Par Damien Theillier.
Kant est souvent interprété par les philosophes comme un simple continuateur de Rousseau, dans la ligne d’un étatisme républicain et antilibéral, devenu populaire en France au XXe siècle (et baptisé « liberalism » en Amérique par un curieux détournement de sens qui date du début du XXe siècle et dont John Rawls est l’héritier).
Kant et la liberté négative
Mais il est une autre interprétation, celle que je défends, qui rattache Kant à la liberté négative. C’est d’ailleurs cette interprétation qui a prévalu au XIXe siècle, par exemple chez Germaine de Staël et Wilhelm von Humboldt. Et c’est elle qu’on retrouve au XXe siècle chez des penseurs comme Isaiah Berlin, Ludwig von Mises ou Robert Nozick.
Dans la Doctrine du droit, Kant aborde le problème de la contrainte. Il écrit que la contrainte est justifiée contre toute action qui constitue une entrave à la liberté d’autrui1. Il pose le principe du respect pour la dignité des personnes comme un principe inconditionnel.
Kant préconise que l’on traite sa propre personne aussi bien que les autres « toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen », ce qui interdit toute forme d’agression ou d’initiation de la force. C’est par rétorsion que la coercition étatique contre un criminel est justifiée : car il utilise sa liberté pour entraver la liberté d’un autre. L’utilisation de la coercition étatique sous forme de taxes est également légitime selon Kant, pour financer les institutions de défense du citoyen : la police et l’armée.
Mais peut-on en dire autant de la fiscalité redistributive ? Peut-on justifier la contrainte de l’impôt redistributif au nom d’une protection de la liberté d’autrui ? Oui, selon certains interprètes de Kant qui se disent pourtant libéraux (Rawls, Dworkin, Van Parijs).
Pour cela ils élargissent la notion de liberté afin d’y inclure la liberté positive. Ainsi, selon eux, les inégalités seraient une entrave à la liberté d’autrui en ce qu’elles empêcheraient les personnes les plus fragiles d’accéder à la propriété, à la santé, à l’éducation, au logement. Ils en arrivent ainsi à justifier la redistribution, au nom du kantisme.
Une telle interprétation est contestable car elle pervertit le concept de liberté, le confondant avec le concept de capacité économique ou sociale ou de pouvoir, ce que Kant ne fait jamais. Le point de vue d’Isaiah Berlin sur ce point est clair. Il écrit :
« C’est tolérer une confusion des valeurs que de prétendre renoncer à sa liberté [négative] afin de permettre l’accroissement d’un autre type de liberté [positive], sociale ou économique ».
En résumé, Kant n’a rien fait d’autre qu’élaborer une théorie de l’autonomie de l’individu qui défend le pluralisme des fins et la responsabilité de chacun devant ses choix. Et selon lui, la seule obligation de l’État est négative : protéger les libertés individuelles, à l’intérieur comme à l’extérieur. Kant sépare de surcroît les domaines de la morale et du droit, du vice et du crime.
Là encore, il est sans ambiguïté :
« Il ne faut pas assigner au droit le but de rendre les hommes vertueux2 ».
C’est pourquoi le paternalisme est « le plus grand des despotismes », en « faisant de la vertu l’alibi de l’accroissement du pouvoir3 ».
« La liberté en tant qu’homme, j’en exprime le principe pour la constitution d’une communauté dans la formule : personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes), mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d’autrui).
Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à -dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également, – un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir (constitution qui supprime toute liberté des sujets qui, dès lors, ne possèdent plus aucun droit). » Kant, Théorie et pratique (1793)
Le bois tordu de l’humanité
Il faut donc toujours rappeler avec Kant que c’est la liberté négative, et elle seule, qui permet, non seulement l’harmonie des intérêts mutuels mais aussi l’éducation à la responsabilité qui en est la condition.
« Le pluralisme, écrit Isaiah Berlin, avec ce degré de liberté négative qu’il implique, me semble un idéal plus véridique et plus humain que l’idéal de maîtrise de soi positive des classes, des peuples ou de l’humanité tout entière que certains croient trouver dans les grands systèmes bien ordonnés et autoritaires.
Il est plus véridique, parce qu’il reconnaît que les fins humaines sont multiples, pas toujours commensurables et en perpétuelle rivalité les unes avec les autres4 ».
La raison donnée par Berlin est, in fine, anthropologique. À la suite de Kant, il est convaincu de cette vérité que « le bois dont l’homme est fait est si tordu qu’on ne voit pas comment on pourrait en équarrir quelque chose de droit »5.
Autrement dit, il n’y a pas de monde idéal dans lequel les hommes seraient bons et rationnels, et dans lequel il serait possible de parvenir à des réponses tranchées et certaines. D’où l’appel de John Stuart Mill en faveur de « nouvelles expériences de vie », avec le risque permanent de se tromper et de choquer. D’où l’importance d’une liberté d’expression véritable et d’un libre marché des idées6.
Ceux qui, comme Helvétius, Fichte, Hegel, Saint Simon et de Maistre, aspirent à une solution définitive et à un système totalisant en sont pour leurs frais.
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- Kant, Métaphysique des mÅ“urs. ↩
-  Kant, Religion dans les limites de la simple raison, l, § II. ↩
- Kant, Théorie et pratique, II, 1. ↩
- Berlin, Éloge de la liberté, Deux concepts de liberté, Calmann-Lévy. ↩
- Phrase de Kant dans l’opuscule Idée d’une histoire. C’est aussi le titre d’un livre de Berlin : Le Bois tordu de l’humanité : Romantisme, nationalisme, totalitarisme, Albin Michel, 1992. ↩
- Cf. mon chapitre dans Libéralisme et liberté d’expression, sous la direction d’Henri Lepage, Texquis, 2015. ↩
Pour les philosophes de l’époque classique, c’est à dire d’avant la banalisation de l’Etat, la liberté est un moyen politique, moyen qui doit primer pour les libéraux.
La liberté est un élément (un droit, un fait, une grâce divine…) naturel : l’homme naît avec la liberté comme il naît avec la vie.
Les lectures de Kant dont l’auteur fait référence, s’appuyant sur des définitions de la liberté (positive ou négative) qui sont des objectifs politiques, qui ne sont d’ailleurs possibles qu’au travers d’une organisation politique (Ddhc : toute organisation à comme but …)
Ce n’est pas Kant qui est dans la suite de Rousseau, mais les lecteurs de Kant qui confondent la liberté définie et la liberté naturelle, la première étant d’origine humaine, acquise, la seconde d’origine naturelle ou divine : innée.
L’auteur de l’article en fait il me semble partie et embrouille encore plus la lecture à mon avis.
Dans le sens de Kant, mais aussi des libéraux « classiques » ou « conservateurs » : l’Etat est « une invention des hommes pour subvenir à leurs besoins » (Burke) et ce n’est pas l’Etat ou le système politique qui définit ou établit les libertés, celles-ci n’étant révélées que par la conscience des individus qui passent ainsi à l’âge adulte en prenant conscience de leur potentiel, de leurs responsabilités et de leur liberté (Kant) – l’Etat devant respecter les libertés individuelles avant toute autre action et y recourir pour mettre en place ses actions.
Ce n’est donc pas seulement une histoire de vision négative ou positive, mais une différence fondamentale dans la conception de l’Etat de droit.