Commençons par lever un tabou. Parfois, le grand lecteur craque, il ne va pas au bout. Trop de détails, trop de personnages. Il n’en peut plus. Il retourne alors son pavé de 600 pages, et jette au coup d’œil sur le tout dernier paragraphe, celui qui dévoile qui a tué qui, qui a aimé qui, etc. Notre lecteur a tout gâché… Mais, il y a pire que lui. Bien plus impatient : l’investisseur trépignant.
Oui, l’investisseur craque bien plus souvent que le lecteur. En vérité, commencer par la fin est presque une sale manie pour l’investisseur. Un réflexe de survie, selon lui. Tout part pourtant d’une bonne intention. L’investisseur veut juste anticiper, et anticiper juste. Il faut dire qu’anticiper est le plus vieux métier du monde de la finance. Prévoir pour mieux voir, et surtout avant les autres si possible.
En finance, on anticipe donc, sans modération. C’est épuisant. Il faut toujours ruser davantage encore, afin d’anticiper toujours mieux, mieux que l’autre. On veut percevoir les premiers signes de durcissement monétaire de la Banque centrale américaine dans la mèche rebelle de Jerome Powell. On veut déceler les premiers symptômes d’un essoufflement de la croissance dans la dérivée seconde d’un PMI (indicateur avancé). En fait, on veut trouver avant les autres cette fichue hirondelle qui annoncera le printemps, un genre de fanal sur – relevé qui servirait de repère à l’investisseur perdu dans le brouillard.
Sauf que parfois, la situation devient intenable. L’accumulation d’indices accablants met en demeure l’investisseur de prendre une décision rapide et franche, sous peine de subir d’énormes pertes. Ce début d’année nous propose un formidable cas pratique. En moins d’un mois, nous sommes passés de l’hyper inflation galopante, au tournant monétaire restrictif, en passant par la 3ème guerre mondiale (Ukraine), sans oublier le 3ème volet de la saga sanitaire (Omicron), une douche froide sur les indicateurs avancés (PMI services), et pour finir Christine Lagarde qui annonce que la fête est finie de l’argent gratuit.
Quelle stratégie adopter alors ?
La stratégie du lecteur qui craque
L’investisseur n’a pas hésité, il adopta la stratégie du lecteur qui craque : commencer par la fin. Évidemment, l’investisseur ne dispose pas des mêmes pouvoirs que le lecteur qui craque. Il ne peut pas retourner le roman, prendre la dernière page, et lire le dernier paragraphe. Il ne peut donc pas connaitre la fin de l’histoire à l’avance.
Pas grave, l’investisseur manque peut-être de temps, mais pas d’imagination. Puisque l’urgence commande, alors au diable la nuance. Ne seront retenus que les scénarios les plus simplistes, basiques, faciles à comprendre. Ainsi donc, prenant acte du tournant monétaire annoncé par les Banques centrales sur fond d’hyper-inflation putative, etc. , l’investisseur mit en branle sa boite à heuristiques pour en déduire tout un tas de stratégies à adopter… une seule en l’occurrence : on vend tout !
Tout vendre signifiait une fin de l’histoire assez facile à retenir et assez facile à défendre. Dans un monde où le coût de la vie s’envole mais le pouvoir d’achat s’effondre, on imagine sans peine que la valeur des obligations qui promettent des taux bas s’écroule, et la valeur des actions qui promettent des bénéfices impossibles à réaliser s’écroule d’autant. On obtient alors des taux qui remontent afin d’attirer l’épargnant, et des actions qui baissent afin de proposer à ce même épargnant des niveaux d’achats plus attractifs.
Pourquoi pas. Mais le souci lorsque l’on anticipe trop, c’est que l’on finit par croire que l’on est déjà demain, et qu’aujourd’hui c’est déjà hier… Comme s’il n’y avait plus rien à faire pour sauver le présent. « Quand le lointain se rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. » (Günther Anders)
Parfois, un petit miracle se produit. Passé un moment de répit, l’investisseur tâte le terrain, histoire de voir un peu si sa fin de l’histoire tient la route face au réel, et il constate alors que ses anticipations étaient quelque peu exubérantes, la fin du monde étant reportée à une date ultérieure. L’investisseur peut alors ajuster le tir en rachetant plus ou moins ce qui avait été vendu plus que moins. Un peu comme le lecteur troublé par quelques lignes, qui peut s’offrir le luxe de revenir quelques chapitres en arrière afin d’aller chercher les indices qu’il lui manquait pour comprendre le dénouement final.
« Les méthodes pour approfondir la connaissance trahissent à leur insu des conclusions qu’elles prétendent ne pas connaître. Ainsi les dernières pages d’un livre sont déjà dans les premières. » Albert Camus
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