant du doigt une vaste parcelle de forêt interdite d’accès. Personne ne s’en est occupé ; un million d’euros seraient nécessaires pour tout déminer ».

Et dans le principal lac du site git encore le nez d’un bombardier anglais abattu par la défense anti-aérienne.

 

Artémis, cent ans après les premières esquisses

La carrière militaire de la fusée V2 fut courte : les premières à être utilisées comme armes ont été tirées en septembre 1944 contre le port d’Anvers et la ville de Londres, et les dernières en mars 1945. Au sortir de la guerre, le lanceur sera notamment utilisé pour étudier la haute atmosphère terrestre, permettant des avancées fondamentales dans la compréhension de l’enveloppe gazeuse qui entoure notre planète. Puis la course à l’espace entre les empires soviétiques et américains enfantera la communication par satellite, la surveillance spatiale, et surtout les premières sondes interplanétaires.

Après avoir été devancés par les Russes, premiers à avoir envoyé un homme et un équipage multiple autour de la Terre, les Américains rattrapèrent leur retard grâce aux ingénieurs allemands du V2, qui étaient passés à l’Ouest après la guerre. Au sein de l’administration spatiale étasunienne, ils imagineront les moyens d’aller sur la Lune. Pour réaliser un tel voyage, ils conçurent la Saturne 5, la plus haute fusée de l’histoire (110 mètres !), et ils développèrent pour ses étages supérieurs des moteurs à oxygène et hydrogène liquide, une technologie très difficile à maitriser qui n’a toujours pas été dépassée aujourd’hui. C’est elle que la NASA a retenue pour construire le Space Launch System (SLS), son lanceur géant qui doit permettre un retour sur la Lune en 2025. Les nouvelles missions Artemis constituent les pierres angulaires d’un projet plus vaste, qui prévoit la construction d’une station en orbite autour de l’astre sélène, des explorations lunaires et d’éventuels voyages vers Mars. Soit précisément ce à quoi rêvaient les pionniers allemands des fusées il y a près d’un siècle…

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  • Quelques précisions. Si les US ont eu du retard au début, c’est parce qu’il ne voulaient pas collaborer avec les ingénieurs allemands (qui étaient passés à l’ouest pour la plupart). Après Spoutnik, ils se sont résignés à utiliser Von Braun.
    Pour SLS, ce n’est pas un choix. Les membres du congrès sont arrosés par les industriels qui avaient les contrats avec la navette spatiale, et ils s’assurent que les mêmes pièces soient utilisés sur SLS. Quand je dis les mêmes pièces, ce sont les moteurs des 4 navettes qui sont démontés. Démontage facturé plusieurs dizaines de M€ pièce…
    Les nouvelles missions Artemis constituent les pierres angulaires d’un projet plus vaste, la corruption.

  • Merci pour cet excellent article informatif. Effectivement, l’apport de la science allemande du début du XXe siècle fut énorme dans la conquête spatiale dont profiteront Russes et Américains.

  • Ne pas oublier que les premières fusées « françaises » dans le désert algérien (Colomb Béchar) furent aussi conçues et construites avec des ingénieurs allemands qui avaient travaillé à Peenemünde.

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Une traduction d'un article du Risk-Monger.

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