Entreprise : cette domination économique japonaise qui n’est jamais arrivée

L’anticipation repose sur des hypothèses, certaines d’entre elles tenant plus des croyances et des reflets de prismes idéologiques. Par exemple, les Américains ont cru pouvoir prédire la domination de l’économie japonaise durant les années 80.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Japon catastrophe annoncée-Japanese flag by Lloyd Morgan (CC BY-SA 2.0)

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Entreprise : cette domination économique japonaise qui n’est jamais arrivée

Publié le 7 mars 2017
- A +

Par Philippe Silberzahn.

« Losing the war with Japan » est un reportage sur la puissance économique croissante du Japon et son impact aux États-Unis diffusé en novembre 1991 par le magazine Frontline, l’équivalent d’Envoyé Spécial de France 2. Le reportage dresse un tableau très sombre de la situation d’alors en faisant un parallèle avec la première guerre d’Irak que les États-Unis viennent de remporter brillamment en quelques jours.

L’argument du reportage est que pendant que les États-Unis étaient en Irak pour une vraie guerre, les Japonais détruisaient l’industrie américaine par la guerre économique. L’introduction du reportage se termine par un mot d’un chercheur : « La guerre froide est terminée et le Japon a gagné. » Les États-Unis se sont trompés de guerre en quelque sorte. Analyse d’un flop monumental de prédiction.

Erreurs de prédiction

Il y a trois erreurs fondamentales de prédiction dans ce reportage. La première concerne l’avenir du Japon comme première puissance économique. Indéniablement, la réussite économique du Japon depuis sa défaite militaire en 1945 est impressionnante. Automobile, sidérurgie, électronique, horlogerie, haute fidélité, etc. Les secteurs dominés par des entreprises japonaises sont très nombreux. En ruine en 1945, le Japon est devenu en 1991 une puissance économique de tout premier plan. Le pays annonce des plans ambitieux en matière de robotique et d’intelligence artificielle qui font frémir les autres puissances économiques.

Mais au moment même où le reportage prend acte de cette réussite et prévoit la domination inéluctable du Japon, la croissance de ce dernier se casse. La bourse de Tokyo connaît une baisse très forte et le pays entame une période de stagnation qui se poursuit toujours à l’heure où sont écrites ces lignes, soit près de 25 ans plus tard. Même si le Japon reste un grand pays industriel, il n’est plus guère leader en rien.

L’avenir de l’économie américaine

La seconde erreur de prédiction concerne l’avenir de l’économie américaine. Pendant de la prédiction selon laquelle le Japon a gagné la guerre économique, le pessimisme sur l’économie américaine est très répandu. Le reportage utilise une technique de narration assez subtile, faisant un parallèle entre la guerre d’Irak, qui a permis à l’Amérique de faire la démonstration de ses armes intelligentes, et la guerre économique que le Japon a en quelque sorte gagnée dans son dos.

À cette époque, certains pans de l’industrie américaine sont à la peine face aux sociétés japonaises ; c’est notamment le cas dans la sidérurgie, l’industrie manufacturière et bien-sûr l’automobile, avec son spectacle déprimant de licenciements et de fermetures d’usines. L’Amérique connaît à cette époque une récession qui coûtera sa réélection au président George H Bush.

Pendant ce temps, forts de leurs succès et les poches pleines de dollars, les Japonais rachètent les fleurons de l’économie américaine à des prix vertigineux : studios de cinémas, immeubles prestigieux et œuvres artistiques. Le contraste est douloureux. C’est le système américain lui-même qui semble incapable de rester au niveau des enjeux nouveaux.

Ce qui n’était pas prévu

Et pourtant, au moment-même où ce constat de déclin est fait, l’économie américaine sort de récession. La Fed date précisément cette sortie de novembre 1991, date de diffusion du reportage. Personne ne le sait alors, mais l’économie américaine se trouve à l’aube d’une période de croissance qui durera jusqu’en 2008 lorsqu’éclatera la crise des sub-primes.

Au moment où le déclin paraît évident sont en train de naître les géants de la nouvelle période d’innovation : la révolution Internet. AOL, fondé en 1985, révolutionne les autoroutes de l’information en offrant un accès Internet. Microsoft introduit Windows 95 en 1995 et démocratise l’informatique, puis c’est la création de Netscape et Amazon en 1994, le début de la résurrection d’Apple en 1997 et la création de Google en 1998.

Le grand oubli du reportage

Rien de tout cela n’a encore d’effet au moment du reportage, seuls sont visibles les fermetures d’usines, mais la relève est en cours et les États-Unis, déjouant tous les pronostics habituels de court-termisme, sont à la pointe de la nouvelle révolution des technologies de l’information, en matériel et en logiciel. Le reportage annonçait le déclin inéluctable, et c’est exactement le contraire qui se produit. L’erreur de prédiction est considérable.

Mais il y en a une troisième, peut-être tout aussi énorme. Le reportage prétend nous expliquer qui a gagné la course à la suprématie économique en analysant la réussite du Japon et la stagnation américaine. Et pas une fois il ne parle de la Chine ! Et pourtant, depuis les réformes de Deng à la fin des années 70, la Chine connaît un développement économique considérable.

Aveuglement sur l’époque

Elle n’est encore qu’un gigantesque atelier, mais son impact commence à se faire sentir, et elle s’apprête à jouer un rôle économique majeur. Mais pas un mot dans le reportage. L’erreur de prédiction, par omission cette fois, est considérable, là encore.

L’erreur d’anticipation provient d’abord et avant tout d’une profonde incompréhension de son époque.

Ce reportage, qui pourrait n’être qu’un cas isolé de mauvais journalisme, est en fait très représentatif de la pensée de l’époque. Le constat de l’ascension inéluctable du Japon et du déclin américain (et de l’Occident en général) est en effet très largement partagé à l’époque.

Il s’accompagne bien sûr par de nombreux experts de l’appel à reprendre les caractéristiques du modèle japonais, du moins ce qui en est perçu par ces experts : un pilotage de l’économie par un ministère de l’Industrie éclairé qui évite le court-termisme du capitalisme américain. Aux États-Unis, l’ouvrage Japan as Number One (le Japon comme numéro 1) et sous-titré « Leçons pour les États-Unis » est un best seller.

Croyances et hypothèses

En France, Dominique Nora présente son ouvrage L’étreinte du Samouraï comme « le grand roman des armées du Soleil Levant en marche » dans lequel elle écrit : « le Japon écrase aujourd’hui les sociétés occidentales sur leur propre terrain de la performance économique ». Gilberte Beaux, banquière en vue de l’époque, écrit dans La leçon Japonaise que « Le Japon s’apprête à devenir un géant politique et culturel. » Sa force, en effet, « se mesure en capacité d’organiser, d’informer, de réfléchir et d’agir. » ce dont est incapable, de toute évidence, l’Occident.

Ce que soulignent ces exemples, c’est combien l’anticipation repose sur des hypothèses, certaines de ces hypothèses tenant davantage des croyances faussement évidentes et reflets de prismes identitaires et idéologiques. Ce n’est qu’en rendant ces hypothèses et croyances explicites qu’on comprendra mieux son environnement et qu’on évitera les travers les plus évidents de l’exercice d’anticipation.

Sur le web

Voir les commentaires (3)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (3)
  • J’aimerais maintenant avoir les prédictions de l’auteur sur les puissances économiques des 10 ou 20 ans à venir.

    • ce serait dommage! Tout l’objet de cet article est de démontrer que prédire le futur est tout à fait impossible et parfaitement présomptueux. Tout ce que l’on peut faire c’est des paris.

  • je ne sais plus qui a dit “L’innovation nait de l’erreur des prévisionistes”.
    Nous avons là un excellent exemple 🙂

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
Ukraine
2
Sauvegarder cet article

[embed]https://youtu.be/C6NKQFxMjDo[/embed]

Etats-Unis et Ukraine ont conclu un accord pour exploiter les ressources minérales de l'Ukraine. Derrière cet enjeu il y a la question de l'accès à des minéraux essentiels pour l'industrie mais aussi la volonté d'éviter l'hégémonie chinoise. ... Poursuivre la lecture

Clés de notre époque, les semi-conducteurs sont partout : portables, avions, armes, voitures, machines-outils etc. La « loi de Moore » impose de renouveler régulièrement ces produits ; très rapide, le progrès technique périme les usines en deux ans, ce qui impose d'investir près de dix milliards d'euros pour les remplacer ! Régulièrement relevé par l'industrie occidentale privée qui s'appuie sur les Etats-Unis, ce défi industriel et financier est convoité par la Chine de XI qui tente de contrer des sanctions occidentales qui se multiplient de... Poursuivre la lecture

L’école du libéralisme est un cycle de conférence-débats conçu pour découvrir et approfondir notre connaissance du libéralisme. Le cycle se compose de matinées (des samedi). Il est ouvert aux jeunes, étudiants ou professionnels. Il est animé par des universitaires et chercheurs : économistes, juristes, historiens, philosophes… car le libéralisme n’est pas qu’une affaire d’économie !

Samedi 25 janvier 2025 de 9h30 à 12h30    au 35 Avenue Mac-Mahon (Paris 17ème)

9:00 – 9:30 Café et ... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles