L’imprévisible prévisible et l’imprévisible imprévisible

Au moment où l’on redécouvre Raymond Aron, il faut rappeler que ce penseur puissant et subtil n’avait jamais prévu, envisagé, imaginé l’effondrement du régime soviétique et la dislocation de l’URSS.

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L’imprévisible prévisible et l’imprévisible imprévisible

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 6 novembre 2018
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Par Bruno Sentenac.

La politique, c’est sans doute décider, comme disait Mendès-France, mais c’est d’abord prévoir.

Mais prévoir quoi ? Si les responsables politiques n’avaient à prévoir que… le prévisible, leur tâche serait simple. La difficulté réside dans la capacité à prévoir l’imprévisible, ce qui ne devrait pas se produire.

La disparition de l’Union soviétique et la difficulté de « penser l’impensable »

Au moment où l’on redécouvre Raymond Aron, il faut rappeler que ce penseur puissant et subtil n’avait jamais prévu, envisagé, imaginé l’effondrement du régime soviétique et la dislocation de l’URSS.

Dans son livre “Les dernières années du siècle”, écrit en 1982, non seulement il n’examine pas du tout l’hypothèse d’une disparition de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide par pur et simple abandon de l’un des deux adversaires1, mais il n’est pas loin de craindre une « hégémonie soviétique » (c’est le titre du dernier chapitre de son livre), une victoire du joueur qui lui apparaît comme le plus offensif, face à un Occident décidément incapable de sortir d’une posture purement défensive. On est en 1982 ; Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985 ; le Mur tombe en 1989 ; l’Union soviétique explose en 1991.

Quoiqu’on en dise aujourd’hui, cette disparition de l’URSS n’a été prévue par personne (CIA et KGB au premier chef) ; elle relevait de la science-fiction. Certes, Friedrich Hayek, le grand économiste libéral (prix Nobel d’économie en 1974) la tenait pour certaine, car il ne voyait pas comment pourrait perdurer une économie totalement dépourvue d’un système de prix rationnel : en 1985, reçu par Jacques Chirac à l’Hôtel de Ville de Paris, il prédisait que l’URSS aurait disparu dans les cinq ans (il ne se sera trompé que d’une année…). Mais c’était là l’analyse d’un théoricien de l’économie, pas celle d’un politologue.

À l’époque, la thèse qui l’emportait nettement, c’était bien davantage celle de la « convergence des systèmes économiques de l’est et de l’ouest » : lentement, les économies capitalistes, toujours davantage contrôlées par l’État, devenaient plus « socialistes », alors que des signes semblaient se manifester d’une « libéralisation » des économies socialistes. Avec le temps, beaucoup de temps, les deux systèmes pourraient plus ou moins se rapprocher et mieux se comprendre, ce qui apaiserait les tensions…

Qu’auraient pu se dire ces deux grands penseurs ? Hayek aurait-il convaincu Aron que, derrière la solide façade que présentait la deuxième superpuissance mondiale, l’égale des États-Unis dans le domaine des armes nucléaires, l’ensemble de l’édifice était vermoulu et condamné à brève échéance ? C’est peu probable.

De l’imprévisible « prévisible », à l’imprévisible « totalement imprévisible »

Pour paraphraser Donald Rumsfeld2, on pourrait donc dire qu’il y a ce qu’on sait qu’il va se produire, même si on ne peut prévoir ni le moment ni les conséquences exactes de l’évènement ; il y a les éventualités plus ou moins prévisibles ; et il y a les évènements totalement imprévisibles.

Les « imprévisibilités prévisibles » – les évènements certains, même si on en ignore encore la date et les conséquences — sont légion, du décès de la reine Elisabeth II à celui du président Paul Biya. Quant à un coup d’État militaire au Venezuela, ce n’est même plus une éventualité, tant on se demande pourquoi il n’a pas encore eu lieu…

Dans la seconde catégorie – les « imprévisibilités affectées d’une plus ou moins grande marge d’incertitude » — pourraient se ranger des évènements qui paraissent aujourd’hui plutôt voire totalement improbables, mais qui sont pourtant inscrits dans la réalité présente, parfois même dans la logique des choses. On peut donc se dire, sans audace excessive, qu’ils finiront bien par se produire à plus ou moins longue échéance.

La réunification de la Corée – une idée aberrante il y a encore quelques années – semble aujourd’hui bien plus crédible que ne l’était en 1980 celle de l’Allemagne. Si l’on pousse un peu plus loin l’effort d’imagination, on pourrait envisager une dislocation de l’Union européenne, une indépendance de l’Écosse, une réunification de l’Irlande, la création d’un véritable État kurde.

En 1979, le renversement du shah d’Iran avait pris le monde (et spécialement les États-Unis) totalement au dépourvu. Le renversement du régime des mollahs, de la république islamique d’Iran, ne serait peut-être pas aussi stupéfiante. Ce qui étonnerait bien plus, ce serait que le pays décide de retrouver son ancien nom, la Perse.

Dans un registre voisin, est-on dans la science-fiction en imaginant le renversement de la Maison des Saoud ? Par définition, l’Arabie saoudite est tellement identifiée à la famille d’Ibn Séoud qu’on a peine à imaginer qu’elle puisse être gouvernée dans le cadre d’un tout autre régime politique. Une république, même islamique, d’Arabie paraît assez largement impensable. Mais une monarchie « moderne » qui retournerait à la dynastie hachémite, celle des chérifs de la Mecque jusqu’en 1925, ne serait pas totalement improbable3.

Alors, où se situerait la frontière du « totalement imprévisible », de l’« impensable » ? Quels sont ces évènements dont l’idée même ne pourrait sortir que du cerveau d’un économiste ou d’un romancier, pas celui d’un diplomate professionnel ou d’un géopoliticien « raisonnable » ? Quels seraient, dans notre XXIe siècle, les équivalents de ces cataclysmes inimaginables qu’ont été la chute du régime tsariste en 1917 et l’effondrement du régime qui lui a succédé ?

Tentative de politique-fiction (ou pas)

Par définition, ces évènements « totalement imprévisibles » sont … impossibles à prévoir. Essayons quand même et imaginons par exemple :

  • Un virage « réellement démocratique » de la Russie post-poutinienne, qui entrerait dans l’Union européenne, réalisant ainsi le rêve gaullien d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural.
  • La dissolution de la Belgique et le rattachement de la Wallonie à la France, qui redeviendrait pour l’occasion une monarchie… non républicaine (le roi des Belges deviendrait également celui des Français, juste retour des choses, puisque le premier souverain ayant régné sur nos cousins d’outre-Quiévrain était le fils du roi Louis-Philippe).

La liste est ouverte. Chacun est libre d’y ajouter ce qui relève — sans doute davantage que d’une analyse raisonnable — de ses espoirs, de ses craintes ou de ses fantasmes.

Mais dans cette liste d’évènements plus improbables les uns que les autres se dissimulera peut-être un futur « coup de tonnerre dans un ciel serein » qui bouleversera dans quelque temps notre monde…

  1. “Personnellement, je pense indispensable de liquider deux idées aberrantes : l’Union soviétique serait menacée d’effondrement, acculée à des réformes drastiques ou poussée vers des aventures étrangères”.
  2. « Il y a ce que l’on sait qu’on sait ; ce qu’on sait qu’on ne sait pas ; mais le plus important, c’est souvent ce qu’on ignore qu’on ne sait pas ».
  3. Après tout, ce sont les Hachémites, et non les Séoud, les descendants du Prophète, les gardiens naturels des Lieux saints de l’Islam, eux encore qui en 1919 fournirent le premier roi du Hedjaz, Hussein ; ils ont autant si ce n’est plus de légitimité à gouverner l’Arabie que l’actuelle famille régnante.
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  • “le premier souverain ayant régné sur nos cousins d’outre-Quiévrain était le fils du roi Louis-Philippe” est à corriger : le duc de Nemours, bien qu’élu par le congrès belge, a refusé de régner et c’est Léopold de Saxe-Cobourg et Gotha, dit Léopold 1er, qui est le premier souverain ayant régné sur la Belgique

  • L’élection de Ségolène Royal en 2022 ?
    Si si, on en est capables …

  • Le plus prévisible, avec le recul que nous avons de toutes les expériences politiques de l’humanité, c’est l’agonie, plus ou moins rapide, de tous les systemes autocratiques. Liberalisme vaincra.

    • Pas si prévisible que ça justement. Ca serait même l’inverse :
      Quand on regarde les 2000, 3000, 4000 ans d’histoire humaine, quel modèle prédomine tout le long ? Les systèmes autocratiques, justement : monarchies, théocraties, etc.

      A croire que les humains se sentent plus rassurés avec un dictateur à la tête de la tribu.

      Les systèmes autocratiques sont très loin d’être morts.

      • @ AxS
        C’est un piège fréquent: prévoir que nos idées finiront par gagner!
        Pour tenter de garder la tête froide, il vaut mieux quitter le binaire (“ça évolue bien ou mal”) et envisager l’éventail des possibles.
        Le fait d’envisager l’avenir suffirait à comprendre que même le plus prévisible n’est pas certain avant d’être réel! (Et ça rend plus modeste)

  • “À l’époque, la thèse qui l’emportait nettement, c’était bien davantage celle de la « convergence des systèmes économiques de l’est et de l’ouest » : lentement, les économies capitalistes, toujours davantage contrôlées par l’État, devenaient plus « socialistes », alors que des signes semblaient se manifester d’une « libéralisation » des économies socialistes.”

    Ce qui a fini par se produire, finalement – à l’exception de l’URSS :
    La Chine n’est plus communiste que de nom, vu l’explosion des villes, des classes moyennes et du nombre de millionnaires.
    Le Viet Nam, officiellement communiste, suit le même chemin.

    La France souffre d’une socialisation à outrance mainte fois dénoncée sur ce site.
    Aux USA même, le courant de gauche/socialiste prend de plus en plus d’ampleur – Bernie Sanders !

  • Pitié, le français ! Quoi qu’on en dise, pas “quoiqu’on en dise”.

    ‘Quoique’ n’a rien à faire ici, ça signifie ‘bien que’ :
    Quoique irrité par cette faute à répétition, je vais essayer de me taire dorénavant, quoi qu’il arrive.
    “Quoi que ce soit” signifie “quel que soit le”, rien à voir avec quoique.
    Quels que soient les discours là-dessus (quoi qu’on en dise), je me tairai.

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