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Eh voilà , c’est la rentrée ! J’ai endossé hier après-midi mon costume de super-héros (enfin une veste quoi !) afin d’enseigner l’économie à une armée de nouveaux étudiants assoiffés de connaissance. Et comme chaque année, après une introduction classique « blablabla l’économie c’est cool », le cours commence sur les 10 principes de l’Économie, chapitre issu de l’ouvrage Economics de Mankiw et Taylor.
Et là arrive le quatrième principe : « les agents économiques répondent aux incitations ». En économie, une incitation (incentive in english) est une mesure mise en place dans l’objectif d’encourager des agents économiques à agir d’une certaine façon. Par exemple, si un gouvernement veut lutter contre le réchauffement climatique, il peut imposer une forte taxe sur l’essence afin d’inciter les agents à acheter des voitures à faible consommation ou à utiliser davantage les transports en commun. Mais le problème avec les incitations, principalement les incitations monétaires, c’est que le résultat final peut être totalement à l’opposé de ce qui avait été anticipé.
Partons donc sur quelques exemples afin d’introduire par la suite certaines notions théoriques, en nous basant essentiellement sur l’excellent papier « When and Why Incentives (Don’t) Work to Modify Behavior » (Journal of Economics Perspectives, 2011).
Supposons que vous dirigiez une crèche, et que chaque jour, de très nombreux parents arrivent en retard pour récupérer leurs enfants. Pour résoudre ce problème, vous décidez, après grande réflexion, d’imposer aux parents une amende de un euro par tranche de 10 minutes de retard. Mais est-ce vraiment une bonne idée ?
En 1998, deux économistes, Uri Gneezy et Aldo Rustichini, ont justement réalisé une étude empirique à ce sujet dans 10 crèches de la région d’Haïfa en Israël (source : « A Fine is a Price »). Sur une durée de 20 semaines, Gneezy et Rustichini ont analysé le nombre de parents en retard dans chacune des crèches, en instaurant dans 6 crèches une amende à partir de la quatrième semaine pour pénaliser les parents en retard (les 4 autres crèches servant de groupe de contrôle, un peu sur le même principe qu’en médecine où un groupe reçoit un traitement et l’autre groupe un placebo). Et le résultat est flagrant : dans les 6 crèches où l’amende a été mise en place, le nombre de parents en retard a doublé ! En voulant améliorer la ponctualité des parents, la mise en place d’une pénalité financière a au contraire eu l’effet inverse. Mais pourquoi ?
Sans entrer trop en détail dans la théorie, Gneezy et Rustichini justifient cette réaction par, d’une part, le passage d’une situation de contrat incomplet à une situation de contrat complet, et d’autre part, la prise en compte des interactions sociales entre les agents.
Lorsqu’il n’y a pas d’amende, pourquoi respectez-vous les horaires pour récupérer votre enfant à la crèche ? Si vous êtes parfaitement rationnel, et égoïste, vous arrivez à l’heure principalement car vous ne connaissez pas exactement les conséquences d’un trop grand nombre de retards ; le contrat est ici incomplet ; et vous avez donc peur que votre enfant soit exclu de la crèche ou bien que vos prochains enfants ne soient pas acceptés à cause de vos retards. Mais à partir du moment où une amende est instaurée, le contrat devient complet : si vous êtes en retard, vous payez une amende, mais le risque que votre enfant se retrouve dans la rue disparaît totalement. Dans ce cas, et bien évidemment sauf si l’amende est extrêmement élevée, vous allez avoir tendance à pas mal abuser du retard en vous disant : « je maîtrise parfaitement les coûts et les bénéfices de mes choix, il n’y a plus d’incertitude, donc j’optimise rationnellement ma situation personnelle ».
Une autre explication possible, ou complémentaire, concerne la norme sociale : lorsque vous arrivez en retard trop fréquemment, vous avez tendance à passer pour un père / une mère indigne auprès des autres parents et des employés de la crèche. Et comme vous ne souhaitez pas donner cette image, vous respectez à peu près l’horaire. Lorsqu’une amende est mise en place, la pression sociale et le sentiment de culpabilité tendent donc à disparaître : vous payez alors simplement pour un service supplémentaire de garderie.
Les incitations monétaires ont donc deux effets :
- un effet « prix » direct, ayant tendance à rendre l’activité proposée plus intéressante, comme arriver à l’heure à la crèche, acheter une voiture à faible consommation ;
- un effet psychologique indirect, qui peut avoir justement tendance à entraîner un résultat final très différent des attentes, avec ce que l’on appelle un « effet d’éviction ».
Citons par exemple les travaux de Titmuss, en 1970, démontrant que la rémunération du don de sang peut entraîner une diminution du nombre de donneurs, en transformant une contribution volontaire améliorant l’estime de soi et de son image envers les autres, en une simple transaction économique avec récompense monétaire.
Ou bien encore les travaux de Gneezy et Rustichini démontrant que les étudiants faisant du porte-à -porte bénévolement pour récolter de l’argent à destination d’Å“uvres de charité sont davantage motivés que lorsqu’ils sont rémunérés au lance-pierres en résumant cela sous la formulation « Pay enough – or don’t pay at all ».
Malgré la fameuse citation « c’est la monnaie qui dirige le monde » des Neg’ Marrons, grands poètes de la fin du XXe siècle, il est donc nécessaire de considérer les changements de motivations extrinsèques (hors monétaire) et intrinsèques pour comprendre les conséquences possibles, à court-terme et à long-terme de la mise en place d’une incitation monétaire ayant pour objectif de modifier le comportement d’un agent.
C’est un peu mieux formulé par ici :
Our message is that when economists discuss incentives, they should broaden their focus. A considerable and growing body of evidence suggests that the effects of incentives depend on how they are designed, the form in which they are given (especially monetary or nonmonetary), how they interact with intrinsic motivations and social motivations, and what happens after they are withdrawn. Incentives do matter, but in various and sometimes unexpected ways. – Gneezy & Rutischini, 2011
Et aussi plutôt bien résumé par le prix Nobel Français Jean Tirole dans son article « Motivation intrinsèque, incitations et normes sociales », avec cette même idée que les agents répondent aux incitations… mais parfois de façon contre-productive ou inattendue :
Les incitations ont clairement fait leurs preuves, mais il faut aussi en connaître les limites, en identifiant les situations où elles sont inopérantes ou même contre-productives. L’internalisation des externalités par les individus en général dépend de trois motifs, qui sont la motivation intrinsèque, la motivation extrinsèque et la réputation (l’image que l’on veut projeter de soi-même vis-à -vis des autres et vis-à -vis de soi-même). De façon intéressante, les trois incitations interagissent ; donner des incitations extrinsèques peut diminuer la motivation intrinsèque et modifier le gain d’image lié un à comportement prosocial. – Jean Tirole, 2009
Conclusion
Et nous voilà partis pour le second cours de l’année sur la thématique « Thinking Like An Econonomist » ! À en croire un papier récent intitulé « The Superiority of Economists » (Fourcade, Ollion & Algan, Journal of Economic Perspectives, 2015), il n’est pas certain que cela soit une si bonne idée que cela, les économistes ayant un sacré problème avec leurs chevilles et une fâcheuse tendance à penser que l’économie est une science supérieure aux autres sciences sociales.
Même Keynes pensait de même il y a maintenant plus de 70 ans : « If economists could manage to get themselves thought of as humble, competent people, on a level with dentists, that would be splendid! » (John Maynard Keynes, 1963).
Je vais donc remplacer cette formulation par celle-ci : « Thinking Like a Gentil et Humble Economist » !
Article initialement publié le 4 septembre 2015.
bon article,
je pense toutefois qu’il faut aller plus loin en explicitant ce que veut dire un contrat incomplet ou complet : la différence fondamentale, c’est la peu maximale :
dans un contrat incomplet, je suis soumis à une peur qui peut être très importante parce que les conséquence de mes actes peuvent donner lieu à des sanctions énormes (on ne sait pas comment la contrepartie va réagir / me punir) telle qu’exclure mes enfants de la crèche ou interdire les voitures, ce qui serait terrible pour moi, donc je fais plutôt « profil bas et je file doux ».
à partir du moment où le contrat est complet, il n’y a plus d’incertitude (la sanction maximale est connue), donc plus de peur; je peux donc parfaitement arbitrer entre obéir et désobéir.
Article intéressant, mais…
Ce n’est pas que les gens ne répondent pas aux incitations comme le laisse penser le titre, mais que leurs comportement est un poil plus compliqué que ce que les théories classiques laissent appréhender.
L’incitation (ou la décision en général) se comprend uniquement en considérant la distribution complète des résultats. Une vision à la moyenne (ou moins pire mais à peine, sous forme gaussienne) ne permet pas de rendre compte du fait qu’il y a un rapport risque/reward qui est en fait la dimension cruciale des choix des agents, mais qui est nettement plus riche que ce que la plupart des économistes classiques postulent (OK, les béhavioristes n’arrivent pas à grand chose avec leur description riche, mais au moins ce pas grand chose fait plus de sens).
La complétude du contrat n’est finalement pas vraiment un problème (et à supposer qu’il le soit, il faudrait voir aussi si le marché est complet, si la rationalité est complète, si les règles sont stables, si…
Le phénomène est certainement le même avec les pauvres : je paie beaucoup d’impôts et de charges pour que l’Etat s’occupe des pauvres, je n’ai donc plus d’empathie pour ceux que je croise dans la rue car je paie un service pour qu’ils n’existent pas. Sauf que le service coûte horriblement cher et est totalement inefficace…