Lorsque la célèbre affaire Dreyfus éclata, à la toute fin du XIXe siècle, la position de tolérance des libéraux français avait déjà été maintes fois réaffirmée, et leur mobilisation « dreyfusarde » ne devait surprendre personne.
Gustave de Molinari, Yves Guyot, Frédéric Passy, figurent parmi les signataires des protestations publiées par le journal l’Aurore, en 1898. Ce soutien public s’accompagne d’ailleurs d’un engagement privé : Gustave de Molinari, par exemple, envoie une marque d’attention à Édouard Grimaux, professeur à l’École Polytechnique, et qui vient d’être mis à la retraite à l’occasion du procès Émile Zola. (Archives de l’Institut, Ms. 4631, pièce n° 61) Lorsque les occasions se présentent, le camp du libéralisme se retrouve à l’unisson pour défendre ce qu’il considère être ses valeurs. Au besoin on les crée de toutes pièces, comme en 1900, lorsque la publication du supplément au Nouveau dictionnaire d’économie politique, dirigé par Léon Say et Joseph Chailley-Bert, voit l’insertion d’un article fort étendu sur l’Antisémitisme, rédigé par le premier des dreyfusards, Bernard Lazare ; la raison d’un article sur ce thème, dans un dictionnaire d’économie politique, n’est pas évidente : elle est la preuve d’un engagement très fort.
À la tête du Siècle, Yves Guyot a mené une campagne quotidienne pour la révision du procès Dreyfus et la réhabilitation de ce capitaine juif injustement condamné.
Aux premières heures, il semble d’abord un peu embarrassé à l’idée de se saisir de cette nouvelle erreur judiciaire, comme d’autres auparavant, qu’il a portée devant l’opinion publique. Bien sûr, toute cette affaire sonne faux, dès le départ.
« Un officier de l’état-major est accusé de trahison », raconte-t-il. « Il se trouve que cet officier était le premier israélite qui arrivât à l’état-major. On le juge à huis clos. Il est déclaré coupable de trahison et condamné. » (« L’affaire Dreyfus », Le Siècle, 16 novembre 1897.)
Les preuves mises en avant sont d’une faible valeur : un bordereau, une signature qu’on dit authentique. Devant de tels procédés, tout partisan de l’État de droit s’offusque naturellement. « C’est de la justice à l’orientale ! », doit-il objecter. « Dans la France du XIXe siècle, un siècle après la Révolution, sous la République, ce n’est pas possible ! » (« L’affaire Dreyfus », Le Siècle, 16 novembre 1897.)
Mais la condamnation du capitaine Dreyfus s’est faite à huis clos, et la révision que sa famille demande ne se fonde pas sur des pièces ou des témoignages probants. Ce dont a manqué ce procès dès le départ, c’est de la publicité. Il faudrait apporter des faits précis, entendre des témoins. Mais les uns comme les autres manquent.
Très tôt, Guyot doit reconnaître que la situation est critique :
« Si le capitaine Dreyfus est une victime de la haine antisémitique qui s’infiltre partout, si réellement il est innocent, il se trouve dans la plus épouvantable situation : car, à moins qu’on ne découvre une pièce probante ou le véritable coupable, il est impossible, pour un esprit impartial, de voir comment pourrait se produire la révision de son procès. » (« La pétition de Mme Dreyfus », Le Siècle, 4 décembre 1896.)
Yves Guyot n’est pas, dans l’ordre chronologique, le premier des dreyfusards ; d’autres, comme Bernard Lazare, méritent mieux ce titre. Mais plutôt que de signaler ce fait pour en rabattre dans l’éloge qu’on fait de sa perspicacité, il faut féliciter sa prudence, au premier moment, devant des preuves que, des deux côtés, on était d’abord bien en peine de produire.
Au fil des semaines, des expertises en écriture furent multipliées ; les avis divergeaient encore. Dreyfus est-il coupable, ou est-il innocent ? Dans les premiers mois de l’affaire, rien ne permet à un esprit impartial de se décider. Mais le doute plane.
En tout cas, souligne Guyot :
« Il est à souhaiter non seulement pour notre pays, mais pour la civilisation du XIXe siècle, pour la justice, qu’on puisse produire des preuves plus probantes que celles qu’on a données jusqu’ici de la culpabilité de Dreyfus. Oui, il est à souhaiter que Dreyfus soit bien le véritable coupable, car si, sous la pression d’un ministre de la guerre voulant se faire décerner des brevets de patriotisme par certains journaux, un conseil de guerre, ne voulant pas être soupçonné de quelque tiédeur, a condamné un officier innocent ; si, pour les causes qui ont fait condamner cet officier, il y avait cette considération qu’il était israélite ; qu’il fallait empêcher les officiers juifs d’arriver à l’état-major ; s’il y avait des passions et des jalousies de races et de religions ; c’est une chose épouvantable ! » (« L’affaire Dreyfus », Le Siècle, 16 novembre 1897.)
La vérité doit l’emporter : c’est pour elle, plus que tout autre chose, que se battra Guyot.
Car l’affaire Dreyfus ne peut pas être simplement le procès du judaïsme ou de l’armée ; on ne doit y retrouver d’autres intérêts en balance que la défense de la patrie, la vérité et la justice. (« Autres intérêts », Le Siècle, 26 décembre 1894.) Au-delà du capitaine Dreyfus, l’injustice menace d’ailleurs toutes les existences. Si sur une pièce quelconque un individu peut être condamné pour le plus énorme des crimes, celui de trahison, alors il n’y a plus de sécurité pour quiconque en France. (« Le crime de trahison », Le Siècle, 6 janvier 1898.) On crie « Mort au Juif ! », et les badauds en rient ; mais bientôt on criera d’autres slogans. Il ne faut jamais s’habituer à entendre dire : mort à quelqu’un. (Le Siècle, 22 février 1898.)
Que faire ? En l’état, il faut respecter le droit et les procédures ; on ne peut pas demander au pouvoir politique d’agir comme si la culpabilité de Dreyfus, qui est douteuse, n’existait pas, et on ne peut pas réclamer de lui qu’il le mette immédiatement en liberté. Mais il faut exiger que la justice militaire examine de manière impartiale les éléments de preuves sur lesquels reposent toute l’affaire. (« L’affaire Dreyfus au Sénat », Le Siècle, 8 décembre 1897.)
En attendant ce réexamen, au grand jour, les éléments troublants s’accumulent. L’acte d’accusation, d’abord, révélé à la fin du mois de décembre 1897, achève de dissiper les justes hésitations ; c’est le document qui achève de convaincre Guyot. Tout le dossier paraît parfaitement clair. Les probabilités morales sont du côté de Dreyfus, « homme rangé, ponctuel et ambitieux », plutôt que du commandant Esterhazy, « perclus de dettes, client habituel de l’agence d’alibi, du passage de l’Opéra ». (« Le crime de trahison, 6 janvier 1898.) Quant à la preuve matérielle, la comparaison des écritures paraîtrait plutôt inculper le second que le premier.
Dès lors, s’engage un combat long et intense pour la vérité, contre l’erreur judiciaire et l’injustice faite à un innocent, qu’Yves Guyot a mené avec son courage habituel. Tandis qu’un nombre croissant de journaux font valoir la « raison d’État », ou inventent même des pièces pour charger davantage Dreyfus, il fait preuve de pugnacité. C’est l’attitude noble du journaliste, l’héritage de Voltaire, dit-il. (« L’affaire Dreyfus », 19 décembre 1897.)
En janvier 1898, l’affaire Dreyfus s’étale partout dans les colonnes de son journal. Il reproduit la lettre célèbre de son ami Émile Zola, il réédite en brochure ses articles sur ce thème, puis publie, in extenso, les comptes rendus sténographiés des débats du procès Zola.
C’est un combat de longue haleine. D’abord, il faut lutter contre les sophismes. Le gouvernement ne peut pas, disent les uns, attaquer ouvertement « la chose jugée ». Tous ceux, disent les autres, qui remettent en cause le jugement du conseil de guerre en 1894, attaquent l’honneur de l’armée. (« L’honneur de l’armée », 19 janvier 1898.) Il faut détromper les uns et les autres. Puis, quand au fil des mois la lumière se fait dans l’opinion, il faut encore compter sur l’obstination des aveugles volontaires, et de ceux qui, ayant une fois manqué d’apercevoir la vérité, n’ont pas l’honnêteté de reconnaître leur faute et de rejoindre les rangs des perspicaces de la première heure. (« L’opinion publique et l’affaire Dreyfus », Le Siècle, 20 novembre 1898.)
Ce qu’il y avait en jeu dans l’affaire Dreyfus, c’était bien sûr la liberté et la justice. Rien d’étonnant donc à ce que la campagne du Siècle ait reçu l’aide des intellectuels libéraux les plus renommés de l’époque, à commencer par Gustave de Molinari. Ce dernier en est convaincu, l’affaire Dreyfus sera pour le XIXe siècle ce qu’a été l’affaire Calas au XVIIIe. (« Lettre à Yves Guyot », Le Siècle, 20 janvier 1898.) Elle démontre les défauts de l’administration de la justice par l’État, de même que les dangers de l’accroissement des attributions de l’État. Car si l’opinion publique réagit si timidement contre une injustice notoire, c’est qu’une grande partie de la classe intelligente et cultivée est dans la dépendance directe ou indirecte du gouvernement, et ne peut risquer l’expression d’une opinion en opposition avec celle des distributeurs d’emplois de tous genres. Or, que les socialistes s’emparent du pouvoir, et la situation s’empirera encore : rares seront les redresseurs de tort, les chevaliers du droit. (Journal des économistes, février 1898, p. 308-309)
L’antisémitisme, pour lui, n’est rien d’autre qu’un avatar du protectionnisme : ce que visent ses adeptes, c’est l’exclusion de la concurrence des juifs de l’arène du travail, eux qui ont le défaut gênant de n’être ni incapables ni paresseux, et qui portent atteinte aux intérêts des populations dites chrétiennes. (Journal des économistes, juin 1898, p. 464-465.) Au reste, Yves Guyot, qui reproduit les passages que son collègue consacre dans sa chronique mensuelle du Journal des économistes aux développements de l’antisémitisme, est d’accord sur ce point. Aux protectionnistes qui soulignent que les libre-échangistes radicaux se sont rangés derrière Dreyfus, il répond en acquiesçant, et accepte le fait avec fierté. « C’est une nouvelle preuve », écrit-il, « que les libre-échangistes sont les seuls qui mettent les intérêts généraux de la nation et de l’humanité au-dessus des intérêts de coterie. » (« Les économistes et l’affaire Dreyfus », Le Siècle, 1er mars 1898.) Le libre-échange, rappelle-t-il, est une demande de justice ; le système protectionniste, une mise en pratique de l’injustice ; ainsi la répartition de ces deux camps dans l’affaire Dreyfus lui paraît tout à fait naturelle.
Pour la justice, pour la liberté et pour la tolérance, Yves Guyot a accompagné les développements de l’affaire Dreyfus jusqu’à la réhabilitation.
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