Par Charles Hadji.
Un article de The Conversation
On en appelle aujourd’hui de plus en plus au débat. Ainsi, pour sortir de la crise des Gilets jaunes, l’exécutif lance un « grand débat national […] permettant à chaque Français […] d’exprimer ses attentes et propositions » sur cinq thèmes – nombre d’ailleurs très vite réduit à quatre.
Mais que signifie débattre ? Et quelles sont les conditions de possibilité d’un débat qui soit à la fois libre et fructueux ? Un député LREM affirmait à la télévision, le samedi 15 décembre :
On va pouvoir tous discuter, calmement, autour d’une table.
VÅ“u pieux, ou espoir raisonnable ?
Plusieurs niveaux de débats
Débattre, c’est communiquer avec autrui en échangeant des points de vue sur un problème défini. Il faut donc s’engager dans un dialogue, avec des idées consistantes, dans l’espoir que du dialogue surgira une vérité. Mais on peut distinguer plusieurs niveaux de débat.
La polémique : c’est le débat lancé pour disqualifier l’adversaire, par des attaques ad hominem, et délégitimer sa position. Elle révèle une opposition tranchée, et engage une véritable guerre, entre deux façons de voir, deux thèses, et finalement deux clans. Par exemple, pour ce qui concerne l’apprentissage de la lecture, la méthode globale sera moquée comme non-scientifique et désastreuse. Dans la polémique sur l’accueil des migrants, ceux qui sont jugés humanistes seront taxés d’angélisme, et dénoncés comme de mauvais patriotes.
La polémique est trop souvent le lieu d’expression de la haine, les échanges n’étant que vociférations. On débat ici pour tuer symboliquement l’adversaire. On pourrait dire pour prouver qu’on a raison. Comme si le meurtre, qu’il soit réel ou symbolique, pouvait être considéré comme une preuve ! Certains aimeraient bien qu’il en soit ainsi…
Le débat d’opinion : c’est le débat où s’affrontent, de façon raisonnable, les libres opinions des uns et des autres. On débat pour défendre et promouvoir son opinion. Bien que l’opinion soit, selon Spinoza, le plus bas degré de la connaissance (puisque la « connaissance du premier genre, opinion, ou imagination » est « l’unique cause de la fausseté » (Éthique, partie 2, propositions 40 et 41).
La liberté d’opiner n’en est pas moins un droit fondamental dans une démocratie, comme l’a établi Spinoza lui-même. Le droit de juger de toutes choses et d’avoir ses propres opinions est « un droit dont personne, le voulût-il, ne peut se dessaisir » (Traité théologico-Politique, chapitre XX).
Disputer et discuter
Le problème est que, relevant de la liberté individuelle, une opinion n’a – en soi – pas plus de valeur qu’une autre. Si bien qu’on ne voit pas comment il est possible de sortir par le haut d’un débat d’opinions. Dans le meilleur des cas, on échange des arguments. Mais comment trancher de la pertinence des arguments ? Un débat d’opinions pourrait-il déboucher sur la vérité ? Sans oublier qu’ici, comme le chantait Guy Béart, « le premier qui dit la vérité » s’expose au risque d’être exécuté !
Kant, dans sa Critique du Jugement (§ 56), nous fait entrevoir une issue, en distinguant – à propos du jugement de goût – disputer et discuter.
Les deux sont faits dans « l’espoir de s’accorder ». Mais disputer, c’est entrer dans l’ordre de la démonstration, pour « décider par des preuves ». Or cela est impossible dans le domaine du goût, où l’« on ne peut rien décider par preuve… bien que l’on puisse en discuter à bon droit », en recherchant « l’assentiment nécessaire d’autrui à son jugement ». Pour obtenir un assentiment fondé, il faudrait donc pouvoir passer du niveau de la discussion, à celui de la dispute, laquelle seule a valeur probatoire. Cela est-il possible dans un débat de nature politique ? Que va-t-on bien pouvoir prouver ?
La dispute scientifique ? C’est un débat dont l’horizon est la vérité. Celle-ci est l’horizon des vraies controverses. Mais au nom de quoi peut-on trancher une controverse ? Si elle est scientifique, au nom de la vérité, qui se manifestera dans l’exhibition d’une preuve expérimentale. Ce sont les faits qui tranchent. Mais si la science est engagée dans tout débat social ou politique (comme, par exemple, la sociologie ou l’économie), elle est impuissante à clore ces deux derniers types de débats.
Un débat social exige que l’on fasse référence à des valeurs universelles, du type justice ou équité : les Gilets jaunes revendiquent ainsi davantage de justice sociale. Un débat politique, au sens plus large, exige que l’on définisse un intérêt général, s’imposant aux intérêts particuliers.
Ainsi, en ces deux derniers domaines, la vérité est à rechercher, d’un côté, dans l’adéquation à des valeurs et, d’un autre côté, dans l’obtention d’un consensus sur le bien commun, pour un pays donné à un moment donné.
De la possibilité d’un débat démocratique
Il n’y a donc de passage à la dispute (au sens kantien), et de vrai débat possible, en démocratie que si :
- l’on s’accorde sur des valeurs communes : d’où l’utilité d’un débat fondateur sur « l’identité profonde » de la nation, thème qui a disparu du programme du « grand débat » ;
- l’on comprend et admet que l’intérêt général est en démocratie le Bien suprême. Cela suppose que les Français ne soient plus citoyens simplement sur le plan formel, mais le deviennent réellement. Il leur faut, pour cela, posséder et manifester des qualités personnelles sans lesquelles il n’y a pas de dialogue possible. Car la balle est, in fine, dans le camp des individus.
La première de ces qualités est la bonne foi : sans un minimum de bonne foi de part et d’autre, le débat est condamné d’avance, car alors le dialogue n’est qu’un leurre. Mais la bonne foi n’est-elle pas aujourd’hui ce qui manque le plus dans la vie politique ?
La seconde qualité requise est la capacité de respecter les autres. Tout d’abord, en se gardant de les moquer, ou de les insulter. L’injure n’a jamais fait progresser un débat : bien des Gilets jaunes semblaient ne l’avoir pas compris.
Ensuite, en étant prêt à écouter, pour entendre, en examinant sérieusement les raisons des autres. Pour en tenir compte, et faire évoluer son point de vue, si nécessaire. Car la troisième qualité requise est l’humilité. Elle se traduit dans la conviction que personne n’est propriétaire de la vérité, et que chacun doit finir par s’incliner devant une meilleure raison – qu’elle soit telle par référence à une valeur, alors universelle, ou à un bien commun, alors plus clairement perceptible aux yeux de la raison.
Les citoyens français sauront-il faire preuve de ces qualités pour s’inscrire dans un fructueux débat mis au service de tous ? Souhaitons que chacun reçoive, pour étrenne, la sagesse nécessaire à cette fin, pour qu’enfin l’amour l’emporte sur la haine, et que l’on puisse mieux vivre ensemble, dans la paix civile. Car :
La haine doit être vaincue par l’amour (ou générosité) et non pas compensée par une haine réciproque (Éthique, partie 5, proposition 10).
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
S’appuyer sur l’éthique de Spinoza pour démontrer quelle devrait etre l »attitude de chacun dans un débat est bien dans la logique d’un enseignant qui constate que les gilets jaunes pissent dans la soupe..
Le peuple n’est pas une salle de classe , je pense que le stade suivant devrait etre le sens du devoir de kant ?
« Qu’est-ce qu’une bonne volonté ? Ce n’est pas une volonté qui atteint ses objectifs, c’est une volonté dont les intentions sont pures. Qu’est-ce qu’un volonté pure ? Une volonté qui obéit au concept du devoir. Ainsi, la bonne volonté c’est agir par devoir. »
hé bien oui , le devoir des individus est donc bien de démonter le carcan des citadelles républicaines et le clergé de la republique qui les briment en absorbant toute la substance de leur travail.
désolé
en France ça a bien commencé : la DDHC aurait du en abrégé s’écrire plutôt DDDHC (déclaration des devoirs et des droits de l’homme et du citoyen !)
J’aime bien l’illustration du débat : en feignant de regarder ailleurs, l’un met en avant sa bouteille et l’autre sa poitrine…
Je me contenterais de citer Brassens: « Bien heureux celui qui,n’ayant pas d’opinions sacro-saintes se contente de foutre la paix à ses voisins »
Je voterais pour le parti qui adoptera cette maxime….Les Verts seraient moins « de gris » s’ils la méditaient quotidiennement
Ouais, encore de la pâtée pour chat made in the Conversation. C’est sûr qu’à force de converser entre soi, on n’en sort plus grand chose. J’adore à ce propos les exemples donnés pour illustrer la « polémique » : on comprend que l’auteur est pour la méthode globale et pour le soutien aux mafias de passeurs (oups, pour l’accueil des « migrants » qu’en d’autres temps on appellerait colons).
Bref, the Conversation ne déçoit jamais, c’est même à ça qu’on la reconnaît…
 » Les citoyens français sauront-il faire preuve de ces qualités pour s’inscrire dans un fructueux débat mis au service de tous ?  »
Bien sur qu’ils ont les qualités nécessaires, tous ensembles !
Individuellement par contre…
je pense que le temps du débat est largement dépassé, la reforme du périmètre de l’etat ne dépend pas d’un débat.la question de la depense publique ne dépend pas d’un débat..
ceci doit etre entrepris immédiatement!
il faut que çà s’inscrive dans les faits très rapidement , sinon les français iront chercher leurs réponses dans la rue.
et là çà va saigner!
La réforme du périmètre de l’État a dépendu d’un débat. La question de la dépense publique a dépendu d’un débat. Mais ces débats ont-ils jamais vraiment eu lieu depuis quarante ans en France? Les Français savent-ils vraiment «débattre». Youtube foisonne d’échecs de débats dans ce pays (ça tourne toujours en engueulades). Et pourtant, sur les questions précitées, d’autres pays parviennent à vraiment débattre comme la Suède, la Suisse, etc. et à maîtriser leurs dépenses.
cette excellent article démontre, pour moi,l’ inadaptation d’un régime démocratique en France.
la carte du monde est explicative.
nord de la planète et sud de la planète = démocraties…
le reste entre dictature et autocratie.
et tout fonctionnera mieux
serait-ce lié au climat?