La BCE vient d’abaisser son taux directeur pour la deuxième fois cette année, rejoignant ainsi un cortège croissant de banques centrales engagées sur la même pente : Nouvelle-Zélande et Mexique (janvier), Australie (février et mai), Suisse et Tchéquie (mars), BCE et Suède (avril), Corée, Canada et Norvège (mai), de nouveau la BCE en juin, et tout récemment l’Inde, qui a frappé fort avec une baisse de 50 points de base. Seule la Fed reste figée, embourbée dans ses hésitations et ses discours contradictoires.
Traditionnellement, une baisse de taux vise à rassurer et soutenir l’économie. Elle est censée dire au public : « Nous maîtrisons la situation ». Après l’épisode inflationniste post-Covid, elle devait conforter l’idée d’un atterrissage en douceur. Mais l’enchaînement rapide de ces décisions, parfois à quelques semaines d’intervalle, révèle tout autre chose : une prise de conscience brutale d’un glissement mondial dans la récession. Non pas une menace hypothétique, mais une dynamique déjà à l’œuvre. C’est une inflexion historique, un aveu implicite d’impuissance.
Pendant des mois, on a préféré croire à la résilience américaine et au mythe d’une grande reprise en préparation. Toute alerte sur un refroidissement synchronisé des grandes économies restait marginalisée. Ce que traduisent aujourd’hui les baisses de taux en série, c’est une reconnaissance forcée : le ralentissement est généralisé, profond, et impossible à contenir avec les outils classiques. Ce n’est plus une hypothèse. C’est arrivé.
J’écrivais ici même le 3 février dernier, sous le titre « Récession, l’urgence méconnue » : « L’économie mondiale a basculé dans une phase de non-croissance depuis mi-2022, et se dirige vers une récession généralisée. » Un lecteur s’était insurgé : « Ni les États-Unis, ni de nombreux pays européens ne sont en récession. Les faits ne sont pas subjectifs. » Eh bien, parlons-en.
La Suède vient d’enregistrer un deuxième trimestre consécutif de PIB négatif. La Corée prévoit déjà de nouvelles baisses de taux plus marquées. Le Japon est en train de reconnaître une récession technique. En Allemagne, le gouvernement abandonne toute perspective de croissance pour 2025, après deux années de stagnation, tandis que le chômage atteint des niveaux inédits depuis 2010. En France, l’emploi recule depuis deux trimestres.
En Amérique du Nord, le Mexique nie l’évidence tandis que son économie décroche. Le Canada montre des signes de détresse sur l’emploi (taux de chômage à 7%, son plus haut niveau depuis dix ans). Ce qui commence également à être le cas des Anglais. Le Royaume-Uni vient de perdre 228 000 emplois en moins de quatre mois ; depuis octobre, cela fait sept mois consécutifs de baisse. Aux Etats-Unis le PIB a reculé au premier trimestre, malgré une tentative de le justifier par une baisse exceptionnelle des importations — imputée à l’anticipation des nouvelles barrières commerciales. Les prix à la consommation y déjouent toutes les attentes d’une reprise de l’inflation : en enlevant l’effet artificiel des loyers, le reste du panier de l’indice CPI est négatif sur les trois derniers mois.
Le cas de l’Australie est emblématique : jusque-là épargnée par les grands cycles mondiaux, elle est désormais touchée de plein fouet, ce que reconnaît ouvertement sa banque centrale. Quant à la Chine, ses indicateurs industriels sont retombés à leurs niveaux les plus bas depuis l’échec de la relance de 2022. Tant les prix à la production (ce qui n’a rien de totalement exceptionnel) que les prix à la consommation (ce qui l’est bien davantage) reculent. Malgré les plans de soutien à répétition, la machine ne redémarre pas.
Résultat : la Banque mondiale vient d’abaisser sa projection annuelle de croissance pour 2025 à 2,3% – soit le même niveau qu’elle avait annoncé en 2008, et comparable uniquement aux récessions mondiales de 2009 et 2010. Ce chiffre de 2,3% est trompeusement bénin. C’est en réalité un niveau de croissance qui, historiquement, se situe à la limite du territoire récessionniste et s’accompagne presque toujours d’une récession. La Banque mondiale décrit, sans le dire, une économie qui perd sa capacité à croître.
Pendant quelques mois, les marchés ont voulu croire que la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump allait tout désorganiser, mais que les délais et compromis finiraient par apaiser les choses. Aujourd’hui, les chiffres racontent une tout autre histoire : le retournement était déjà amorcé bien avant Trump. La mise en place des nouvelles grilles tarifaires ne va certes rien arranger. Mais ce ne seront que des effets « à la marge ». L’essentiel est ailleurs.
Le vrai basculement date de mi-2022. C’est à ce moment-là que l’élan post-Covid s’est brutalement interrompu, déclenchant le jeu d’une force de gravité économique que plus rien ne semble en mesure d’arrêter (à la manière d’un « trou noir »).
- Les entreprises n’ont pas les marges pour ajuster leurs prix et finissent par couper dans l’emploi.
- Les ménages privilégient les dépenses contraintes, au détriment des consommations superflues.
- Les États découvrent que la croissance nominale ne suffit plus à masquer la réalité des contraintes budgétaires.
Et pourtant, tout cela était prévisible. Des indicateurs comme les swap spreads – ces écarts de taux qui condensent les anticipations monétaires profondes – en portaient déjà la trace dès 2023. Il fallait, pour les comprendre, disposer d’un bon logiciel d’analyse. Or, les banques centrales s’en tiennent à un vieux manuel : celui qui voit dans les taux d’intérêt un levier d’action et de contrôle, alors qu’ils ne sont en réalité que le reflet de ce qui se passe dans l’économie réelle. Ce que les marchés monétaires ont compris depuis longtemps — et que les banques centrales commencent à peine à admettre.
Comme en février, je m’étonne que la plupart des débats économiques restent enfermés dans une lecture budgétaire ou mercantiliste des événements. Et je m’inquiète de l’absence de commentaires à des décisions monétaires dont le vrai message est limpide : la récession mondiale n’est plus une éventualité; elle est là  ; et les banques centrales ne peuvent plus rien y faire. La course mondiale vers les taux les plus bas n’a plus rien d’une fiction, elle est une reconnaissance des faits.
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