Léopold Pralon : l’homme de Denain-Anzin

Portrait d’un entrepreneur original : dans l’univers des dirigeants des grandes entreprises métallurgiques, Léopold Pralon n’est ni héritier d’une grande famille, ni issu d’un grand corps de l’État.

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Léopold Pralon : l’homme de Denain-Anzin

Publié le 9 octobre 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau.

pralon
Léopold Pralon

Dans l’univers des dirigeants des grandes entreprises métallurgiques, Léopold Pralon (Paris, 14 octobre 1855 – 23 décembre 1938) occupe une place originale. Il n’est, en effet, ni héritier d’une grande famille, ni issu d’un grand corps de l’État. « Ses succès professionnels sont un témoignage en faveur de la culture classique. Léopold Pralon avait reçu la forte discipline des lettres latines. Il relisait assidûment les bons ouvrages du dix-septième siècle. Et c’était là le secret de ses qualités d’esprit, de sa clarté, de sa précision. » selon Le Temps. Il a ainsi fait d’une modeste entreprise, Denain-Anzin, un établissement prospère. La Revue de métallurgie saluait à son décès « à la fois un technicien, un chef d’industrie et un homme de bien »1.

Chrétien fervent, il se montre soucieux du sort des ouvriers. Il n’en reste pas moins inébranlablement fidèle aux principes du libéralisme à une époque où celui-ci était de plus en plus contesté.

Des origines à la direction de Denain Anzin

Ses origines sont pourtant des plus modestes. Son père, Auguste Léopold Pralon, caissier, et sa mère Louise Chintreuil, étaient de pieux catholiques. Il fait cependant de bonnes études, Polytechnique (1875) puis l’École des Mines de Paris (1877) mais à titre civil. Le registre matricule de Polytechnique le décrit ainsi : Cheveux blonds – Front haut – Nez long – Yeux bleus – Bouche moyenne – Menton rond – Visage ovale – Taille 1m75.

Après un stage au Crédit Lyonnais, qui complète sa formation sur le plan financier, et une mission de plusieurs mois en Espagne, il entre à Denain-Anzin (1882). Léopold Pralon va y faire toute sa carrière. Denain-Anzin, fondé en 1849 par Léon Talabot, le frère de Paulin Talabot, n’est pas une très grande entreprise. Elle produit 100.000 tonnes de fer et d’acier par an. Selon le baron de Nervo, descendant du fondateur, Pralon « s’est, pendant cinquante-six ans, identifié avec la Société de Denain, il s’est consacré à elle entièrement et totalement, il lui a donné son cœur, son intelligence, ses forces. » Il en devient directeur en 1896 et devait conserver le poste jusqu’en 1930.

Denain-Anzin : réussite industrielle et préoccupations sociales

Avec l’aide du directeur technique des usines, Jean Werth, il réalise un projet très audacieux. Une grande aciérie Thomas voit le jour (1902). Elle est complétée par de nouveaux hauts-fourneaux, des fours Martin, des laminoirs, de nombreux ateliers annexes.

La société absorbe les charbonnages d’Azincourt. Dans le même temps, il fait exécuter des recherches de minerais de fer en Meurthe-et-Moselle. Il dote Denain-Anzin d’un laboratoire de recherche. Il dirige lui-même des prospections en Normandie permettant l’exploitation du riche bassin carbonate de l’Orne. Homme de science, il est à l’origine de la calcination des minerais carbonates des mines espagnoles de Somorrostro. Il publie divers articles scientifiques sur le sujet.

La réussite industrielle s’accompagne d’un souci du bien être de la main d’œuvre. Il ne néglige, en effet, ni l’hygiène, ni la sécurité. Il met également en place des assurances sociales et des habitations ouvrières. En 1906, lors des grandes grèves du Nord, Clemenceau, président du conseil, se rend sur place pour procéder à une enquête personnelle. Le Tigre lui déclare : « Je dois reconnaître que je n’ai entendu dire dans le Nord que du bien de votre Société et de vous-même. »

En 1907, il est un des fondateurs des sociétés métallurgiques d’assurance mutuelle contre les conséquences du chômage forcé.

L’épreuve de la Grande Guerre

À la veille de la Grande Guerre, la production d’acier a quadruplé mais du jour au lendemain c’est la catastrophe. Anzin, Denain, la mine d’Azincourt sont envahis. Pralon se trouve ainsi séparé de ses collaborateurs, désormais derrière les lignes allemandes. Le matériel est enlevé. Un incendie détruit les usines.

Il affiche, du moins en apparence, une certaine sérénité. Ne déclare-t-il pas à ses heureux confrères et rivaux, les maîtres de forges du centre, s’enrichissant du conflit :

«  Vous pardonnerez à un vieil et entêté amant de la culture classique de résumer son sentiment en vous disant comme Mélibée dépouillé de son champ et de son troupeau : Non equidem invideo, miror magis. Non seulement nous ne vous jalousons pas, mais nous sommes fiers de l’œuvre que vous avez su accomplir dans des conditions extraordinairement difficiles…»2

Privé de son entreprise, il joue néanmoins un rôle actif. Membre de la commission de direction du Comité des Forges, Léopold Pralon doit en assurer la présidence sans le titre pendant la guerre. L’industriel prépare ainsi la restauration industrielle de l’après-guerre.

Rebâtir Denain-Anzin

Quelques jours après l’armistice, il se jette dans les bras de Werth et découvre l’étendue du désastre. Comme le note Le Temps à son décès : « Il ne voit que des ruines : tout l’outillage et une grande partie des charpentes ont été systématiquement réduits en mitraille, un incendie a parachevé  l’œuvre de l’envahisseur. »

Mais il en faut plus pour abattre notre homme. Léopold Pralon va reconstituer la puissance industrielle de Denain-Anzin. « Par son inlassable énergie, avec l’aide de tous les fidèles et dévoués compagnons de labeur qu’entraînait son exemple, il parvint à ressusciter de leurs décombres des usines plus belles que jadis. »3

Il préside ou vice-préside, par ailleurs, de nombreuses sociétés métallurgiques, résultats de prises d’intérêts de Denain-Anzin : Tubes de Valenciennes et Deanin, Usine des ressorts du Nord,Mines de fer de Murville, Franco-belge des mines de Somorrostro, etc.

Léopold Pralon au conseil supérieur du Travail

Son rôle le plus original, il le tient au Conseil Supérieur du Travail de 1907 à 1936. Cette instance est essentiellement composée de représentants des employeurs et de représentants des employés. Les premiers sont élus par les Chambres de Commerce, les seconds par les Syndicats ouvriers. Il faut y ajouter des patrons et des ouvriers élus par les Conseils de Prud’hommes. Il siège à partir de 1910 dans la commission permanente, qu’il préside dix ans (1927-1937).

Pralon déclare en novembre 1924 :

« Il n’y a pas, d’un côté le capital et de l’autre le travail… Il y a d’un côté le travail d’exécution, de l’autre le travail de direction… Les membres patronaux sont, en effet, choisis non comme capitalistes ou comme représentants du capital, mais parmi les personnes exerçant réellement des fonctions de direction… Ce sont, le plus souvent, des chefs d’industrie qui ne sont pas capitalistes eux-mêmes. »

Il en était le meilleur exemple. Désormais, l’entreprise familiale a cédé la place aux sociétés d’actionnaires dirigées par de brillants techniciens.

Il définissait ainsi le rôle du conseil :

« Faire connaître au Gouvernement et aux assemblées parlementaires, par les délibérations d’hommes choisis dans les milieux d’employeurs et d’employés prenant personnellement et pratiquement part aux travaux de direction et d’exécution que comportent les diverses branches de l’industrie, du commerce et de l’agriculture, comment sont envisagés, dans ces milieux de praticiens, les problèmes concernant les rapports entre employeurs et employés… Les membres du Conseil jouent donc en quelque sorte à l’égard des pouvoirs publics le rôle d’agents techniques ».

Un libéral refusant la lutte des classes

Léopold Pralon avait été très surpris de l’âpreté des discussions auxquelles il avait assisté en 1907. « Je vous avoue, déclara-t-il, que cette division profonde entre patrons et ouvriers je ne la vois pas dans le milieu où je vis, qui est celui de la métallurgie : nous vivons en très bons termes avec nos ouvriers. » Il ne croit pas qu’il existe une opposition nécessaire entre employeurs et employés. « Nous ne demandons qu’à vivre en bons camarades avec nos ouvriers : ce serait notre intérêt, si ce n’était notre sentiment. L’intérêt des patrons n’est pas opposé à celui des ouvriers autant qu’on veut bien le dire. »

Cet amoureux des lettres classiques, dont les propos sont clairs et précis, est aussi un conciliateur. Il sait réduire les tensions lors des réunions tendues, mettant l’accent sur les motifs d’accord. Homme courtois, il montre dans toutes ses fonctions une autorité prudente s’appliquant plus à convaincre qu’à ordonner.

Pour Léopold Pralon les principes du libéralisme conservent leur pertinence. À ses yeux, l’obligation et la contrainte ne sont pas la bonne méthode pour procurer aux ouvriers le plus de bien-être et de sécurité possible. Il a « confiance, quand les choses sont possibles, dans la bonne volonté et le bon exemple pour attendre les résultats sans obligation » (1922). Ce libéral reste fermement attaché à la liberté et à la responsabilité. « Tout ce que l’on fait par contrainte est vicié par cette contrainte même ; il vaut donc mieux faire appel à la confiance et aux bons sentiments des uns et des autres que d’imposer l’obligation » (1924).

Un esprit pragmatique hostile à la toute puissance de la loi

Il reproche aussi à la contrainte légale de manquer de souplesse. « Le seul fait de rendre toutes choses obligatoires, dit-il, de substituer à nos organisations variées qui s’adaptent aux circonstances étudiées par chacun de nous en vue des besoins spéciaux d’une région ou d’une catégorie d’ouvriers, un système obligatoire unique, universel, empêchera toutes ces institutions de fonctionner » (1908). Il voit là un grave danger moral à faire intervenir partout la loi.

« On s’imagine qu’on pourra organiser la société de telle façon que mathématiquement, automatiquement, les gens soient à l’abri de toutes les circonstances contre lesquelles l’existence est une lutte perpétuelle, n’ayant de valeur que pour cette lutte qui exige des qualités d’esprit et de cœur sans lesquelles la vie humaine n’a véritablement plus de prix » (1922).

« Si les représentants du patronat se sont montrés moins pressés, plus timides à accepter ce que du côté des employés et des ouvriers on considère comme des progrès dont la réalisation est urgente, c’est qu’instruits par des expériences parfois très dures, ayant la responsabilité de la vie d’organisations dont dépendent les moyens d’existence de leurs employés et ouvriers, ils se rappellent le proverbe d’après lequel le mieux est l’ennemi du bien et ne peuvent négliger les considérations d’opportunité » (session de 1933).

Modeste, il déclare en 1907 : « J’ai l’habitude, peut-être étrange de ne parler que des choses que j’ai constatées moi-même ». Il confesse volontiers son incompétence en ce qui concerne les professions autres que la sienne. Pralon souligne le danger auquel on s’expose en voulant émettre des jugements d’ordre général d’après ce que l’on peut savoir d’un métier.

Une carrière bien remplie

Il prend finalement sa retraite en 1930. En raison des éminents services rendus à l’industrie et à son pays, il est promu Commandeur de la Légion d’honneur. Six ans plus tard, il devient le premier président du conseil d’administration de Denain-Anzin qui n’appartient pas aux familles fondatrices. Mais sa santé s’est nettement affaiblie. Il démissionne du conseil supérieur du travail et meurt peu après. Ainsi s’achevait sa brillante carrière.

Pierre Waline donnant sa biographie dans La Journée Industrielle, résume ainsi son parcours : une vie toute droite . « Une ligne droite… point de détours dans cette progressive et sûre montée vers les plus hautes fonctions industrielles » Il ajoute : « Pour M. Pralon, (…) les usines ne cachaient pas les hommes. »

À défaut d’héritier, il laisse un frère cadet, André Pralon. Ce centralien dirige les mines de Denain-Anzin avant d’accéder à la vice-présidence des mines de fer de France.

sources :

La semaine prochaine : Lazare Weiller

  1. Revue de Métallurgie n° 2 , février 1939
  2. cité in Jean-Noël Jeanneney, François de Wendel en République. l’argent et le pouvoir (1914-1940), Le Seuil 2015
  3. Henry de Nanteuil, discours aux obsèques, 26 décembre 1938

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