Cash Investigation : c’est quoi ces méthodes ?

Est-ce la mission d’un service public qui prélève globalement 2,5 milliards d’euros par an (2015) à la collectivité et donc aussi au « monde merveilleux des affaires » de financer (jusqu’à 10 millions d’euros en 2013-2015) une société de production aussi controversée ?

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Cash Investigation : c’est quoi ces méthodes ?

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 8 décembre 2017
- A +

Par Adelin Remy1

Le 28 novembre 2017, la chaîne publique de télévision française a diffusé le 35e reportage de la série Cash Investigation présenté par la journaliste controversée Élise Lucet sur l’industrie mondiale du coton, intitulé Coton : l’envers de nos tee-shirts.

Ce reportage affirmait notamment que le secteur du coton en Ouzbekistan a recours au travail forcé et à celui des enfants.

Cash Investigation est une émission de télévision mensuelle française d’investigation diffusée sur France 2 depuis le 27 avril 2012. Elle est présentée par Élise Lucet (ancienne présentatrice du journal de 13 heures sur la même chaîne et de Pièces à Conviction, émission similaire sur France 3).

Le merveilleux monde des affaires

Elle s’attache à enquêter dans le « monde merveilleux des affaires », selon la formule ironiquement prononcée par la présentatrice à chaque début d’émission.
Sur 35 émissions originales de la série Cash Investigation, 24 concernent le secteur privé (il est difficile de trouver une multinationale française ou étrangère qui ne soit pas épinglée…), 9 le secteur parapublic (Areva, Pôle emploi, Sécurité sociale française, SNCF, WWF, Église catholique…), 5 les paradis fiscaux et 1 le secteur public (politique étrangère de la France et Azerbaïdjan)2.

Cash Investigation est produite par Premières Lignes Télévision, une agence de presse et société de production créée en 2006, spécialisée dans le journalisme d’investigation télévisé. Elle est dirigée par le journaliste Luc Hermann et le grand reporter Paul Moreira.

L’émission est tournée dans un studio détenu par Le Studio Moderne, créé en 2011. Premières Lignes Télévision s.a.s. et Le Studio Moderne s.a.r.l. ont leur siège social à la même adresse à Paris.

Cash Investigation en chiffres

Le chiffre d’affaires de ces deux sociétés pour les trois dernières années publiées (2013-2015) s’est élevé à 10,4 millions d’euros et le bénéfice net à 793 000 euros, soit si ces deux sociétés produisent essentiellement Cash Investigation une recette jusqu’à 949 000 euros par émission (11 émissions en 2013-2015).

Cette émission recueille une part de marché importante allant de 10 % ou 2,5 millions de téléspectateurs au plus bas (7 octobre 2014 : « Industrie du tabac : la grande manipulation ») à 17,7 % ou 3,8 millions de téléspectateurs au plus haut (26 septembre 2017 : « Travail, ton univers impitoyable »), comparable aux 14,3 % et 13,4 % de parts d’audience de France 2 en 2015 et 2016, mais bien inférieure aux 19,3 % à 40,2 % obtenus entre 2006 et 2016 par l’autre émission controversée de France 2 On n’est pas couché de Laurent Ruquier et Catherine Barma dont le coût par émission est inférieur si on regarde avec la même approche Tout Sur l’Écran, leur société de production.

Une émission mise en cause plusieurs fois

Le contrat qui lie France Télévisions à Premières Lignes Télévision n’est pas public et il n’est donc pas possible de savoir si la rémunération de Premières Lignes Télévision dépend de la part de marché ou de la publicité directe ou indirecte réalisée.

Quoi qu’il en soit, la série a été plusieurs fois mise en cause par des médias, par une association scientifique, par l’Église catholique et par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), l’autorité française de régulation de l’audiovisuel (télévision et radio). Élise Lucet a été mise en examen trois fois, ce qu’elle estime normal3.

L’Ouzbékistan, membre de l’Organisation internationale du travail (OIT), a ratifié 14 conventions de l’OIT, concernant notamment la prohibition du travail des enfants et du travail forcé et leurs dispositions ont été systématiquement mises en vigueur dans la législation nationale.

L’Ouzbekistan n’est pas coupable

Spécifiquement, le travail des enfants et le travail forcé ont été complètement éliminés en Ouzbékistan. Depuis 2014, l’Ouzbekistan n’a pas été inclus dans la liste des États ayant de sérieuses lacunes dans le respect des conventions de l’OIT.

La ratification par le Parlement européen du protocole textile entre l’Union européenne et l’Ouzbékistan en décembre 2016 et son entrée en vigueur en juillet 2017 est la preuve de la reconnaissance par la partie européenne des efforts déployés par l’Ouzbékistan pour éradiquer le travail des enfants et le travail forcé dans la récolte du coton.

Depuis 2013, l’Ouzbékistan, conjointement avec l’OIT, organise la surveillance du travail des enfants et du travail forcé dans l’industrie cotonnière. À ce jour, le pays a tenu 4 missions de suivi qui ont permis de constater que l’Ouzbékistan a totalement éliminé la pratique du travail des enfants dans la cueillette du coton et rendu ce phénomène socialement inacceptable.

Le problème du travail des enfants

Cette année, l’Inspection nationale du travail, après avoir enquêté sur des plaintes, avait identifié 14 infractions, dont 5 faits de travail des enfants et 9 faits de travail forcé. En conséquence, 3 directeurs d’écoles secondaires, 2 directeurs de collèges professionnels, 2 chefs de fermes et 1 directeur de la polyclinique ont été appelés à des sanctions administratives.

Le 5 septembre 2017, Heinz Koller, directeur régional de l’OIT pour l’Europe et l’Asie centrale, a écrit aux membres du Parlement européen et à l’ambassadeur d’Ouzbekistan :

L’OIT aide depuis longtemps les pays à faire face au travail des enfants et au travail forcé. Ce sont des pratiques avec de profondes racines historiques et structurelles. Il y a deux conditions pour leur élimination. L’un est la volonté politique, et l’autre est la capacité suffisante pour atteindre l’objectif. Sur le travail des enfants, l’Ouzbékistan a fait preuve à la fois de volonté politique et de capacité. Sur le travail forcé, la volonté semble maintenant avoir été démontrée de manière assez vigoureuse. Les progrès sont indéniables et l’OIT continue de contribuer au renforcement de la capacité de nos partenaires ouzbeks à mener à bien cette transformation nécessaire4.

Les grands succès de l’Ouzbekistan

Le 30 novembre 2017, à la Table ronde Banque mondiale-OIT-Ouzbékistan à Tachkent, Nina Bhatt, responsable du développement social de la Banque mondiale pour l’Europe et l’Asie centrale, a noté que l’Ouzbékistan avait obtenu de grands succès dans le domaine de l’éradication du travail des enfants et du travail forcé.

La Senior Specialist pour les activités des travailleurs pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à l »OIT Gocha Alexandria a mentionné qu’en Ouzbékistan, il est visible que les progrès significatifs sont non seulement économiques, mais aussi en termes de démocratisation5.

De la désinformation ?

Cash Investigation, dans son 35e reportage, n’a pas jugé utile de recueillir l’opinion des autorités ouzbeks, préférant utiliser des journalistes se présentant sous de fausses identités et des caméras cachées (ce qui est contraire à la Charte de déontologie des journalistes de Munich 1971) : si ces reporters avaient procédé autrement, ils auraient compris que les problèmes dénoncés avaient fait l’objet de mesures correctrices encadrées par l’OIT et que leur reportage, obsolète, désinformait.

Citons la sénatrice Nathalie Goulet, vice-présidente du groupe d’amitié France-Caucase :

Vous savez, c’est facile de s’attaquer à un petit pays, laïque. Ce n’est pas juste… Ça ne fait que 25 ans que l’Azerbaïdjan est indépendant, il faut laisser le temps au temps. L’évolution d’un pays c’est comme un enfant : si vous le mettez tout le temps au piquet et que vous le désignez comme le méchant… c’est ridicule. Alors oui, la critique est acceptable, mais il faut regarder aussi ce qui fonctionne… Il y a des thématiques sur lesquelles le pays est exemplaire.

Pour conclure, il suffit de remplacer Azerbaïdjan par Ouzbekistan et d’observer « les thématiques sur lesquelles le pays (l’Ouzbekistan) est exemplaire » : croissance du PIB (7 %), diversification de l’économie, création d’une classe moyenne très visible à Tachkent et ailleurs (54 % du PIB en 2014 contre 10 % en 1991), liberté de culte…

Le monde merveilleux du service public

Est-ce la mission d’un service public (France Télévisions et sa chaîne France 2) qui prélève globalement 2,5 milliards d’euros par an (2015) à la collectivité et donc aussi au « monde merveilleux des affaires » de financer (jusqu’à 10 millions d’euros en 2013-2015) une société de production controversée qui donne :

une information biaisée, du fait de manque de précision, de sélection partielle voire partiale de données, de déformation de données scientifiques quand ce n’est pas de contresens manifestes. Et cela, surtout lorsque la mise en scène tourne au sensationnalisme et génère l’inquiétude légitime des parents à qui l’on répète en boucle que leurs enfants sont en danger.

Est-ce la mission du service public (France Télévisions et sa chaîne France 2) de promouvoir des entorses graves à la déontologie journalistique pour dénoncer le « monde merveilleux des affaires » et en même temps valoriser la publicité de celui-ci et diffuser des sujets obsolètes qui désinforment et divisent  ?

« Le monde merveilleux des affaires » devrait mettre fin à ce mécanisme de redistribution pervers de l’argent public.

Le titre est repris de l’interview de la sénatrice Nathalie Goulet, vice-présidente du groupe d’amitié France-Caucase, LCI, 8 septembre 2015.

Adelin Remy a été observateur étranger aux élections présidentielles en Ouzbékistan en décembre 2016.

  1. Adelin Remy dirige Agefi Luxembourg, Le Journal Financier de Luxembourg.
  2. total supérieur à 35, certains reportages concernent plusieurs secteurs.
  3.  « Élise Lucet, mise en examen pour la troisième fois depuis septembre », Closer, 7 novembre 2017.
  4.  Statement by Mr. Heinz Koller, Regional Director for Europe and Central Asia, International Labour Office, to the Chairperson of the INTA Committee, to the Members of the European Parliament and to the Ambassador of Uzbekistan, 25 September 2017. Traduction par Agefi Luxembourg.
  5. Round-Table Strategic Cooperation between International Labor Organization and World Bank for Support of Uzbekistan Growth through Reforms of Labor Sphere (30 November 2017), Embassy of Uzbekistan, Brussels. Traduction par Agefi Luxembourg.
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  • Citation : « Le contrat qui lie France Télévisions à Premières Lignes Télévision n’est pas public »
    -> France Television étant un service public, est-ce qu’une procédure CADA ne pourrait pas permettre la divulgation de ce type de contrats ?

  • bah cash investigation est exemplaire de ce à quoi peut conduire les convictions qui guident un raisonnement ..on regarde une partie des faits. Il me semble impossible que certains n’aient pas prévenus ces gens des inexactitudes de leurs reportages…
    Je ne voudrais pas être jugé par ces gens.

    • @ jacques lemiere
      Bien vu! Une fois de plus.
      On sait maintenant que les émissions qui recueillent du succès passent rapidement en forme de productions privées, produits finis, vendus par le privé à un prix que le service public aurait dépassé (mais on ne vire personne pour autant!): donc l’état français paie pour le privé tout en gardant ses fonctionnaires « inlicenciables »! Puis on s’étonne du « marasme »! C’est grotesque!

  • C’est juste de la propagande anti-capitaliste et anti-libérale, raison pour laquelle les socialistes la font financer! C’est juste une vilenie de plus à leur actif, mais on sait qu’ils osent tout et ne reculent devant rien quand il s’agit de calomnier.

  • C’est un pseudo programme «  de merde « ( passez moi l’expression ) du camps du bien contre les horribles capitalistes exploiteurs de chatons.

    Vous trouvez mon propos ridicule, eh bien essayez de regarder cette émission , c’est largement plus caricatural.

    Ça m’agace profondément que les deniers qui me sont ponctionnés servent à financer cette propagande.

    • @ Paul DS
      En fait, ce n’est pas parce qu’Élise Lucet est passée aux rémunérations séduisantes de la production privée, qu’elle va abandonner son côté « justicière de gauche » qui est son créneau commercial, un article assez vendeur!
      En France, les mots, le verbe, le discours et même les images « sélectionnées »: tout peut se vendre si on trouve l’acheteur!
      Ce n’est pas du tout du libéralisme mais de l’ultralibéralisme, qui existe donc bien et se pratique tous les jours par cupidité!

      • ça a un autre nom, ça s’appelle « copinage ». Ultralibéralisme, ça n’existe que dans la bouche de ceux qui se disent « insoumis » (à qui, à quoi ?).

  • Rien d’étonnant à cela. les chaines d’état ont pour missions de bien faire comprendre au peuple que l’état est absolument indispensable, que livré à eux même les gens, le capitalisme deviennent d’horrible tortionnaires…Mission remplie!

  • C’est comme avec Greenpeace, on écrit un scénario avec des bons et des méchants, on réalise le film de façon unilatérale avec des caméras cachées et des personnes masquées qui ne sont parfois que des acteurs.
    Uniquement de l’émotion pour vendre de l’évènementiel

  • C’est quoi ces méthodes ? Du fascisme pur, très classique, sans surprise.

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