Le capitalisme sans capital

La transformation récente du capitalisme voit la montée en puissance des actifs intangibles.

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Le capitalisme sans capital

Publié le 2 juin 2018
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Par le Minarchiste.

Dans leur livre Capitalism without Capital, Jonathan Haskel et Stian Westlake décrivent la transformation économique que nous traversons depuis quelques décennies, laquelle implique une augmentation substantielle des actifs intangibles.

Imaginez simplement un gymnase il y a 50 ans. Il s’agissait presque exclusivement d’actifs tangibles : un édifice, des équipements pour l’entraînement, des miroirs, etc. Aujourd’hui, ce gymnase est doté d’un logiciel permettant de maintenir une base de données sur les membres, d’une image de marque reconnue et de processus de gestion efficients (incluant la formation des employés) lui permettant d’opérer un réseau de franchises dans plusieurs villes.

Ces choses sont des actifs intangibles, des actifs que l’on ne peut toucher, mais qui on une valeur substantielle. Les actifs intangibles possèdent quatre caractéristiques qui les différencient des actifs tangibles (les 4 « S ») :

– Ils permettent des économies d’échelle importantes (scalable).
– Les coûts de ces investissements sont irrécupérables (sunk cost).
– Ces actifs génèrent des retombées (spillovers).
– Ces actifs ont des synergies les uns avec les autres.

Suite à ce constat plutôt évident (mais potentiellement sous-estimé), les auteurs observent les conséquences économiques et sociétales de cette transformation.

Scalable

Pour croître dans un nouveau marché, une entreprise locale de taxis doit investir beaucoup de capital pour acquérir de nouvelles voitures, des bureaux et autres installations et équipements. En revanche, quand Uber arrive dans une nouvelle ville, cela nécessite beaucoup moins d’investissement. Le logiciel a déjà été codé et le dupliquer ne coûte pratiquement rien.

Uber bénéficie donc de beaucoup plus grandes économies d’échelle et d’effets de réseau qu’une entreprise axée sur des actifs tangibles. Selon les auteurs, cela implique qu’une entreprise ayant davantage d’actifs intangibles pourra croître plus vite, être plus globale et contribuer à une concentration des parts de marché de l’industrie. C’est logique puisque pour maximiser les économies d’échelle, mieux vaut opérer dans plusieurs pays et utiliser son avantage de coût pour gagner des parts de marché.

Spillovers

Il est facile pour un entrepreneur d’empêcher ses concurrents d’utiliser une de ses usines. Il lui suffit de l’entourer d’une clôture, embaucher des gardiens de sécurité et appeler la police si quelqu’un s’introduit. En revanche, il est relativement plus facile de copier un processus de production, une stratégie de mise en marché, un design ou même un logiciel.

Le résultat est que lorsqu’un actif intangible est créé par une entreprise, cela peut avoir des répercussions positives pour d’autres entreprises qui imiteront cette innovation. Le côté négatif est que par conséquent, l’innovateur ne pourra pas capturer 100% des profits associés à son investissement intangible, ce qui pourrait mener à du sous-investissement.

Selon les auteurs, cela justifie l’existence des brevets ainsi que le subventionnement gouvernemental de la R&D. Je ne suis pas d’accord, car les rendements sur investissement sont si élevés sur les actifs intangibles (nous le verrons plus loin) que même si l’entreprise innovatrice ne capture pas 100% de ce rendement, elle réalisera tout de même une plus-value subtantielle lui permettant de justifier ces investissements.

Les auteurs croient tout de même que c’est pour cette raison que le niveau d’investissement demeure déprimé dans les pays développés, parce que des entreprises seraient hésitantes à investir dans les actifs intangibles de peur que les spillovers soient capturés par un concurrent. Je me permets de douter de cette affirmation.

Sunk cost

Cette caractéristique est facile à comprendre : si vous démarrez une entreprise de camionnage qui ne fonctionne pas, vous pourrez toujous revendre les camions et la bâtisse, mais si vous démarrez une entreprise de logiciel qui échoue, votre code ne vaudra sans doute plus rien, l’investissement sera complètement perdu.

Cela conduit à ce que les investissement en actifs intangibles sont plus difficiles à financer car il n’y a pas d’actif tangible que la banque peut prendre en garantie. Cela explique pourquoi les entreprises de technologie ont peu de dettes et une grosse réserve d’encaisse.

Cela agit en quelque sorte comme une barrière à l’entrée supplémentaire car il est plus facile de trouver du financement pour démarrer un restaurant que pour démarrer un réseau social. Les entrepreneurs en de l’intangible tombent conséquemment entre les mains des venture capitalists, qui ont des attentes de rendement bien supérieures à un prêt commercial, car ils font 10 ou 20 investissements qui vont échouer pour en dénicher un qui va devenir le prochain PayPal.

Synergies

Quant aux synergies, celles-ci émergent lorsqu’une entreprise parvient à combiner différents actifs intangibles. Pensez à Facebook qui a récemment annoncé le lancement éventuel d’un site de rencontres. Google exploite la plateforme vidéo YouTube ainsi que le système Android.

Les synergies permettent aux leaders de renforcer leur hégémonie sur une industrie.

Winner-take-all

La conséquence de ces caractéristiques est que l’entreprise gagnante remporte une grande part du marché. Facebook domine les réseaux sociaux, Google domine les moteurs de recherche, Uber domine le taxi, etc. Ces entreprises ne sont pas des monopoles, mais sont difficiles à déloger pour un nouvel entrant ; mais pas impossible.

Selon les auteurs, cela explique la hausse des inégalités, qui se manifeste davantage entre les firmes (gagnantes versus perdantes) qu’entre les individus au sein d’une même firme.

Opérer avec des actifs intangibles requiert davantage de compétences. Les firmes qui exploitent des actifs intangibles recherchent les travailleurs hautement compétents et les rémunèrent copieusement, ce qui permet à ces travailleurs de capturer une partie des économies d’échelle. Selon les auteurs, cela contribue aux inégalités de revenus grandissantes dans les pays développés.

Des rendements supérieurs ?

Conséquemment, les entreprises qui opèrent des actifs intangibles ont des rendements supérieurs à celles qui opèrent des actifs tangibles. Pour vous démontrer cette affirmation, j’ai épluché les rapports financiers de 2017 de plusieurs entreprises.

J’ai calculé le rendement sur le capital investi des flux de trésorerie libres (CFROIC). Sans entrer dans les détails, cette mesure est particulièrement appropriée puisqu’elle déduit les investissements en capital. Elle ne peut donc pas être distordue par une entreprise qui fait davantage de R&D plutôt que d’acheter des machines.

 

La pétrolière intégrée Imperial Oil a un rendement très bas, tout comme le raffineur Valero, le producteur d’électricité éolienne Boralex et l’entreprise de télécommunications Telus. Ces entreprises opèrent surtout des actifs tangibles. Notez qu’une fois sa phase de croissance terminée, Boralex pourra diminuer ses investissements, et son rendement sera autour de 8% selon moi.

L’entreprise de chemin de fer Canadien National fait un peu mieux, mais est un leader nord-américain pour ce qui est de l’efficacité. Ses concurrents sont en bas de 10%.

Le rendement commence à être plus intéressant pour une entreprise comme Pepsi, qui bénéficie de marques protégées (qui sont des actifs intangibles), lui permettant d’obtenir une prime.

Pour Johnson & Johnson, les actifs intangibles sont des brevets sur des médicaments et des accessoires médicaux, mais le développement de ces produits nécessite beaucoup de R&D. Quant à ses produits de consommation de base, c’est un secteur très concurrentiel.

Pour la plupart des entreprises nommées ci-haut, une augmentation du rendement sur le capital attirera de nouveaux entrants qui investiront dans l’industrie et feront diminuer les rendements. Ce n’est pas nécessairement ce que l’on observe lorsqu’il est question d’actifs intangibles.

Observez une entreprise comme Facebook, qui est à 39% ! Ceci dit, Facebook investit beaucoup en actifs tangibles, tels que des centres de données et des serveurs. Pour une entreprise qui opère purement dans le logiciel, comme Electronic Arts, les rendements sont stratosphériques !

Ce que ces chiffres illustrent est que les actifs intangibles, souvent protégés par des marques de commerce et des brevets, permettent d’extraire des rendements extraordinaires sur le capital. Et comme elles oeuvrent dans des secteurs winner-take-all de l’économie, ces rendements sont concentrés entre les mains d’une poignée d’individus (fondateurs, actionnaires majoritaires, dirigeants et employés-clés).

De tels rendements sur le capital investi devraient normalement attirer la concurrence de nouveaux entrants ou de joueurs existants, mais ceux-ci sont bloqués par des barrières à l’entrée difficiles à surmonter en raison des 4 caractéristiques des actifs intangibles.

Mon raisonnement implique donc que les actifs intangibles, surtout lorsqu’ils sont combinés à la protection de la propriété intellectuelle, font augmenter les inégalités.

Pour revenir à l’exemple du gymnase, les auteurs évoquent de Leslie Roy Mills, un ancien athlète olympique qui a ouvert un gymnase à Auckland Nouvelle-Zélande au début des années 1990. En 1997, il a créé le concept de BodyPump, une forme d’entraînement de groupe combinant musique et exercices de musculation.

Il a vite compris que ce concept, protégé par une marque de commerce, pouvait être facilement exporté. En 2005, le BodyPump et ses dérivés étaient pratiqués dans 10 000 gymnases à travers 55 pays, lesquels paient des redevances à son entreprise nommée Les Mills. Le concept est devenu un actif intangible qui engendre des rendements supérieurs à Leslie Roy, qui est probablement devenu beaucoup plus riche que le propriétaire du petit gymnase indépendant de mon quartier…

Conclusion

Ce livre fait des constats intéressants, mais tout comme la critique de The Economist, je trouve que les auteurs tentent d’expliquer trop de choses avec leur théorie, de la hausse des inégalités à l’élection de Trump.

Tel que mentionné précédemment, je ne partage pas leur hypothèse que les spillovers engendrent du sous-investissement.

En revanche, il est clair à mes yeux que la montée des actifs intangibles favorise les inégalités de richesse en raison des caractéristiques intrinsèques de ces actifs.

Est-ce que l’État devrait réguler davantage ces entreprises pour contrer les inégalités ? Je ne le crois pas car au bout du compte, ces entreprises sont des foyers d’innovation et engendrent d’énormes retombées positives pour les consommateurs (réseau social, moteur de recherche, vidéos gratuites).

Par contre, l’État pourrait minimiser l’impact sur les inégalités en abolissant la protection de la propriété intellectuelle, laquelle favorise les rendements extraordinaires que j’ai décrits et les rentes qui en découlent.

J’aimerais terminer en mentionnant que le titre du livre a peut-être été mal choisi, car pour investir dans les actifs intangibles, il faut du capital. Bien entendu, ce que les auteurs veulent dire est que ce capital est différent de ce qu’il était il y a quelques décennies, mais cela porte tout de même à confusion.

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  • Cette pseudo-inégalité, n’est-elle pas simplement la juste rémunération d’un risque plus important (car l’intangible est difficilement réalisable en cas de vente forcée)? On analyse les résultats des entreprises encore là, mais il faudrait moyenner avec celle qui ne sont plus là.

    • Certes. Cependant, dans le risque rémunéré, il y a celui de ne pas obtenir le monopole cherché. Dans « winner takes all », il y a l’idée que l’aboutissement n’est pas un service ou un produit adapté à chacun, mais un monopole qui impose son uniformisation, dissimule les options concurrentes, perçoit une redevance excessive et stérilise les évolutions. Comme le propose l’article, une suppression ou au moins une révision drastique des règles de la propriété intellectuelle s’impose.
      En gros, oui il s’agit bien de rémunération des risques, mais l’effet pervers est de multiplier les dits risques pour que certains puissent toucher la rémunération.

  • La conclusion ne convainc pas. La propriété intellectuelle est loin d’être la cause de l’apparition de positions dominantes dans les secteurs où les capitaux intangibles sont primordiaux. Les injections monétaires (rachat de concurrents) ou les connivences étatiques (plus évidentes à chaque découverte d’une nouvelle faille de sécurité) sont des explications plus robustes des rendements extraordinaires de certains.

    Si on fait tomber la protection de la propriété intellectuelle, les entreprises en position dominante procèderont à un pillage systématique de leurs concurrents ne bénéficiant pas des mêmes protections et avantages indus. Alors, il ne faudra plus compter avec de simples positions dominantes mais plutôt avec des monopoles.

  • Les commentaires sont fermés.

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