La Russie face au coronavirus : quelle réalité ?

Si la crise sanitaire prend de l’ampleur et met à nu les défaillances de l’État social russe, son impact risque de déstabiliser le pouvoir en général.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Pripyat by Kamil Porembinski(CC BY-SA 2.0)

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

La Russie face au coronavirus : quelle réalité ?

Publié le 4 avril 2020
- A +

Par Anna Colin-Lebedev1.
Un article de The Conversation

Deux actualités se chevauchent en Russie en ce début d’avril 2020 : la réforme constitutionnelle, où bon nombre d’analystes voient un nouveau verrouillage du système politique, et l’épidémie de Covid-19 qui testera la résistance de la société russe, comme elle le fait pour d’autres pays du monde.

Si la politique extérieure de Moscou et la gestion autoritaire poutinienne sont souvent au centre de notre attention, la situation sociale du pays et la vie quotidienne de ses habitants sont relativement peu connues. La Russie est-elle prête, médicalement, socialement et politiquement, à faire face à l’épidémie ? La crise sanitaire renforcera-t-elle ou fragilisera-t-elle le pouvoir ?

Fragilité du système médical

Les failles du système médical russe sont malheureusement nombreuses à l’aube de la crise sanitaire du Covid-19.

La Russie a hérité du système soviétique de nombreux points d’accès aux soins, un système hospitalier et un réseau de suivi médical de la population développé, mais aussi un retard considérable dans les techniques médicales.

Bien que la santé publique n’ait pas été la préoccupation première du régime, le pouvoir russe a conduit des réformes qui ont drastiquement réduit le nombre de structures médicales, divisé par deux entre 2000 et 2015, ainsi que le nombre de lits.

Les soins ont été recentrés sur les hôpitaux de grande taille, sans cependant leur assurer un équipement correct, et sans donner une rémunération acceptable aux médecins qui doivent souvent cumuler plusieurs postes pour joindre les deux bouts.

Des démissions collectives d’équipes médicales ont été nombreuses et très relayées par les médias. Certaines régions russes sont devenues des déserts médicaux, comme le soulignent des rapports indépendants sur l’accès aux soins en Russie.

Mis à part quelques structures d’excellence concentrées dans les plus grandes villes, l’essentiel des hôpitaux russes se trouvent dans un état de délabrement saisissant : 14 % des bâtiments à usage médical sont en mauvais état, 30,5 % n’ont pas l’eau courante, 52,1 % n’ont pas d’eau chaude, 41,1 % pas de chauffage central, 35 % ne disposent pas du tout-à-l’égout.

Sur le papier, les capacités médicales russes peuvent faire envie aux pays européens, avec un nombre de lits et de respirateurs très satisfaisant. Cependant, la réalité risque d’être différente.

Ainsi, en 2018, les organes de contrôle publics alertaient déjà sur le manque de capacités en hospitalisation et réanimation, les moyens disponibles étant insuffisants pour faire face à l’épidémie de grippe saisonnière. Soixante régions (sur 84) manquaient de lits en réanimation, 22 régions ne disposaient pas d’appareils ECMO, 10 régions ne disposaient pas d’équipement de laboratoire permettant de diagnostiquer la grippe.

Aujourd’hui, les médecins alertent massivement sur le manque d’équipements de protection à l’heure où la Russie expédie du matériel médical en Italie. Dans de grands hôpitaux, le personnel médical est invité à coudre ses propres masques ; les équipes des ambulances ne disposent pas de tenues de protection ; les simples thermomètres sont des produits rares dans les services. Les médecins, dont les compétences en infectiologie sont généralement solides, risquent d’être débordés, plus encore qu’en Europe, par une infrastructure insuffisante.

Une faible confiance dans l’État

Au-delà de l’état du système de santé, la situation sociale jouera aussi un rôle dans la résistance du pays à l’épidémie. La protection sociale que l’État russe offre à ses citoyens est depuis des décennies défaillante. Face à une situation de chômage, d’invalidité, de maladie grave ou chronique, les Russes savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leurs proches.

Les salariés russes, notamment dans le secteur privé, sont très peu protégés vis-à-vis de leur employeur qui peut leur imposer des conditions de travail dangereuses. Beaucoup retourneront travailler, ne pouvant pas se permettre de risquer de perdre leur travail ou une partie de leur rémunération, dans un contexte où les revenus réels des Russes baissent depuis plusieurs années d’affilée.

25 % des Russes ont ainsi continué à travailler pendant la semaine de débrayage obligatoire imposé par l’État, forcés par leur employeur. Le respect des mesures de confinement à venir risque d’être très partiel, en raison de la nécessité de travailler et d’un manque de confiance – certainement justifié – dans les filets de la protection sociale.

Même si des mesures de contrôle drastiques étaient introduites, il ne fait pas de doute que les pratiques informelles et corruptives, très importantes en Russie, permettraient à beaucoup d’échapper aux règles sanitaires.

Un troisième facteur, plus politique, risque d’aggraver encore la situation : le manque de confiance dans les autorités publiques. Contrairement à ce que laisseraient penser certains chiffres de soutien à Vladimir Poutine, les Russes sont méfiants à l’égard leurs dirigeants.

En septembre dernier, près de 40 % des Russes ne faisaient pas confiance à leur président, et plus de 60 % ne faisaient pas confiance aux pouvoirs régionaux ou locaux. Les taux de défiance étaient de près de 70 % pour le gouvernement et le parlement, de plus de 60 % pour la police.

Accoutumés, depuis la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, aux mensonges des pouvoirs publics sur les catastrophes sanitaires, les Russes sont – et risquent de rester – en majorité méfiants à l’égard des informations officielles qui leur sont données sur le coronavirus.

La faible transparence des autorités russes leur donne sur ce point raison. Ainsi, le VIH, problème épidémique majeur en Russie, est occulté depuis des décennies. Beaucoup de Russes ont pris la mesure du problème récemment grâce à un jeune blogueur ayant brisé le tabou. La méfiance des Russes vis-à-vis de leurs autorités politiques risque d’encourager la circulation de rumeurs et le contournement des mesures sanitaires.

Le documentaire de Iouri Doud.

La légitimité du pouvoir mise à l’épreuve

Quel sera l’impact de la crise sanitaire sur le pouvoir politique russe ? La situation épidémique risque de renforcer la dynamique de fermeture que connaît la Russie depuis plusieurs années. Elle peut servir de prétexte à un raidissement du pouvoir et à une accentuation des logiques autoritaires justifiées par la situation de crise. Les rares protestations contre le changement constitutionnel risquent d’être balayées par l’épidémie.

La crise sera un test pour les autorités locales. Dans un État russe fédéral sur le papier, Moscou a placé ces dernières années des politiciens loyaux, parfois sans attache locale, à la tête des gouvernements régionaux. Leur capacité à imposer des mesures sanitaires, à obtenir la confiance des citoyens et à juguler les logiques corruptives sera différente d’une région à une autre.

Cependant, si la crise sanitaire prend de l’ampleur et met à nu les défaillances de l’État social russe, son impact risque de déstabiliser le pouvoir en général. Ce dernier, qui s’appuie depuis plusieurs années sur une rhétorique de puissance et de grandeur, prend le risque de montrer l’extrême faiblesse de son système social, dans une crise qui rend chaque Russe vulnérable dans ce qu’il a de plus intime.

Ayant investi dans sa puissance internationale et la protection des intérêts russes à l’extérieur de ses frontières, plutôt que dans la protection et le soutien de ses propres citoyens, la Russie risque de payer ce choix au prix fort.


Sur le web

  1. Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières.
Voir les commentaires (5)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (5)
  • finalement , la France a beaucoup de point communs avec l’état sanitaire dans lequel se trouve la Russie ; bon , nous avons de l’eau chaude et du courant dans nos hôpitaux , mais côté protection des soignants , nombre de lits , de respirateurs etc on n’a pas de quoi se vanter ; le masque que je porte sur mon lieu de travail est fait maison ; faute de grives on mange du merle….

  • Faut-il dénigrer la Russie pour tenter de faire croire que c’est beaucoup mieux chez nous?
    Quant à la légitimité du pouvoir, c’est sûr que nous pouvons donner des leçons à Poutine…
    Tout n’est las parfait là-bas. Mais pour ma part, je préfère me fier au discours de Français vivant en Russie qu’à ees analyses partiales de « chercheurs »…

  • La grosse différence entre les russes et les français est que, comme le dit l’article, les russes ont l’habitude de ne compter que sur eux-mêmes et pas sur l’état-maman. Jamais les français n’auraient traversé la grande crise de 1998 comme l’ont fait les russes.
    Vivre de façon ultra-spartiate, se débrouiller tous seuls dans leurs datchas (tout le monde en a une, fut-elle une cabane aménagée), ils savent faire. D’ailleurs, une bonne partie des saint-peterbourgeois sont actuellement dans leurs datchas, éparpillées sur un large territoire.
    A mon avis, les russes vont s’en sortir beaucoup mieux que ces pauvres français, incapables de vivre en autarcie. Il n’y a qu’à voir la quantité de masques disponibles.

  • Se mettre à mal sa propre population n’est pas ce qu’on fait de mieux, mais Putin est aveugle sur ce plan.

  • Comment s appelle le barbier de Moscou?
    Rasepoutine

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Les autorités redoutent un attentat d’ici la fin de l’année. Elles l’ont d’ailleurs très médiatiquement fait savoir, tant du côté européen que du côté français, afin que toute la population soit correctement saisie d’inquiétude et de méfiance pour la période des fêtes.

Et donc, que ce soit le résultat d’une action préparée de longue date restée discrète voire secrète au point d’échapper aux renseignements policiers, ou qu’il s’agisse d’un événement quasiment improvisé, selon toute vraisemblance, les prochaines semaines ou, plus probabl... Poursuivre la lecture

Samedi soir, un terroriste islamiste a semé la mort au pied de la Tour Eiffel. Armand Rajabpour-Miyandoab avait déjà été condamné en 2018 pour association de malfaiteurs terroristes, condamnation qui lui a valu d'être fiché S.

Ce n’est pas le premier terroriste à être passé à l’acte en France alors qu’il était déjà suivi pour ses accointances avec l’islamisme et l’entreprise terroriste. Cette répétition doit évidemment nous interroger sur l’efficacité de notre système de surveillance des individus dangereux, et en particulier des isla... Poursuivre la lecture

Par Yves Bourdillon.

Imaginez.

Imaginez qu’une pandémie démarre à Vert-le-Petit (Essonne), siège d’un des trois labos P4 français. Qui croirait les explications de Paris selon lesquelles ce virus aurait été transmis naturellement à l’Homme par une perdrix ?

C’est pourtant l’exploit qu’a réussi Pékin en imposant depuis un an au monde entier le récit selon lequel le SARS Cov 2 qui provoque la maladie Covid-19 proviendrait d’une chauve-souris vendue sur le marché de Wuhan, dont le hasard voulait qu’il se trouvât à proximité ... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles