Par Francis Richard.
Très charnellement, je sentais en moi la présence d’un homoncule apeuré, du « pantin de chiffon » – ce condensé de mon instinct vital.
Pavel Gartsev, le héros de L’archipel d’une autre vie, le fabuleux dernier roman d’Andreï Makine, vient d’échapper à une mort par asphyxie quand il pense cela. Et cela l’accable, qu’après être retourné à la vie, il ait été saisi par une très bête frénésie de vivre, au lieu d’être poussé vers des sommets de sagesse.
Les parents du narrateur ont disparu dans les camps. À sa sortie de l’orphelinat, il a suivi un stage de géodésie en Extrême-Orient, à Nikolaïevsk, puis il a été le seul à être envoyé à Tougour, située au bord d’un golfe débouchant sur une modeste mer intérieure qu’un petit archipel [celui des Chantars] séparait de la mer d’Okhotsk.
Une fois installé, il s’avère qu’à Tougour, on l’oublie. Alors il se met à explorer les environs. Un jour, parmi les passagers qui descendent d’un hélicoptère, il repère un voyageur qui attendait de pouvoir s’en aller sans être vu. Intrigué, il le suit dans la taïga, l’univers où, depuis son enfance, il se sent chez lui. Le voyageur, c’est Pavel.
La vie du temps de Staline
Pavel a vu dès le départ qu’il le suivait, l’a piégé et engagé la conversation avec lui. Après que le narrateur lui a raconté sa vie, Pavel commence le récit de la sienne, du temps de Staline. Il a lui aussi perdu ses parents, à l’âge de sept ans, sans qu’il sache avec certitude pourquoi le barrage qui les emporta a explosé.
Sous les débris de l’endroit où ses parents se sont noyés, il trouve une poupée de chiffon : la vue de cette loque de tissu me donna la sensation de l’extrême fragilité de mon propre corps. Le pantin s’incrusta en moi – réplique d’ange gardien qui allait me conseiller désormais la prudence, le compromis, la résignation.
L’infidélité de sa compagne, Svéta, la simulation d’une Troisième Guerre mondiale alors qu’il est soldat, le fait d’avoir échappé à la mort par asphyxie dans un abri inadapté et, surtout, l’évasion d’un criminel armé et prêt à tuer, lors d’un transfert, vont bouleverser sa vie : il fait partie de la mission destinée à récupérer l’évadé.
Une longue traque
Le commandant Boutov est chargé de l’opération. Il a quatre hommes sous ses ordres : le capitaine Louskass, représentant le contre-espionnage militaire, le carriériste sous-lieutenant Ratinsky, Mark Vassine, indispensable pour dompter le molosse Almaz, et Pavel Gartsev, parfait bouc émissaire en cas d’échec.
Le roman est le récit d’une longue traque de trois semaines à travers la taïga, le long de la rivière Amgoun. Ce récit dramatique et enlevé réserve bien des surprises aux poursuivants et, particulièrement, à Pavel, qui, en définitive, saura ne plus écouter son pantin de chiffon et prendre le chemin d’une autre vie.
Mark Vassine lui en avait parlé de cette autre vie : le début ressemblait à une marche sur les traces d’une femme inconnue… L’épilogue, quarante ans après, est le retour du narrateur sur les traces de Pavel, dont il a gardé un souvenir ébloui, car cet homme, au terme de l’aventure, était devenu tout autre lui-même :
Il n’y avait plus, en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner.
- Andreï Makine, L’archipel d’une autre vie, Seuil, 288 pages.
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Il faut lire aussi le remarquable discours de réception à l’Académie d’Andreï Makine…