Par Gérard-Michel Thermeau.
Comme toujours avec les éditions des œuvres de notre service public n’espérez pas une restauration. Mais les couleurs un peu passées ne manquent pas totalement de charme pour retracer cette belle époque qui sert de cadre à l’Affaire Dreyfus.
L’Affaire Dreyfus selon Émile Zola
En effet, cette mini-série en quatre parties est centrée sur les dernières années de la vie de Zola et son combat pour l’innocence de Dreyfus. Alors que se profilait l’éventuel abandon du projet de film de Polanski sur l’Affaire, j’avais écrit pour Contrepoints un article sur les différentes adaptations de cet événement majeur sur les grands et petits écrans.
J’avais été relativement vague concernant la mini-série de Stellio Lorenzi ne l’ayant pas revue depuis sa diffusion il y a plus de quarante ans. Entretemps, le film de Polanski a fini par se réaliser et Nathalie MP Meyer en a fait une excellente critique dans ces colonnes. Si Polanski présente l’Affaire du point de vue de Picquart, Lorenzi la raconte vue par Émile Zola.
Revoyant Émile Zola ou la Conscience humaine, j’ai retrouvé les émotions de la première vision. Cette œuvre ambitieuse a bénéficié de moyens relativement importants et d’une distribution éclatante. Jean Topart est magnifique dans le rôle principal mais tous les interprètes seraient à citer. Dominique Davray, pilier du cinéma français, est très émouvante dans le rôle ingrat de l’épouse délaissée.
Parmi la brochette de généraux, on remarque surtout le général Gonse, campé par le trop méconnu Jean Deschamps. Si Picquart a peu de scènes, Pierre Vernier lui donne beaucoup de présence. André Valmy incarne un savoureux Clemenceau qui grommelle devant l’article de Zola : « Lettre au président de la République, cela fait sous-préfecture » avant d’ajouter énergiquement comme titre, J’accuse !
Une œuvre télévisuelle de qualité
La qualité de jeu des acteurs de ce temps fait d’autant plus ressortir la médiocrité actuelle des acteurs français de la télévision de notre époque. Je parle en général, il y a bien encore quelques talents mais ils sont un peu noyés dans la masse. Ici, point de sous-titres nécessaires, vous pouvez comprendre chaque mot prononcé par chacun.
Davantage que le film hollywoodien de ce nom, Lorenzi nous présente la vie privée d’Émile Zola. L’homme y est peint avec ses doutes et ses contradictions. Cet apôtre du peuple ne vit-il pas bourgeoisement entre ses deux ménages, l’officiel et l’autre ?
Touchant, ridicule, partagé entre son désir de respectabilité et ses élans de générosité, Zola est un être humain non une idole statufiée. Il s’agit avant tout d’une évocation des dernières années de la vie de l’écrivain et non d’une description de tous les aspects de l’Affaire.
Une reconstitution de la fin de la vie de Zola
Les deux épisodes centraux sur les quatre volets développent la génèse de J’accuse et le procès en diffamation intentée contre l’écrivain. Disposant d’une durée importante, il peut davantage que les autres versions souligner la bouffonnerie affligeante des figures de l’État-major. La réalité a malheureusement dépassé les fictions les plus extravagantes à l’occasion de ce procès.
La quatrième partie n’a plus la même intensité. Zola ne joue plus qu’un rôle marginal dans l’Affaire, étant longtemps exilé en Angleterre. La mort de l’écrivain est présentée dans l’esprit de la Caméra explore le temps qui s’était souvent penchée sur les morts mystérieuses du passé. La piste de l’assassinat est nettement pointée du doigt.
L’oeuvre s’achève par les obsèques, fidèle reconstitution des funérailles du temps. Des mineurs défilent en scandant « Ger-mi-nal » au son du Chant des cerises. On l’aura compris, le prolétariat est en marche vers un avenir radieux dont Zola aura été l’initiateur.
Un Zola interprété dans une vision marxiste
Cette vision nous renvoie au contexte de réalisation de cette œuvre et aux convictions de son réalisateur. Stellio Lorenzi a été un talentueux artiste de la télévision française. Avec ses complices, Alain Decaux et André Castelot, son nom reste associé à La Caméra explore le temps, excellente émission de vulgarisation historique. Sa passion de l’histoire était aussi indéniable que ses convictions politiques qui étaient communistes. Il s’est inspiré d’un livre d’Armand Lanoux, lui-même communiste, membre de l’association France-URSS. Ancien membre du PPF, l’écrivain était sans doute à même de décrire l’extrême-droite antisémite de la Belle époque. Les deux hommes ayant signé le scénario, il porte l’empreinte de leur engagement.
Et c’est là que le bât blesse ou plutôt que les choses deviennent intéressantes. Lorenzi a voulu faire œuvre militante. Non pas qu’il déforme les faits. Et cette honnêteté intellectuelle va d’ailleurs contre la thèse qu’il développe comme nous le verrons.
Mais sans déformer les faits, il ne retient que ceux qui l’arrangent et qui vont dans le « bon sens », celui de l’histoire évidemment. Le caractère vaguement socialiste des dernières œuvres de Zola, qui sont aussi les moins lues, le sert dans son approche. Jaurès, dans une scène dans un cimetière anglais, place même le Zola dernière période au-dessus de Tolstoï ! « Vous êtes des nôtres » clame à plusieurs reprises le tribun socialiste. Zola, par sa bonté, son amour de la justice et de la vérité ne saurait être que socialiste.
Une série du temps de l’Union de la gauche
L’oeuvre est diffusée en 1978, année d’élections législatives. Un programme commun d’inspiration marxiste avait rapproché les anciens frères ennemis socialistes et communistes. Une union de la gauche était ainsi née en 1972. Qui ne se souvient de François Mitterrand s’exclamant : « La révolution, c’est d’abord une rupture avec l’ordre établi. Celui qui n’accepte pas cette rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent du parti socialiste. »
Mais les trop grandes exigences communistes avait rompu l’alliance électorale favorisant la victoire de la droite en 1978. Néanmoins, toute la gauche baigne à cette époque dans une mystique marxiste totalement archaïque. Il faut avoir cela à l’esprit pour bien comprendre l’approche de Lorenzi.
Émile Zola ou la conscience humaine s’ouvre en effet sur une succession de photographies et de caricatures qui débute avec la Commune en 1871. Quel rapport avec l’Affaire Dreyfus ? Mystère. Et avec Zola, dont on se garde bien de rappeler les propos peu amènes sur les communards ? Là aussi, mystère.
Cette succession d’images nous offre une explication marxiste de la fin du XIXe siècle. Elle oppose des bourgeois toujours plus riches, toujours plus gras ou toujours plus exploiteurs à un prolétariat dont on nous fait pressentir la paupérisation. Ce discours vous est familier : des riches toujours plus riches, des pauvres toujours plus pauvres.
Une explication marxiste longuement développée
La conclusion du dernier épisode sera en écho de ce prologue avec Le temps des cerises accompagnant les mineurs, drapeau rouge en tête, défilant devant le tombeau de Zola. Les lendemains qui chantent pointent à l’horizon. Pourtant, quand cette œuvre a été réalisée, les mines du Nord-Pas-de-Calais étaient en train de disparaître. Le monde ouvrier s’effaçait peu à peu avant d’être totalement abandonné par la gauche au profit d’autres minorités.
L’explication marxiste va être développée dans de longs palabres au sein du Parti. L’idéaliste Jean Jaurès s’oppose tantôt à l’opportuniste Alexandre Millerand, tantôt au prêtre de l’orthodoxie marxiste, Jules Guesde. D’ailleurs, le spectateur ne verra que deux forces politiques.
D’un côté les bandes antisémites de Jules Guérin, de l’autre les camarades socialistes. Bref, seuls les extrêmes sont mis en valeur. Mais la haine des uns s’oppose à la générosité des autres. C’est la rhétorique antifasciste avant l’heure. D’un côté les affreux d’extrême droite, de l’autre ceux qui ont le monopole du cœur.
Grand capital et humanité au bagne
Mais le discours est bien confus. Jaurès à la Chambre des députés dénonce une République soumise au grand capital. Guérin dans la rue fustige une France aux mains des Juifs. Et donc ? Où est la différence ? L’anticapitalisme est-il plus noble que l’antisémitisme ? Ne s’agit-il pas de la même vision complotiste, pour utiliser un terme à la mode ?
L’engagement dreyfusard de Jaurès est d’ailleurs tout à son honneur mais on ne peut guère l’attribuer à son appartenance socialiste. C’est plutôt son passé bourgeois qui le rendait sensible à la question des droits de l’individu. Après tout l’antisémite Picquart est bien devenu, lui aussi, un partisan de l’innocence de Dreyfus.
Dans une réunion de camarades, le marxiste Guesde, qui a connu un échec électoral suite à ses sympathies dreyfusardes, martèle le discours de l’orthodoxie. Dreyfus est au bagne ? Mais les enfants qui travaillent dans les usines ne sont-ils pas au bagne ? Les mineurs qui descendent au fond aussi ? L’humanité entière n’est-elle pas au bagne ? Bref, on patauge en pleine langue de bois et en pleine confusion intellectuelle.
Les contradictions dans l’Affaire Dreyfus
Cette façon de raccrocher artificiellement l’Affaire à une question de lutte des classes, d’exploitation capitaliste vire à l’absurde. La victime de la plus retentissante erreur judiciaire de l’histoire de la République était un bourgeois, et même un riche bourgeois. Et ne voit-on pas le banquier Castro (un banquier !) identifier l’écriture d’Estherazy permettant la diffusion publique du nom du véritable traître ?
Il faut sans doute croire que le grand capital n’était pas à l’œuvre au Royaume-Uni et aux États-Unis où l’opinion était convaincue de l’innocence de Dreyfus. Quant aux forces réactionnaires, elles devaient être absentes d’Allemagne et de Russie, autres pays où l’innocence de Dreyfus allait de soi.
Une des ironies de l’Affaire Dreyfus est de voir les antidreyfusards nationalistes animés d’une violente xénophobie soutenir un personnage qu’ils auraient dû vomir selon leurs discours haineux. Estherazy était d’origine étrangère. D’ailleurs, Charles Millot l’interprète avec un accent marqué.
Et ce personnage, qui n’était pas un « vrai Français », selon les critères nationalistes, haïssait la France, méprisait son armée. Nous n’évoquerons pas sa vie privée des moins remarquables. Et pourtant, les nationalistes le portent en triomphe et conspuent Dreyfus ou Picquart, officiers patriotes.
L’aveuglement idéologique
C’est l’aveuglement idéologique qui les amène à faire fi des faits et de la réalité. Sa foi communiste aveugle tout autant Lorenzi. Son engagement dans le communisme l’a rendu aveugle aux centaines, aux milliers, aux dizaines de milliers, aux centaines de milliers de Dreyfus des régimes communistes.
Oh, pour ceux-là, il n’y eut pas d’affaire. On leur a réglé leur affaire. De toutes origines sociales, de tous horizons politiques ou religieux, ils ont été impitoyablement broyés par la machine étatique au nom du collectif, de l’intérêt supérieur. Nul n’a parlé d’eux, nul ne s’est levé pour les défendre.
C’est là la différence avec les pays disposant d’institutions libérales. L’injustice est toujours là, inévitable, mais les moyens de lutter contre l’injustice existent. Sans une presse libre, sans avocats indépendants, sans intellectuels libres de s’exprimer, sans un État de droit, il n’y aurait jamais eu d’Affaire Dreyfus. Dans un pays marxiste, il ne pourrait y avoir d’Affaire Dreyfus. Par définition, l’injustice n’y existe pas. Le mensonge s’y appelle Vérité (Pravda en russe) et la haine, amour.
Le procès Zola et le procès Kravchenko
Le procès Zola aurait pu rappeler quelque chose à Stellio Lorenzi et Armand Lanoux. Moi qui ai mauvais esprit, j’ai aussitôt pensé au procès Kravchenko (1949). Dans les deux cas, il s’agit d’un procès en diffamation. Dans les deux cas, il s’agit d’un individu confronté à un État.
Dans les deux cas, l’individu est considéré comme un traître. Dans les deux cas, le procès fut éminemment politique. Petite différence cependant. Kravchenko avait porté plainte contre le journal communiste Les Lettres françaises qui l’avait traîné dans la boue. Les communistes français l’accusaient d’avoir tout inventé et de n’être pas l’auteur de son autobiographie, sévère charge contre l’URSS.
Mais l’accusateur se retrouve accusé. Les communistes soutenus par l’URSS mobilisent le ban et l’arrière-ban de leurs sympathisants pour discréditer le transfuge.
Dans le procès Zola, les militaires défilent à la barre défendant l’honneur de l’armée. De même dans le procès Kravchenko, voit-on défiler hommes politiques et intellectuels assurant que le marxisme léninisme est au-dessus de tout soupçon. On y verra d’ailleurs un général soviétique bardé de décorations qui vaut bien les Boisdeffre et Mercier de l’Affaire.
Quand la haine et la calomnie changent de camp
Kravchenko devenu l’accusé est décrit comme un traître à la solde des services secrets américains. On se gausse de l’existence des prétendus camps soviétiques. On invoque les ombres de Déat, Doriot, Franco pour mieux fustiger le fascisme supposé de l’ennemi de classe. Le livre de Kravchenko respire l’esprit de Vichy affirme l’écrivain Vercors.
Comme la veuve du dirigeant communiste allemand Neuman doit témoigner, on transforme ce communiste antinazi en trostskyste pro-hitlérien. « Tout anticommuniste est un antifrançais » selon Wurmser. Hé oui, la gauche marxiste a eu elle aussi ses Léon Daudet et ses Maurice Barrès.
L’avocat pouvait évoquer à bon droit « les forces de la haine, de la méchanceté et de la calomnie ». Mais ces forces n’étaient plus du côté de l’extrême droite comme à l’époque de l’Affaire Dreyfus mais du côté du PCF et des compagnons de route.
Ce petit détour m’a paru nécessaire. L’Affaire Dreyfus n’est donc pas symptomatique d’une société dominée par le grand Capital. Elle illustre combien on sacrifie facilement un simple individu au nom de l’intérêt supérieur. Et les responsables de l’injustice commise n’étaient pas des capitalistes mais des militaires et des politiques. C’est la machine étatique qui a tenté de broyer Dreyfus et ceux qui se sont dressés pour le défendre.
Justice, vérité et liberté
Et que nous montre d’ailleurs, malgré lui, le téléfilm de Lorenzi ? Un tribun socialiste, un écrivain à succès vieillissant, un jeune poète symboliste juif, un avocat passionné, un banquier scrupuleux, un sénateur protestant, un officier antisémite vont se retrouver dreyfusards.
Ces individus de tous bords, de toute origine, de tout milieu, de tout âge, que tout paraît séparer, se réunissent autour d’une même cause. Ils ne s’apprécient d’ailleurs pas toujours et ne sont pas nécessairement sympathiques. Ils ne se seraient sans doute jamais rencontrés. Ce sont des hommes de bonne volonté que rapprochent l’honnêteté et la rigueur morale. Nous sommes bien loin du matérialisme historique, de la lutte des classes, de l’avenir radieux du prolétariat invoqués par Lorenzi.
Certes, il est question de justice. Mais pas de justice sociale. Dreyfus n’est pas victime de l’injustice sociale. Il est question de vérité. Non pas une vérité de classe mais la vérité sans épithète. La veulerie d’un Millerand n’illustre pas la trahison d’un socialiste opportuniste, mais une politique constante des gouvernements visant à étouffer les vérités dérangeantes. Il est question enfin et surtout de liberté. La liberté n’est pas l’apanage d’un parti, d’une idéologie, d’un drapeau. Elle est le bien commun de tous les êtres humains.
- Émile Zola ou la conscience humaine de Stellio Lorenzi, édition Élephant Films, 4 DVD, 2021
Très belle analyse et particulièrement fouillée et intéressante. Merci.
Excellent, merci pour cette remise en perspective.
Jean Jaurès n’a pas toujours défendu la cause juive: »« Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée,
subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce
n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle
manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste,
mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »
Jean JAURES, Discours au Tivoli Vaux Hall, 7 juin 1898