Par Isabelle Barth.
J’ai le sentiment en écrivant ces lignes que de nombreux lecteurs vont estimer que j’enfonce des portes ouvertes, que d’autres vont dire rapidement « mais ce sont des erreurs grossières » ou « je ne me serais jamais trouvé dans cette situation »… Donc, pour ceux et celles qui sont des pros des réseaux sociaux et qui en connaissent tous les tours et les détours : passez votre route ! Vous allez perdre votre précieux temps.
Pour les autres, qui souhaitent se lancer dans le partage d’idées ou d’expériences sur le web, par l’intermédiaire de blogs, Linkedin, Twitter ou autre, je vous propose de partager une expérience récente qui relève de l’« apprentissage par l’erreur ».
Pour cela, il faut littéralement « autopsier » le phénomène, une fois qu’il est bien refroidi, pour comprendre ce qui s’est passé, et chercher à en tirer quelques enseignements.
« Yes, la meuf est dead ! »
Je dresse un rapide exposé des événements qui constituent l’objet de cette analyse. Le 2 août 2017, un article parait dans le Canard Enchainé à propos de la responsable de communication de la campagne d’Emmanuel Macron, Sibeth Ndiaye. Dans cet article, le journaliste fait allusion à un texto qu’aurait (le conditionnel est essentiel) envoyé Sibeth Ndiaye à un de ses collègues journalistes.
À la demande de confirmation de la mort de Simone Veil (personnellement, je trouve la démarche étonnante, mais bon…), Sibeth Ndiaye aurait répondu par un texto pour le moins lapidaire : « Yes, la meuf est dead ! ».
Dans les heures qui suivent, la polémique enfle autour de ce texto (réel ou pas ?). Je lis plusieurs commentaires et analyses. Il y a ceux qui condamnent sans se poser la question de la confirmation de l’existence de ce sms, et ceux qui cherchent à calmer le jeu en expliquant le caractère confidentiel de l’échange… L’unanimité se fait sur le manque d’élégance des propos concernant une personne que tout le monde respecte et qui est une grande figure française au parcours exceptionnel mais, à ma connaissance, personne n’a vraiment vu le texto qui est démenti par sa présumée auteure.
Le texto qui fait scandale
Deux jours après, je me dis que ce qui s’est passé est intéressant d’un point de vue « vie au travail » ou plus largement relationnel. En effet, ce texto qui fait scandale me rappelle des crises que j’ai pu connaitre suite à des mails ou des textos mal rédigés, mal compris, ou partis trop vite sous le coup de la colère ou d’un verre de trop…
Mon objectif : rappeler les dégâts que peuvent faire ces nouveaux moyens de communication que je qualifie de « oraux-écrits », c’est-à -dire qu’on manie comme s’ils étaient de l’oral, en oubliant que le décalage dans le temps et dans les contextes entre émission et réception peuvent être dévastateurs. J’identifie dans ce billet six situations avec les risques qu’elles peuvent engendrer, illustrées par six cas de catastrophes vécues ou observées.
J’envoie le texte à Libération Idées car je me dis que cela peut les intéresser, et en effet une heure après l’envoi, je recueille leur intérêt pour ce billet, qui est mis en ligne quelques heures après, soit le 4 août midi.
Et là , je vois mon fil Twitter s’affoler avec des commentaires agressifs voire menaçants, avec des dérives complètes dans l’interprétation, qui vont jusqu’à forger une « théorie du complot » mettant en cause et dans le même sac le support (Libération), l’auteur (moi), la présumée coupable (Sibeth Ndiaye)… les migrants, les Juifs, les Noirs, les journalistes etc., etc.
Je m’empresse de dire qu’il y avait aussi pas mal de like et de retweets, et que le billet partagé sur Linkedin a été bien reçu avec des commentaires positifs, montrant que sur ce réseau, les lecteurs avaient bien compris le sens du billet (qu’ils soient d’accord ou pas), à savoir inciter à une réflexion sur la façon dont nous communiquons et à la tolérance dans les cas de dérapages.
Plongée dans le côté sombre du web
Plus que d’une plongée, il s’agit davantage d’une trempette du côté sombre du web1, car je ne veux pas non plus exagérer le phénomène, mais cela ne lui enlève pas sa valeur d’exemple.
J’ai commis plusieurs erreurs :
Sur le fond :
- J’ai sous estimé la dimension politique du sujet, en le prenant « toute chose égale par ailleurs », et en ignorant le contexte de « Macron bashing» qui s’est développé pendant l’été.
- J’ai aussi largement sous-estimé la dimension sexiste et raciste de la situation : je rappelle que Sibeth Ndiaye est une jeune femme noire, d’origine africaine.
Sur la forme :
- J’ai choisi un titre qui m’est venu spontanément, sans en peser la « charge émotionnelle », puisque j’ai intitulé ce billet « Yes, nous sommes tous des Sibeth Ndiaye ! ».
- Je n’ai pas évalué la proximité avec les « Je suis », « Je suis Charlie », « Je suis Paris », « Je suis Nice »… tellement entrés dans la conscience collective, et liés à des drames nationaux.
La dramaturgie en cinq actes
Un retour en arrière montre qu’il y a cinq stades, que j’illustre avec quelques tweets emblématiques.
1. La mise en cause du billet à partir du titre : “Yes, nous sommes tous des Sibeth Nadiaye ! “
2. La mise en cause des protagonistes
3. La dérive avec élargissement de la polémique à d’autres sujets
4. Les “débats” croisés entres tweeters
5. La théorie du complot : comment le média m’a instrumentalisée pour se faire bien voir par Macron
L’analyse et les enseignements à partager
1/ Dans un billet 90% est dans le titre : il accroche et il résume même ce qu’il ne veut pas dire, et sur Twitter, de nombreux adeptes se contentent de cela. Le dosage entre le désir d’accroche et risque de mésinterprétation est donc délicat ! La preuve en est que Libération a changé le titre au bout de 24 heures2, et que le billet qui était numéro 4 dans le top 100 des idées de Libé a rapidement dégringolé dans le « hit parade ».
2/ Le support n’est pas neutre : Libération n’est pas Linkedin qui n’est pas Twitter… Les mêmes idées écrites de la même façon ne touchent pas les mêmes personnes, un truisme… mais c’est la preuve par l’exemple.
3/ Le tempo est essentiel : la décontextualisation n’est pas toujours possible à chaud, il vaut mieux attendre que la polémique refroidisse si on veut justement ne pas y être mêlé. Sinon, elle vous embarque sans tenir compte de vos précautions (ce qui était le cas dans mon billet).
Une conclusion ironique :  une parfaite illustration de mon billet
En fait, l’ironie est que toute cette polémique est une parfaite illustration de mon billet : on écrit comme on pense, on profite de son anonymat pour déverser sa haine, on comprend les choses à moitié, on se trompe de sujet (voir ci-dessous) etc., etc.
Bref, beaucoup de bruit pour rien, comme disait le grand Shakespeare, mais une bonne leçon de choses, avec ces étranges tribulations d’un billet sur les réseaux sociaux…
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AU CONTRAIRE !
Continuez à partager sur ces réseaux vos vues, vos informations , vos coups de cœur, de blues ou de colère, avec spontanéité, authenticité, naïveté!
Depuis plus de 10 ans, une part importante de la population y recherche une autre “Information” que celle de “la ligne des partis”. C’est arrivé plus tard en Franc que dans l’Europe du Nord et les pays anglo- saxons, mais les utilisateurs français disposent également de la maturité leur permettant de choisir les infos à conserver, et de laisser le reste. C’est d’ailleurs ce même sens critique qui les pousse à remettre en cause les informations officielles : un peu de réflexion montrait qu’elles étaient trop souvent incompatibles, incomplètes, contradictoires et mêmes incroyables.
Inutile de comparer le nombre d’informations fausses à celui des dérives révélées sur ces réseaux. Les gouvernements de Turquie et de Chine l’ont compris.
Laissez ces lecteurs (ou auditeurs ou spectateurs), apprendre, choisir, et aussi se tromper. Et si les informations sont fausses ou idiotes, ces outils sont leur dernière chance d’éducation, d’incitation à la réflexion, quelque fois, d’exercice de la liberté personnelle.