Par Philippe Silberzahn.

La tâche à accomplir (“Job to be done” en anglais) est un concept introduit par Clayton Christensen, spécialiste de l’innovation de rupture. Il est important, et pas seulement parce qu’il permet d’imaginer des produits et services nouveaux. Sa véritable importance est stratégique : il peut aider à passer outre les tabous et dogmes de son industrie, ce qui est sans doute la chose la plus difficile dans ce type de situation. En stratégie, la clé est parfois de passer par les détails…
“Tâche à accomplir” plutôt que “problème à résoudre”
Au premier niveau, la tâche à accomplir est un concept marketing et design : comment mieux concevoir un produit ou service en se mettant à la place de l’utilisateur. L’idée est la suivante : chacun a des tâches à accomplir. Par exemple, je m’ennuie en attendant à un aéroport, ou je trouve compliqué de faire des études parce que je travaille dans la journée.
Le raisonnement en “tâche à accomplir” est plus puissant que celui de “problème à résoudre”, simplement parce que beaucoup d’utilisateurs potentiels n’expriment pas leur besoin sous forme de problème. Les utilisateurs actuels de Facebook n’avaient pas de « problème » que le réseau social ait résolu à leur grand soulagement. Mais Facebook a compris qu’il y avait un besoin universel de garder le contact avec ses amis.
Penser la rupture… en changeant de point de vue
Mais cela va beaucoup plus loin. Le concept de tâche à accomplir permet d’éviter un syndrome courant et dangereux en situation de rupture, le bourrage organisationnel. Qu’est-ce que le bourrage ? En gros, c’est le fait pour une organisation de penser la rupture de son propre point de vue. Au lieu de penser à un nouveau modèle d’affaire qui conviendrait à la rupture, elle essaie de forcer la rupture dans le modèle d’affaire existant en la mettant au service de ce dernier.
Il existe de nombreux exemples de réaction par bourrage. On sait que Kodak a disparu, victime de la révolution numérique, en ayant pourtant dépensé des milliards de dollars dans sa stratégie numérique. Notamment, l’entreprise a acheté en 2001 le site de partage de photos Ofoto. Belle initiative. Ofoto, c’est un peu Facebook ou Pinterest, mais 5 ans avant. Kodak aurait pu s’en servir pour, donc, créer Facebook ou Pinterest – tout était là et l’entreprise avait les moyens – mais ce n’est pas ce qu’ils ont fait. L’obsession de Kodak, car c’était son coeur de métier, c’était la photo. Et dans le modèle de Kodak, qui était le sien depuis un siècle, une photo, c’était forcément fait pour être imprimée. Le site a donc entièrement été positionné pour faciliter l’impression de photos.
On voit comment la vision du monde de Kodak, produit de son identité comme producteur de photo papier, a conditionné son approche d’Internet. Mais comme cette vision du monde ne correspondait plus à la réalité – plus personne n’imprime de photo, l’échec a été double : Kodak a planté Ofoto – il a été revendu pour une bouchée de pain en 2012, mais surtout a raté l’occasion de s’adapter au nouveau monde numérique en restant prisonnier de son prisme.
Accepter la disparition d’une activité
En partant de la tâche à accomplir, on peut éviter ce travers. La question n’est pas “Comment mobiliser cette nouvelle technologie pour sauver notre activité actuelle” mais “comment tirer parti de la rupture pour bâtir l’activité du futur” en acceptant que l’activité actuelle ne soit plus le prisme de cette réflexion, et donc que l’hypothèse de sa disparition soit admise. Dans d’autres domaines, cela peut se traduire ainsi : non pas l’avenir des stations services, mais celui de la livraison d’énergie ; non pas l’avenir des écoles de commerce mais celui de l’enseignement ; non pas l’avenir de la banque, mais celui des services financiers, etc.
Bien évidemment, admettre l’hypothèse de la disparition de l’activité actuelle ne représente pas une difficulté seulement intellectuelle ; elle est également émotionnelle. Une dinde ne vote pas pour Noël et nombre de dirigeants se refusent purement et simplement à admettre que leur navire est sur le point de heurter l’iceberg. Une telle admission serait trop perturbatrice, et il appartient, peut-être, aux managers de préparer les canots de sauvetage au moyen de projets alternatifs lancés en mode effectual le plus en amont possible afin que ces projets aient atteint une taille suffisante quand, effectivement, l’iceberg apparaît dans la lunette teintée en rose.
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Il faut être convaincu (par la simple observation de la réalité) que contrairement à la locution latine ‘natura non facit saltum’, prise hélas comme vérité d’évangile, la réalité fait des sauts.
Et que dans la même attitude chacun peut constater que les choses évoluent du plus lourd au plus léger, du plus matériel au plus immatériel, avec gain d’efficacité. L’universalité de ce tropisme est bien documentée par les monnaies.