La Turquie, membre perturbateur de l’OTAN 

Un rappel historique et géopolitique est donc nécessaire pour rappeler la situation de la Turquie dans l’OTAN.

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La Turquie, membre perturbateur de l’OTAN 

Publié le 12 juillet 2022
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Un curieux jeu à trois se déroule sous nos yeux. Ses trois acteurs se veulent impériaux : la Turquie rêve de l’empire ottoman, la Russie de l’empire qu’étaient l’URSS et la sainte Russie ; et l’OTAN, qui est aussi une sorte d’empire, américain ou occidental au choix.

Russie et Turquie sont de vieux rivaux, et c’est une des raisons, et peut-être même la seule, de l’appartenance de la Turquie à l’OTAN. Mais, dans cette dernière, la Turquie est à la fois considérée comme indispensable et un corps étranger depuis le tournant autoritaire de son président. Bien sûr je donne là une version non diplomatique de la situation actuelle.

Un rappel historique et géopolitique est donc nécessaire pour rappeler la situation de la Turquie dans l’OTAN, situation qui a mené aujourd’hui à l’attitude d’Ankara dans la guerre de la Russie à l’Ukraine, la demande d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN et la situation en Syrie et Libye.

 

L’empire ottoman et la sainte Russie, ennemis séculaires

L’empire ottoman date de la fin du XIIIe siècle. La Russie de 1547 avant de devenir l’Empire Russe en 1721. À partir du XVe siècle ces deux puissances profondément religieuses, l’une musulmane et l’autre orthodoxe, sont en conflit quasi permanent.

L’enseignement public et les discours des gouvernants replongent régulièrement les populations des deux pays dans cette histoire conflictuelle.

Voilà donc environ six siècles que Moscou voulait atteindre la mer Noire et pour cela éliminer les khanats musulmans d’Ukraine, et notamment de Crimée.

Mais la modernisation des armées russes par Pierre le Grand et surtout par la Grande Catherine, renversa le rapport de force et ce fut au tour des Ottomans de reculer dans les Balkans, dans la mer Noire et au Caucase, au profit du Kremlin et de l’Empire austro-hongrois.

Puis la Première Guerre mondiale emporte ces deux empires en même temps que le deuxième Reich allemand et l’empire austro-hongrois.

 

Russie et Turquie succèdent aux empires, mais l’hostilité géopolitique demeure 

Après la Première Guerre mondiale, l’URSS est en cours de construction sur les ruines de la sainte Russie, et la Turquie également en cours de construction sur les ruines de l’Empire ottoman.

Mais la mer Noire ne suffit pas à Staline, qui veut également pouvoir utiliser « les détroits » (le Bosphore à Istanbul et les Dardanelles), pour sa flotte. La pression qu’il exerce sur la Turquie de 1946 à 1953, date de sa mort, font adhérer la Turquie à l’OTAN en 1952, les Américains en pleine guerre froide étant heureux d’avoir un allié sur le flanc sud de l’URSS.

 

Le rebondissement contemporain de la rivalité russo–turque

Les deux pays s’affrontent aujourd’hui en Libye et en Syrie.

En Lybie, Ankara soutient le gouvernement el-Sarraj d’union nationale avec des envois d’armement et de mercenaires syriens qui tient l’ouest du pays. De son côté, à l’est, le Kremlin soutient l’Armée Nationale Libyenne du Maréchal Khalifa Haftar, via le célèbre « groupe Wagner ». La nostalgie impériale de la Turquie qui a perdu cette province au profit de l’Italie, s’ajoute à la soif de pétrole d’Ankara.

En Syrie, le Kremlin soutient le gouvernement de Bachar al-Assad, pour conserver son influence dans la région et sa base navale de Tartous qui lui donne enfin une implantation en Méditerranée. L’aviation russe est maître du ciel et s’appuie sur terre sur des forces iraniennes et du Hezbollah chiite libanais… et le groupe Wagner. De son côté, Ankara garde la nostalgie impériale de sa domination des pays arabes et veut contrôler le nord de la Syrie pour parfaire son écrasement des Kurdes de Turquie.

En Ukraine, les Turcs se souviennent qu’une grande partie de ce pays avait été directement ou indirectement ottomane il y a longtemps, même s’il ne reste aujourd’hui que des minorités musulmanes dispersées, dont les Tatars de Crimée. Cela a pu jouer sentimentalement dans l’appui de la Turquie à l’Ukraine, ce qui s’ajoute au désagrément de voir le grand rival russe contrôler davantage la mer Noire. Mais sans aller trop loin dans l’appui à l’Ukraine pour ne pas ouvrir un troisième front avec la Russie après la Syrie et la Libye.

 

La nostalgie impériale d’Erdogan a été rappelée en 2016 par une longue énumération des villes arabes, balkaniques et caucasiennes qui demeurent « les frontières de cœur de la Turquie… où demeurent les traces de nos ancêtres ». Bref le président turc se pose comme l’héritier des grands sultans de l’Empire Ottoman, dont Mehmet II, le conquérant de Constantinople… Constantinople dont la Russie se dit l’héritière : « Byzance étant entre les mains des Turcs, Moscou est la troisième Rome » !

Bref, les histoires turque et russe sont imbriquées, ce qui a poussé la Turquie vers l’OTAN.

Mais l’histoire gréco–turque est tout aussi embarrassante pour l’OTAN.

 

Les difficiles rapports gréco–turcs qui minent l’OTAN

Il faut dire que le passé de ces deux pays était plus que conflictuel, avec l’indépendance sanglante de la Grèce au XIXe siècle pour échapper à l’empire ottoman : le massacre de Chio et le poème de Victor Hugo « je veux, dit l’enfant grec, de la poudre et des balles ». Tout cela a renforcé l’image de la sauvagerie turque, non seulement en Grèce mais dans l’ensemble de l’Occident. Image déjà profondément gravée dans les pays d’Europe centrale jusqu’à leur délivrance un siècle plus tôt par les Autrichiens.

Puis, après la Première Guerre mondiale la Grèce a subi une lourde défaite face à la Turquie qui a éliminé les populations grecques de la côte ouest de l’Anatolie, pourtant présentes depuis au moins 3000 ans.

La Grèce garde néanmoins ses îles très proches de la côte turque, ce qui réduit à presque rien le domaine maritime d’Ankara dans cette région. La question a été réglée par le Traité d’amitié, de neutralité et d’arbitrage de 1930. Sauf pour Chypre, colonie britannique qui deviendra indépendante beaucoup plus tard et où il y avait une minorité turque d’environ 20 %.

En 1974 la Turquie envahit Chypre, devenue indépendante et soupçonnée de vouloir se rattacher à la Grèce. Cette agression, un peu analogue à celle de l’Ukraine par la Russie, se termina par l’annexion de la partie nord du territoire chypriote et l’expulsion de de sa population grecque, la partie sud comprenant d’importantes bases de l’OTAN.

Tout récemment le président Erdogan a remis en question le traité de 1930 reconnaissant à la Grèce la souveraineté sur les îles proches de la Turquie mais peuplée depuis toujours de Grecs. La Turquie a même violé la zone économique exclusive de la Grèce en y envoyant un navire turc en août 2020, obligeant la Grèce à une de remilitarisation de cet espace avec l’appui d’armes françaises.

Malgré ses relations chaotiques avec la Grèce, la Turquie demeure un membre actif de l’Alliance. Dans les années 1990, la Turquie va militer pour faire intégrer les pays balkaniques à l’OTAN, d’abord la Bulgarie et la Roumanie, puis l’Albanie, la Croatie et la Macédoine, pays avec lesquels elle a des intérêts économiques et desquels elle souhaite également se rapprocher.

Cette présence de l’OTAN via la Turquie sur le flanc sud de la Russie est toutefois mesurée pour éviter de braquer Moscou. Ankara s’est notamment opposé à l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie, qui sont de nouveaux évoquées aujourd’hui… et en achetant des armes à la Russie !

 

L’affaire des missiles russes

La Turquie a de nouveau semé la perturbation dans l’OTAN en choisissant de se doter d’antimissiles S-400 de fabrication russe, au grand dam des États-Unis.

Certes rien dans les statuts de l’OTAN n’oblige un de ses membres à se fournir militairement auprès d’autres membres. Mais cette acquisition par la Turquie de missiles conçus pour abattre des F-35 étatsuniens laisse perplexe.

 

La Turquie marchande l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN

Les nouveaux membres devant recueillir l’unanimité des anciens pour entrer dans l’OTAN, la Turquie en profite pour exiger de la Suède et de la Finlande la livraison de membres du PKK. Ce parti kurde, qui participe aux élections turques depuis très longtemps, est maintenant considéré comme terroriste par Ankara, à la suite d’un soulèvement suivi d’un écrasement à l’artillerie.

Bien entendu, les systèmes judiciaires de la Suède et de la Finlande exigent que soit d’abord prouvée l’accusation de terrorisme pour chaque individu, et ne sont pas aux ordres de leurs gouvernements.

Au moment où j’écris, je ne sais pas comment sera réglé ce problème.

La demande de la Suède et de la Finlande est une conséquence directe de la guerre de la Russie à l’Ukraine, ce qui donne l’impression que la Turquie vote contre son propre camp puisqu’elle soutient l’Ukraine. Elle lui a notamment vendu des drones extrêmement efficaces, comme cela a pu être vérifié en faveur de l’Azerbaïdjan qu’elle a soutenu dans sa guerre contre l’Arménie… cette dernière étant soutenue par la Russie.

Nous voyons donc que ce triangle Russie/Turquie/OTAN est assez instable.

 

Et, pour tout compliquer, la Turquie est autoritaire et islamiste

Un autre facteur non cité diplomatiquement est l’islamisme actuel d’Ankara.

Pendant plus de 50 ans, la Turquie était directement ou indirectement gouvernée par des militaires laïques et cette « complication » n’existait pas. Mais aujourd’hui…

Certes, théoriquement, la ré-islamisation de la Turquie, la rigueur religieuse et le soutien aux fondamentalistes musulmans sont une affaire intérieure turque. Mais cela rejaillit inévitablement sur la politique extérieure du pays et sur l’image de la Turquie dans les pays occidentaux libéraux. D’autant que cela se passe dans le cadre d’un autoritarisme croissant, avec une justice aux ordres et l’étouffement des médias d’opposition. Ce contraste avec les valeurs occidentales est particulièrement net dans le marchandage en cours pour l’approbation de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN.

Par ailleurs, la politique intérieure turque est soumise à deux contraintes :

  1. Le parti du président a besoin de l’appui du parti ultranationaliste pour gouverner.
  2. Des élections présidentielles approchent, et les sondages sont mauvais pour le président Erdogan.

 

D’où la tentation, comme en Russie, en Chine et ailleurs d’un coup d’éclat en politique extérieure pour rassembler les votants sous le drapeau turc.

En face, la Russie a un problème analogue même si le président Poutine organise efficacement la fraude électorale. Il a donc lui aussi besoin de coups d’éclats extérieurs.

Quant à l’OTAN, qui rassemble des pays démocratiques, elle souffre à l’inverse de la complexité des débats entre opinions contradictoires, oppositions parfois alimentées par la Russie, notamment sur les réseaux sociaux.

Bref, le triangle Russie/Turquie/OTAN est soumis à de violents vents contraires et il me paraît impossible d’en déduire l’évolution future. Il faudrait d’abord que l’analyse de la situation et une meilleure connaissance de ce qu’est un régime autoritaire gagnent un public occidental plus large.

C’est ce que j’essaie de faire aujourd’hui.

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  • « Des élections présidentielles approchent, et les sondages sont mauvais pour le président Erdogan »
    Pas de souci, il viendra faire sa tournée en europe haranguer la diaspora acquise à sa cause et ça passera comme les fois d’avant…

  • Les pays Européens qui ont des dirigeants de merde, devraient quitter l’alliance atlantique car les USA n’ont pas d’amis que des intérêts et nous le payons bien chère, la Turquie n’est ni un allié ni un pays amis pour les Européens, au 20 siècles dans les années 70 nos voisins teutons sentant la crise arrivé, ils ont demandé aux Turcs de rentrer dans leurs pays contre l’équivalent de 3 ou 5 ans de salaires, ceux qui acceptèrent de retourner en mère patrie après avoir encaisser le pognon, ils revenaient en douce, sous un autre nom car dans leurs patries tant aimés les autorités voulaient leurs parts du gâteaux

  • L’éventuelle non-réélection d’Erdogan changera-t-elle le cours des évènements et de la position de la Turquie ? Le peuple Turc est hypernationaliste, violent, très nostalgique de sa puissance passée ottomane. Ce peuple se croit supérieur. La Turquie n’ a pas attendu Erdogan pour envahir Chypre.
    Quant à l’islamisation, on verra si Erdogan est éliminé, hum …
    Quoi qu’il en soit, ce pays a une haute estime de lui-même vis à vis des autres. Les Turcs sont très peu ouverts : la diaspora turque est un « modèle » d’endogamie.
    Erdogan parti, rien de moins sûr sur l’évolution de ce pays grand acteur de double jeu, et répétons-le, très violent.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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