Avant Donald Trump : Pappy O’Daniel, la politique-spectacle

Pour comprendre le succès de Donald Trump, il est intéressant de se pencher sur le destin de Pappy O’Daniel, personnage atypique du Texas, que les spectateurs avaient découvert dans le film O’Brother.

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Donald Trump in Ottumwa Iowa By: Evan Guest - CC BY 2.0

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Avant Donald Trump : Pappy O’Daniel, la politique-spectacle

Publié le 21 août 2017
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Par Jesse Walker
Un article de Reason

Donald Trump n’est pas le premier à utiliser sa renommée d’entrepreneur médiatique pour se lancer en politique.

La presse texane ne savait pas quoi faire de Wilbert Lee O’Daniel, dit Pappy, cet excentrique homme d’affaires, animateur de radio, et leader d’un groupe de musiciens, qui fit brutalement irruption dans la primaire devant désigner le candidat Démocrate au poste de gouverneur du Texas en 1938. Personne ne s’attendait à ce qu’il parvienne à quoi que ce soit.

Pappy O’Daniel : un personnage pittoresque

Il n’avait aucune expérience politique. Pour la plus grande partie de sa vie, il n’avait pas été membre du parti Démocrate. Il n’avait même pas payé sa taxe électorale, et ne pouvait donc même pas voter pour lui-même. Les médias pensaient que les électeurs choisiraient plutôt un des favoris de l’élection : Ernest Thompson, de la Railroad Commission (l’organisme chargé de réglementer les chemins de fer, mais aussi l’industrie du pétrole et du gaz, NdT), ou William McCraw, le procureur général. Ou peut-être Tom Hunter, un industriel du pétrole de Wichita Falls qui s’était présenté plusieurs fois dans le passé.

Pendant ce temps, O’Daniel s’est embarqué dans un périple de 30 000 kilomètres à travers le Texas. Le candidat arrivait en ville dans un long bus blanc doté d’une petite impériale. D’immenses foules se rassemblaient pour assister au spectacle : 3 000 personnes à Colorado City, 15 000 à Cleburne, 22 000 à Austin, 25 000 à Waco. Le groupe de musique de Pappy y jouait quelques airs de country, puis l’animateur vedette, à la carrure imposante et aux cheveux gominés les rejoignait, alternant ébauches de discours avec d’autres chansons. Comme il le chantait :

« Ils viennent en ville avec leurs guitares
Et maintenant ils fument de gros cigares
Les péquenauds se mettent à la politique ».

Dans un premier temps, les journaux ont à peine remarqué le voyage de O’Daniel à travers son État (le Star Telegram de Fort Worth ne s’est donné la peine de mentionner son immense meeting de Waco que trois jours après les faits). Quand il était devenu évident que quelque chose d’important était en marche, ils ont expliqué que personne ne pouvait dire si les foules étaient faites de sympathisants ou de badauds. Ces foules étaient-elles vraiment d’accord avec le programme vague de Pappy O’Daniel, se demandaient les commentateurs ? Ou bien étaient-elles là simplement pour profiter, comme l’écrivaient les éditorialistes Drew Pearson et Robert Allen, « d’une voix de radio melliflue qui fait se pâmer les femmes, et d’un groupe musical de péquenauds qui ravit petits et grands » ?

Le succès de Pappy O’Daniel

Quand le Star Telegram a enfin reconnu que Pappy attirait « des foules plus nombreuses et plus enthousiastes que tout autre candidat », le journal ajouta qu’une bonne partie de ce public ne votait pas, et se demandait encore si ce mouvement n’était qu’une bulle.

Et pendant ce temps le carnaval continuait à enfler, jusqu’à submerger l’État du sud. Quand les Démocrates du Texas votèrent, Pappy O’Daniel réunit environ 30 000 suffrages de plus que tous les autres candidats réunis. Puis il gagna contre le candidat Républicain (en ce temps, au Texas, les Démocrates l’emportaient toujours sur les Républicains), et déménagea son studio d’enregistrement dans la résidence du gouverneur.

Bien avant que Donald Trump ne se lance dans la bataille, la campagne de Pappy O’Daniel, avec son émission de radio, inaugura une ère nouvelle, où la frontière entre culture populaire et politique allait se brouiller, ouvrant la voie non seulement à Trump, mais aussi à Jesse Ventura, Arnold Schwarzenegger, Kinky Friedman, et à tous les autres politiciens qui sont partis de leur fan club plutôt que d’un comité exploratoire.

Si vous voulez comprendre comment une star de téléréalité a pu ouvrir la saison des primaires à la présidentielle en terminant second en Iowa, puis a pu gagner 37 autres États fédérés, il est intéressant de partir de l’histoire de Pappy O’Daniel.

Culture de masse et politique : le mélange qui fonctionne

Pappy O’Daniel n’était pas le premier à mélanger culture de masse et pouvoir politique. William Randolph Hearst avait déjà utilisé ses journaux pour se propulser au Congrès plusieurs décennies auparavant, et avant encore le gérant de cirque P.T. Barnum s’était fait élire à deux postes différents dans le Connecticut. De même, Pappy O’Daniel n’était pas le premier à faire de la radio un outil politique. Au début des années 30, John R Brinkley, animateur radio et néanmoins charlatan (surtout connu pour expliquer à ses auditeurs qu’il pourrait guérir leurs affections en leur transplantant des testicules de bouc) s’était présenté à l’élection du gouverneur du Kansas. Et, évidemment, Franklin Roosevelt avait promu ses politiques auprès du grand public lors des « causeries au coin du feu ».

Mais à la différence de Barnum, Hearst et des autres politiciens antérieurs à la radio, O’Daniel était une célébrité de l’ère radiophonique, un homme dont la voix était invitée dans des milliers de foyers. À la différence de Roosevelt, Pappy O’Daniel n’était pas un politicien de carrière qui s’était tourné vers la radio. C’’était un homme de radio qui s’était tourné vers la politique, sans passer par des élections mineures ou la construction d’un appareil politique. Et à la différence de Brinkley, O’Daniel a gagné.

O’Daniel était Texan jusqu’au bout de ses excentricités. Mais il est né en Ohio et a grandi au Kansas, ne s’installant dans l’État du Sud qu’à 34 ans. Il s’est fait connaître comme directeur général puis président d’une minoterie de Fort Worth, où il vantait infatigablement la « farine du Texas ». En 1931, il avait commencé à sponsoriser une émission de radio mettant en scène le violoniste Bob Wills et son groupe de musiciens. Pour promouvoir les produits de leur mécène, ils avaient pris pour nom The Light Crust Doughboys (jeu de mots intraduisible sur « Doughboy », signifiant à peu près « troufion » mais faisant référence à « dough », la pâte ; littéralement donc, « Les troufions à la croûte fine », NdT).

Pappy O’Daniel et son succès radiophonique

Dans un premier temps, O’Daniel n’avait pas été enthousiasmé par le projet (allant jusqu’à refuser de financer le programme à moins que les musiciens ne fassent leur semaine de 40 heures de travail aux moulins). Mais Wills et son mélange de musique country et de swing devenant de plus en plus populaire, O’Daniel s’y intéressa davantage. Il commença bientôt à animer lui-même l’émission, attirant un public fidèle, notamment parmi les femmes au foyer, incarnant ce que l’American Mercury décrivait comme « À la fois Eddie Guest, Will Rogers, Dale Carnegie et Bing Crosby, dans la même personne ».

Au départ de Wills, Pappy a maintenu l’émission, se propulsant chef du groupe même si il ne jouait d’aucun instrument. Et quand O’Daniel quitta son employeur pour fonder sa propre minoterie en 1935, il reconduisit encore l’émission, alors que sa popularité continuait son ascension auprès de son audience, sinon avec tous ceux qui travaillaient avec lui.

Pappy O’Daniel s’est révélé un génie de la radio. Comme le rapportait l’American Mercury :

« Il semble qu’assez tôt, O’Daniel se soit rendu compte, consciemment ou non, qu’un microphone est une oreille, et non un auditorium ; et on ne fait pas de discours public dans un micro, on ne crie pas plus dedans que dans l’oreille de sa bien-aimée quand on veut lui déclarer sa flamme ».

O’Daniel a commencé à écrire des poèmes et des chansons, et son public a vite retenu les paroles de ses créations comme « Beautiful Texas » ou « The Boy Who Never Gets Too Big to Comb His Mother’s Hair ». Il prononçait de petits sermons aussi, sur divers sujets allant de Dieu à la Constitution, en passant par les héros du Texas, la sécurité routière ou la vie de famille. Selon la seule étude universitaire longue de sa carrière, « W. Lee O’Daniel and Texas Politics » (publié en 1944 par Seth Shepard McKay), de nombreux fans le croyaient pasteur.

Il n’est pas certain que le personnage qu’il jouait lui ait correspondu tout à fait. Dans leur ouvrage de 1987 intitulé Border Radio, qui comprend un amusant chapitre sur O’Daniel, les historiens de la radio Gene Fowler et Bill Crawford le montrent essuyant des larmes alors que son groupe jouait The Old Rugged Cross, alors qu’il marmonnait : « C’est ça qui les fait venir, les gars. C’est vraiment ça qui les fait venir ».

Les ambitions politiques de Pappy O’Daniel

Les ambitions politiques de O’Daniel se sont éveillées en 1938, quand Carr Collins (un magnat des assurances, propriétaire de station de radio, et vendeur de « crazy cristals », des minéraux censés avoir un effet laxatif une fois trempés dans l’eau) expliqua à O’Daniel que se présenter à l’élection du gouverneur serait une bonne opportunité pour faire connaître sa farine.

Pappy a présenté l’idée à son public en lisant ce qu’il présentait comme la lettre d’un aveugle le suppliant d’entrer en lice. Anticipant le slogan qui lancera la campagne présidentielle de Ross Perot en 1992, O’Daniel a dit à ses fans qu’il se présenterait « contre ces politiciens professionnels » s’ils lui faisaient comprendre que tel était leur souhait. À l’émission suivante, il annonça les résultats : 54 499 lettres lui enjoignant de se présenter, et quatre lui expliquant qu’il devait viser plus haut.

Le plébiscite achevé, Pappy O’Daniel et son groupe musical montèrent à bord de leur bus, et prirent la route de l’élection. En quelques semaines, ils étaient devenus si populaires que les habitants de Wharton ont bloqué la route quand la caravane tenta de traverser la ville, forçant l’équipe à y tenir un meeting avant qu’ils ne puissent continuer jusqu’à leur destination d’origine.

« Une fois, en 1938, se souvenait O’Daniel des années plus tard, environ 7 000 personnes nous attendaient à l’un de nos meetings devant le tribunal de Midland ; on avait 12 heures de retard, et quand on est arrivés, ils étaient encore là à nous attendre ».

Le candidat levait sans arrêt des fonds : il appelait ses auditeurs à lui envoyer de l’argent par la poste, et à chacun des arrêts de son périple il faisait la quête, dans un petit baril où était écrit « De la farine, pas du porc » (NdT : allusion au « pork barrel », littéralement « baril de porc », qui désigne l’appropriation au profit d’une circonscription particulière des dépenses publiques décidée par les législateurs).

« Je sais que les autres candidats rient de moi, expliquait-il, mais de grandes entreprises paient leurs frais de campagne. Le candidat du peuple, lui, doit être soutenu par ceux qui l’ont lancé ! ».

Quelques-uns de ses discours promouvaient sa farine. Après tout, il faut bien faire de la publicité.

Le programme politique de Pappy O’Daniel

Officiellement, le programme de O’Daniel était constitué des Dix Commandements. Mais son point central, qui le suivait dans tous ses déplacements, était son appel à une retraite de 30 dollars mensuels pour tous les Texans au dessus de 65 ans ; l’interprétation toute personnelle du commandement d’honorer son père et sa mère. Il a même écrit une chanson dessus, intitulée « Thirty Bucks for Mamma » (NdT : littéralement, « Trente billets pour Maman »).

En cela, O’Daniel était loin d’être le premier. Les années 30 ont vu éclore à travers le pays plusieurs campagnes populistes pour établir des retraites, et le gouvernement fédéral a passé le Social Security Act en 1935, plus modeste toutefois que ne l’étaient ces revendications. Cette même année, les électeurs du Texas ont adopté un amendement constitutionnel devant mettre en place un système public de pensions, que l’État fédéré n’avait jusque là pas mis en œuvre.

O’Daniel n’a donc pas lancé ce débat ; il s’est contenté de s’identifier complètement à cette cause, promettant encore et toujours qu’il enverrait ces chèques, tout en restant vague sur la manière dont il les financerait. Au théâtre Casa Mañana de Fort Worth, un rédacteur de l’American Mercury lui demanda comment il financerait ces allocations. Pappy lui répondit en montrant un jongleur sur la scène. « Vous voyez ce qu’il fait ? », lui demanda-t-il. « Ça a l’air impossible, mais il le fait quand même ».

Pappy faisait aussi des promesses dans d’autres domaines. Il appelait par exemple à abolir la taxe électorale, expliquant qu’il n’avait jamais rencontré de politicien qui mériterait l’argent payé pour aller voter pour lui. Mais dans l’ensemble, il parlait à grands traits sans faire des propositions détaillées.

Il en était de même de ses attaques contre le pouvoir en place. Robert Hicks dans le Star Telegram écrivait :

« O’Daniel se qualifie de candidat des gens ordinaires, mais il ne trouve rien à redire aux grandes entreprises, notamment dans le secteur des services publics […] et prône de les attirer encore plus dans notre État ».

Plus à gauche, Dwight MacDonald enfonce le clou, suggérant que la croisade de Pappy illustrait « la collusion des grandes sociétés et de leurs principales victimes ». O’Daniel, sans faire de bruit, s’est en effet attiré plusieurs riches soutiens, notamment de l’industrie du pétrole.

Pappy O’Daniel, atypique mais imité

Face à cet arriviste qui snobait toutes les recettes du manuel du politicien débutant, les autres candidats se trouvaient comme une poule qui a trouvé un couteau. McCraw l’appelait « le joueur de banjo de Fort Worth ». Un autre candidat le qualifiait de « siffleur parachuté de l’Ohio ». Mais en fin de parcours, parmi les 11 opposants à O’Daniel, nombreux furent ceux qui essayaient désespérément de copier son style, animant leurs meetings de chanteurs, de danseurs, et même d’un mentaliste. Mais sans effet. O’Daniel triompha doublement : il a recueilli le plus grand nombre de suffrages, et les ventes de sa farine avaient doublé.

Le candidat choisi par les Républicains, un industriel du pétrole du nom d’Alexander Boynton, a été aisément battu. Une fois, Boynton a défié O’Daniel sur ses allusions aux « gens ordinaires », lui demandant : « Qui ne fait pas partie des gens ordinaires ? Décrivez-nous ces personnes ! »… L’attaque était tombée à plat.

Déclarant ne pas se sentir « à [sa] place » au bal inaugural habituel, O’Daniel préféra partir pour Austin avec un cortège de 20 voitures pour assister à un « accueil populaire » dans un stade de football… Où environ 60 000 personnes l’acclamèrent.

Il y eut d’autres acclamations ailleurs. Damon Runyon, plus connu pour « Blanches colombes et vilains messieurs », écrivit un éditorial se réjouissant de la victoire d’un « programme fondé sur les Dix Commandements » et se moquant des « lecteurs chics » que le Décalogue ennuie. De même, à Royal Oak, dansle Michigan, un autre animateur de radio populiste (le père Charles Coughlin, célèbre antisémite) salua la victoire du nouveau gouverneur en annonçant : « un nouveau jour se lève en Amérique pour la justice sociale », et rêvant que « le O’Daniellisme se répande à travers tous les autres Etats fédérés de l’Union ».

Un bilan plus terne

O’Daniel était brillant en campagne, mais pour ce qui est de légiférer, ses talents politiques manquaient singulièrement d’éclat. Quand vint l’heure de se présenter pour un second mandat en 1940, il n’avait toujours pas réussi à faire passer son projet de pensions. Il avait proposé de le financer avec une taxe de 1,6% sur les ventes, provoquant une levée de boucliers à la fois de la droite (qui ne voulait pas d’impôt nouveau) et de la gauche (qui ne voulait pas que le fardeau en retombe à ce point sur les pauvres). Il avait aussi échoué à abolir la taxe électorale. En fait, il n’avait pas fait grand-chose, si ce n’est s’aliéner une bonne partie des habitants d’Austin, la capitale.

Il a tout de même lancé un journal. Déclarant : « de mémoire, aucun gouverneur n’a été si injustement traité que moi par la presse », il lança The W. Lee O’Daniel News. Dans ce journal comme dans son émission de radio, il rendait des forces extérieures et malfaisantes responsables de ses échecs, même les plus petits. Quand deux musiciens quittèrent son groupe, Pappy informa son auditoire : « la clique des politiciens professionnels [avait] porté un nouveau coup à votre gouverneur ». Le côté solaire du populisme de O’Daniel commençait à céder la place à autre chose de bien plus sombre.

O’Daniel avait encore des fans loyaux. (« C’est un homme bien », déclarait l’un d’entre eux dans le Dallas Morning News, « ce n’est pas de sa faute si il n’a rien fait »). Mais il avait aussi ses ennemis, et une série de candidats n’attendaient que de le battre dans la primaire Démocrate. « Le bilan de O’Daniel est fait de promesses, de flops et d’alibis », disait l’un d’entre eux, Jerry Sadler, membre de la Railroad Commission, qui avait tiré les enseignements de l’élection de Pappy et engagé son propre groupe de musique pour la campagne. « Et donc, aujourd’hui le gouverneur O’Daniel axe sa campagne sur son échec à accomplir quoi que ce soit. Il veut être réélu parce qu’il est incompétent ».

Pappy O’Daniel traque les activités anti-américaines

Dans le même temps, sa quête de boucs émissaires a mené O’Daniel à une nouvelle obsession. Le Texas, mettait-il en garde, grouillait de subversifs. Il prétendait avoir une liste de saboteurs nazis et communistes qui auraient infiltré les usines texanes. (Il n’a jamais voulu révéler ces noms, mais maintenait qu’ils étaient en sa possession). Il ordonna à la patrouille routière et aux Texas Rangers « de s’assurer qu’on enquête et traite comme il se doit toute activité anti-américaine dans les frontières de notre État ».

Il envoya un télégramme à Franklin Roosevelt pour lui dire qu’il avait des informations confidentielles sur ce complot, et qu’il avait missionné des hommes de la Garde Nationale du Texas ainsi que du ministère texan de la Sécurité Publique afin de partager ses renseignements avec les Fédéraux. Personne dans l’exécutif texan, y compris le responsable dudit ministère, ne semblait savoir à quoi le gouverneur faisait allusion.

Mais beaucoup de Texans pensaient le savoir. Quand Pappy déclara :

« J’apprécierai toute information que n’importe lequel de nos citoyens pourra me donner concernant des cas précis d’activités anti-américaines dont ils ont connaissance ou qu’ils soupçonneraient ».

Les réponses affluèrent. Une lettre avertissait que l’université A&M du Texas était « truffée de sympathisants Allemands ». Un autre déclarait qu’à la fois des nazis et des communistes avaient noyauté l’Université du Texas. Une femme était convaincue qu’un espion allemand avait pris le contrôle de l’hôpital de sa ville. Une autre personne avait « surpris des conversations » dans le parc « dans l’ensemble anti-américaines ». Plusieurs lettres laissaient entendre que les Témoins de Jéhovah cachaient bien leur jeu, un citoyen avançant que quand ils « parlent de Jéhovah ou du Christ Roi dans leur littérature […] ils parlent en fait d’Hitler ». Des Américains d’origine allemande dont les familles étaient au Texas depuis plus d’un siècle se trouvèrent suspectés d’être des agents du Reich. Et les Texas Rangers ont enquêté en bonne et due forme sur ces dénonciations.

Tout comme pour les pensions, Pappy O’Daniel n’a pas créé cette chasse aux sorcières à partir de rien. Il saisissait quelque chose qui était dans l’air du temps, en lui donnant sa propre empreinte insolite. En 1940, le pays était déjà saisi par la peur de l’infiltration étrangère. Cette année-là, Gallup demanda aux Américains : « Sans citer de nom, pensez-vous qu’il y ait des membres de la cinquième colonne dans votre quartier ? » 58% confessèrent que certains de leurs voisins étaient probablement des agents secrets ; seuls 26 % répondirent « non »).

Dans la mesure où l’on pourrait attribuer à O’Daniel des opinions claires en politique étrangère, il semblait jusque là être isolationniste et anti-guerre. Mais il n’était que trop heureux de saisir la fièvre anti-cinquième-colonne et de l’utiliser pour ses propres intérêts politiques, en y mêlant d’autres formes de paranoïa politique dans le même mouvement.

« Il cognait, cognait et cognait encore avec ses rengaines : « les politiciens professionnels », « les politiciens qui tergiversent », « les racketteurs syndicalistes », « les racketteurs syndicalistes communistes »… Vous n’imaginiez pas qu’il y aurait tant de manières de caser « racketteurs syndicalistes » dans une phrase. Il se levait simplement lors de ses meetings, et disait, en fait, « Je vais vous protéger de tout ». »

s’émerveillait un témoin.

Manifestement, ça a marché. O’Daniel a encore gagné, et il invita alors toute la population de l’État à un barbecue inaugural gratuit. Environ 20 000 personnes firent le déplacement jusqu’à Austin, où figurait au menu un bison de 400 kilos que le gouverneur avait lui-même chassé pour l’occasion.

Pappy O’Daniel contre Lyndon Johnson

En avril 1941, à peine trois ans après les premiers pas en politique de O’Daniel, le sénateur du Texas Morris Sheppard mourut. Le gouverneur annonça que sous deux mois aurait lieu une élection destinée à le remplacer (entre temps, il nomma un sénateur par intérim. Âgé de 87 ans, il ne tarda pas à mourir lui aussi). Quiconque payait un dollar pouvait se présenter, ce que firent 28 citoyens du Texas. O’Daniel avait confidentiellement dit qu’il resterait en dehors de tout ça, mais à la mi-mai, il y alla quand même.

Pappy O’Daniel avait cette fois une foule de concurrents, depuis Martin Dies, député chasseur de communistes, jusqu’à John R Brinkley, le spécialiste des glandes évoqué plus haut, et qui avait déménagé du Kansas à Del Rio. Mais son principal rival était Lyndon Baines Johnson, jeune député texan qui deviendra président 22 ans plus tard, dont la campagne était assez maligne pour parvenir à retourner la popularité de Pappy O’Daniel contre lui. « Si les gens élisent O’Daniel au poste de sénateur, ils pourraient tuer dans l’œuf leurs pensions », avertissait un article diffusé par l’équipe de Johnson. « O’Daniel ne peut pas être à la fois un gouverneur qui établirait un système de pensions, et un sénateur des États-Unis ».

Johnson avait aussi de puissants amis pour le soutenir. Ses alliés à Washington finançaient généreusement sa campagne. Ses alliés à Austin faisaient traîner le projet de loi de finances, et plus généralement freinaient l’action législative, empêchant O’Daniel de commencer sa campagne. Coincé dans la capitale, le gouverneur envoya ses enfants en tournée avec un discours enregistré. À une des étapes, le disque s’enraya : « Je veux aller à Washington afin de travailler pour les vieux, les vieux, les vieux, les vieux… « .

Mais la campagne n’était pas répétitive. Au fur et à mesure que s’approchait le jour du scrutin, les déclarations de O’Daniel se firent de plus en plus étranges. Dans « Border Radio », Fowler et Crawford décrivent certaines de ses propositions :

« Il suggéra que le Texas constitue sa propre armée et sa propre marine pour protéger la frontière méridionale. Il jura de dissoudre le Congrès si il refusait de mettre les grèves hors-la-loi. Il jura qu’il éliminerait la dette fédérale, et qu’il forcerait le Congrès de financer un système national de pensions à hauteur de 100 millions de dollars par an (environ 2 milliards de dollars d’aujourd’hui, NdT). Il accusa les journaux texans d’être des « instruments du Diable », orientés politiquement. ».

Au jour de la primaire, Lyndon Johnson semblait devoir gagner le gros lot, aidé par la corruption et le bourrage d’urnes… Mais ce fut O’Daniel qui gagna. Dans « The Path to Power », le premier volume de son excellente biographie de Lyndon Johnson, Robert Caro donne la clé de la victoire de Pappy : il avait commencé à manœuvrer pour réglementer davantage l’industrie de l’alcool, et le lobby des spiritueux avait décidé que la meilleure manière de l’éloigner d’Austin était de l’envoyer à Washington. Ils ont donc organisé leur propre bourrage d’urnes, permettant à Pappy de l’emporter par 1 311 petites voix d’avance.

De même que Johnson avait sapé le soutien à Pappy O’Daniel en expliquant aux fans du gouverneur que voter Lyndon, c’était garder leur héros, O’Daniel s’est trouvé gagnant parce que certains Texans qui ne l’aimaient pas ont imaginé que voter Pappy, c’était l’envoyer bien loin de l’État fédéré.

La fin de la vie politique de Pappy O’Daniel

Pappy O’Daniel a été réélu au Sénat l’année d’après. Tout au long des années 40, il s’est fait un nom comme l’un des politiciens fédéraux les plus fantasques, proposant des lois étranges dont le destin était invariablement de finir aux oubliettes. Il votait en général avec les Républicains, et de temps à autre il était fustigé par des articles pro-Roosevelt, comme PM ou The Nation.

Mais, loin du Texas, il avait perdu son lien avec ses fans. Et en même temps, ses opposants apprenaient à mieux utiliser les médias : lors de sa seconde campagne pour le Sénat en 1942, un candidat compila de courts extraits de vieilles émissions de O’Daniel, qu’il diffusa lors de ses meetings, entrecoupés de commentaires moqueurs, le tout devant son audience.

Sa popularité diminuait, et ses alliés l’abandonnaient : O’Daniel refusa de se représenter en 1948. Un de ses derniers gestes en tant que sénateur fut accompli alors qu’il état littéralement en train de débarrasser son bureau et de faire ses bagages. Il envoya une recommandation pour l’Académie Navale concernant quelqu’un qui, des années plus tard, agirait comme lui en prétextant qu’il se présenterait si les électeurs le lui demandaient : un étudiant au Texarkana Junior College du nom de Ross Perot.

Pappy O’Daniel tenta d’organiser son retour à la fin des années 1950, se présentant deux fois de suite à l’élection du gouverneur sur un programme ségrégationniste (l’intégration raciale, soutenait-il, était un complot communiste). Mais son heure était passée.

« Je l’ai accompagné dans le Texas occidental ; il ressemblait à un fantôme parcourant la campagne »

écrira plus tard le journaliste Willie Morris dans son récit autobiographique, North Toward Home.

« Il avait l’air vieilli, il avait vieilli, il marchait du pas traînant d’un vieillard ; il ne m’a fallu que trois ou quatre heures pour me rendre compte que, loin d’être vu comme un méchant,  il n’était plus qu’un vieil homme solitaire tentant de retrouver son passé ».

Quand le candidat se présenta à un groupe d’électeurs potentiels dans un café de Fort Stockton, l’un d’entre eux répondit :

« Pappy O’Daniel ? Il n’est pas mort, celui-là ? »

Au début de sa carrière, O’Daniel était souvent comparé à Huey Long, le bouillant populiste de Louisiane. Mais Long avait radicalement changé son État, s’assurant une place éminente das la mémoire populaire. O’Daniel, lui, avait simplement fait beaucoup de bruit avant de disparaître. Aujourd’hui, il est surtout connu (si on peut dire qu’il est encore connu) comme un personnage dans O’Brother, le film des frères Coen, qui ont changé son prénom pour Ménélas, et son État pour le Mississipi.

Pourtant, O’Daniel était bien davantage qu’une légende rendue confuse par le temps. En effaçant la ligne qui séparait l’électeur du fan, il aida à faire naître notre ère où le pouvoir politique tient autant à l’audimat qu’à l’urne électorale, une ère où les célébrités deviennent des politiciens, et inversement. Une fois que l’on connaît l’histoire de Pappy O’Daniel, il est difficile de voir Donald Trump en campagne sans repenser au crooner vendeur de farine qui s’éleva un temps à la tête du Texas.

En 1939, quand W. Lee O’Daniel venait tout juste d’entrer en fonctions, ses partisans pouvaient croire qu’il allait tout changer. Ils ne se doutaient guère qu’il avait déjà tout changé.

Traduction par Benjamin Guyot pour Contrepoints de Before Trump there was Pappy.

Cet article a été publié une première fois en 2016.

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