Jean Dupuy : l’homme de la presse populaire

Jean Dupuy, patron de presse, parlementaire, ministre, est le type même du self-made-man. Sous des apparences bourrues et modestes se cachait un grand talent d’entrepreneur.

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Jean Dupuy : l’homme de la presse populaire

Publié le 19 juin 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Jean_Dupuy_(1844-1919),_Wikimedia commons.
Jean_Dupuy_(1844-1919),_Wikimedia commons.

Lors de ses obsèques, le président de la République était venu en personne témoigner de sa sympathie à son domicile de la rue Scribe. À la Madeleine drapée de noir, le maréchal Foch, l’ancien président de la république Émile Loubet, quatre anciens présidents du conseil, dix membres du gouvernement, les ambassadeurs des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Espagne, un grand nombre de parlementaires, des généraux, des aristocrates et bien sûr les directeurs des grands journaux, tous étaient venus rendre un dernier hommage à Jean Dupuy, l’homme de la presse populaire. Ce déploiement de personnalités soulignait bien le pouvoir et l’influence du patron du Petit Parisien dont il avait fait le premier journal de France.

Jean Dupuy (Saint-Palais, Gironde, 1er octobre 1844 – Paris, 31 décembre 1919) patron de presse, parlementaire, ministre, est le type même du self-made-man. Sous des apparences bourrues et modestes d’un homme de bon sens se cachait un grand talent d’entrepreneur. Sa phrase préférée était : « Pour réussir dans la vie, il suffit de travailler et de posséder la connaissance des hommes. »

Lui rendant hommage devant sa tombe, Chéron, sénateur du Calvados, soulignait qu’il était « invariablement calme et bienveillant » car « il apportait dans le classement de ses occupations multiples une méthode si rigoureuse, un ordre si parfait qu’il pouvait accomplir la plus rude besogne sans hâte inutile. Nul ne fut un meilleur calculateur de son temps et n’en fit un plus judicieux emploi. »1 Il a largement contribué à faire de la grande presse quotidienne le « quatrième pouvoir ».

L’irrésistible ascension d’un homme d’affaires doué

Il venait du bas de l’échelle sociale. Son père, Jacques Dupuy, cumulait les emplois divers : mercier, colporteur et cultivateur. Sa mère, Magdeleine Thérèse, enfant abandonné, était une domestique illettrée.

Après des études primaires, complétées auprès du curé et du maire, il aide d’abord son père aux champs et au magasin. Puis il prend une décision qui va déterminer son destin : quitter sa famille et son village pour devenir « saute-ruisseau » chez un huissier de Blaye. En 1865, il rejoint son frère Charles et trouve un emploi comme clerc d’avoué. Ce sont des années difficiles mais il s’initie au droit des affaires et obtient la confiance du banquier Lucien Claude-Lafontaine qui va le soutenir dans sa carrière. Pendant la guerre de 1870-1871, il est mobilisé dans la Garde Nationale, traverse la Commune en se liant d’amitié avec certains révolutionnaires puis épouse Sophie-Alexandre Legrand, fille de doreurs du quartier du Marais.

Avec ses économies et la dot de son épouse, il peut acheter une étude d’huissier en 1873 qui lui ouvre les portes de la réussite.

Il transforme son étude, la plus importante de Paris, et s’impose comme un conseiller écouté par la sûreté de son jugement dans le monde des finances et du barreau. Il devient président du conseil de surveillance du Petit Parisien passé sous le contrôle de Louis Piégu en 1879. Il soutient financièrement le journal, achète l’immeuble de la rue d’Enghien qui l’abrite, accroit sa part dans le capital : il est donc tout désigné pour succéder à Piégu à son décès en 1888. La société en commandite par actions, adoptée en 1884, permettait seul de concilier un capital important avec le contrôle par un seul homme, le gérant statutaire. Responsable sur sa propre fortune, il obtient en contrepartie des gains énormes (10 % des bénéfices nets).

Il revend Le Siècle qu’il venait d’acheter, abandonne l’étude d’huissier à son frère aîné, ouvre un cabinet d’affaires mais surtout s’impose comme patron de presse tout en menant une carrière politique.

En quinze ans, il va faire du Petit Parisien, qui vivotait depuis 1876, le plus important journal de son temps par le tirage, journal populaire toujours proche du gouvernement en place. Il est lui-même un républicain de gouvernement. Si Le Petit Parisien tirait à 300 000 exemplaires en 1886, il atteint le million d’exemplaires en 1902 et 1,45 million à la veille de la Grande guerre.

La presse est alors dominée par les « Quatre grands » qui assurent 75 % du tirage parisien et plus de 40 % du tirage français : Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal. En dépit de son nom, Le Petit Parisien puisait une grande partie de son lectorat en banlieue et en province.

Le Petit Parisien, modèle de la grande presse

Au-delà de son génie juridique et financier, Jean Dupuy bénéficie d’un contexte favorable.

La loi du 29 juillet 1881, la plus libérale du monde, fait disparaître la censure jusqu’à la Grande guerre. Pour la première et dernière fois, la France va connaître une totale liberté de la presse : on peut créer comme l’on veut un journal et disposer d’une grande liberté d’expression. La plupart des délits de presse relèvent des Assises et donc du jury populaire généralement indulgent. Seule la diffamation est poursuivie en correctionnelle.

La politique scolaire, menée depuis Guizot, a permis l’alphabétisation de la population. Le journal devient un produit de consommation courante. Le quotidien à 5 centimes (1 sou) coûte à l’époque moins cher qu’aujourd’hui. Entre 1870 et 1914, le tirage des journaux français passe de 1 420 000 exemplaires à 9 500 000 exemplaires.

Les innovations techniques ont favorisé le développement de la presse et permettent une baisse du prix des journaux. La mécanisation de la papeterie, de l’impression, avec les rotatives, et de la composition avec la machine linotype, qui permet de composer par ligne entière en tapant sur un clavier et non plus caractère par caractère, permettent d’imprimer plus rapidement davantage de pages. Les journaux peuvent développer de nouvelles rubriques. La presse s’inscrit dans le processus général de l’industrialisation : standardisation (informations, présentations, commercialisation), sérialisation, répartition des tâches.

Le télégraphe, puis le téléphone, assurent aux journaux une plus grande réactivité face à l’actualité. L’extension du réseau ferré et l’abaissement des tarifs permettent d’accroitre la zone de diffusion.

Avec l’intégration des illustrations, des publications hebdomadaires spécialisées s’ajoutent en fin de semaine : le supplément illustré du dimanche est né.

Il devient possible de produire plusieurs éditions, l’impression se faisant dans les locaux du journal. Le Petit Parisien possède sa propre papeterie depuis 1906 (Les Papeteries de la Seine à Nanterre), contrairement à ses confrères. Son neveu par alliance, le polytechnicien Amédée Janot, avait été chargé de mener à bien le projet : « Trouvez le terrain puis vous partirez en Amérique pour acheter les meilleures machines ». Le journal a désormais six pages.

L’abonnement est supplanté par la vente au numéro : la diffusion des autres journaux était assuré de plus en plus par des entreprises de messagerie comme les Messageries Hachette. Le Petit Parisien possède son propre réseau de diffusion, réseau de 20 000 points de vente à travers le pays, et assure des livraisons par camions dès le début du XXe siècle en complément de l’utilisation des trains.

Faits divers et politique

Le Petit Parisien dispose de 75 rédacteurs et de 450 correspondants en province, 400 employés et 370 ouvriers. Dupuy signe parfois dans son journal sous le pseudonyme de Jean Frollo : ainsi s’oppose-t-il, en 1891, à la politique protectionniste prônée par Jules Méline. Sa vision du journalisme est claire : refuser les polémiques, donner une large place aux reportages, aux faits divers, aux romans-feuilletons et aux sports, en somme s’inspirer de son grand modèle et rival, Le Petit Journal.

Le fait divers ne va cesser de prendre de l’importance dans les colonnes du journal. En 1907, il mène une campagne contre l’abolition de la peine de mort en utilisant le crime atroce d’une petite fille pour fabriquer la figure du « sadique tueur d’enfant » récidiviste et asocial, lançant un « référendum populaire ». Le journal n’hésitait pas à dépeindre un pays démuni face à la montée de la violence : « le danger du couteau et du revolver nous menace à chaque carrefour, à chaque coin de rue, non seulement quand la nuit est venue, mais dans la pleine clarté du jour » peut-on lire dans le numéro du 29 septembre 1907. Le résultat commercial devait être au rendez-vous. Mais la presse amplifie les mouvements de l’opinion, elle ne les crée pas.

Ainsi, la politique est loin d’être absente dans le journal de Dupuy. L’extrême habileté du Petit Parisien se manifeste particulièrement pendant l’Affaire Dreyfus où le « journal des concierges » rend compte des diverses péripéties sans perdre de lecteurs ! Il réussit ainsi à évoluer habilement d’une hostilité modérée à Dreyfus vers un soutien tout aussi modéré à la cause du capitaine. Il supplante son grand concurrent, Le Petit Journal, qui s’était fait le champion de l’armée et de l’antidreyfusisme.

Journal radical puis radical-socialiste, mais toujours tiède et prudent, il affiche un engagement républicain, laïque et anticlérical s’imposant comme le « journal des instituteurs » par opposition à La Croix, le journal des curés. Il suit souvent la position de Clemenceau, alors même que celle-ci fluctue et varie au fil des affaires qui secouent le régime. Le Petit Parisien est même apparu, à certains moments, comme le « journal officieux » du gouvernement aux yeux des chancelleries étrangères.

Le patron de la presse parisienne

Signe de sa réussite, Dupuy fait construire le château de Segonzac, aux environs de Blaye, sur une petite colline qui domine l’estuaire de la Gironde.

Il préside le syndicat de la presse parisienne (1889) et le comité général des associations de la presse française qui rassemble les associations patronales et de journalistes. Il aide son ami et collègue au Sénat, Adrien Hébrard, patron du Temps et participe au lancement de L’Humanité de Jaurès. Les journaux du groupe familial favorisent l’élection de ses deux fils au parlement où siège également son gendre : Pierre comme député de la Gironde en 1902 et Paul comme député des Hautes-Pyrénées en 1910.

Depuis 1904, le bandeau annonce fièrement « le plus fort tirage des journaux du monde entier » : à la fin de la Première guerre mondiale, il tire alors à deux millions d’exemplaires. À peu près épargné par la censure pendant le conflit, il s’est mis au service de l’union sacrée, soutenant les gouvernements, notamment pendant les batailles de Verdun et de la Somme. La position politique de Dupuy explique un traitement de faveur dont ne bénéficient pas beaucoup de journaux de province qui connaissent des ennuis en reprenant des informations du Petit Parisien.

Une éminence grise en politique

En 1891, il s’est fait élire au Sénat comme représentant les Hautes-Pyrénées conservant son siège jusqu’à sa mort. Il est élu vice-président du Sénat (1911-1914) et devait siéger à la commission des finances puis à la commission des affaires étrangères. Siégeant avec la Gauche républicaine, cet anticlérical qui défend néanmoins les intérêts de Lourdes qui se trouve dans sa circonscription, est ministre de l’Agriculture dans le cabinet Waldeck-Rousseau (1899-1902), organisant le Crédit agricole, puis ministre du Commerce et de l’industrie dans le cabinet Briand (1909-1911) et enfin des Travaux publics et des PTT en 1912-1913. Il refuse la présidence du conseil en 1914. Il participe brièvement de nouveau au gouvernement pendant la Grande Guerre, ministre d’État du cabinet Painlevé en 1917, et soutient fermement le cabinet Clémenceau.

Il a même été un candidat potentiel à la présidence, en 1906 et en 1913. Il joue le rôle d’éminence grise de la politique française, esprit précis, conciliant et clairvoyant, homme de sang-froid, « l’ami, le confident, souvent le collaborateur des hommes d’État qui, aux heures graves, présidèrent aux destinées de notre pays » soulignait Le Petit Parisien à son décès. Ainsi au moment de la crise marocaine (1905) qui amène la France et l’Allemagne au bord de la guerre, ses bons offices contribuent à apaiser la situation. Un moment, Russes et Allemands lui proposent d’être ambassadeur à Berlin pour favoriser le rapprochement entre les trois pays. Son patriotisme sur la question de l’Alsace-Lorraine l’empêche d’accepter. En revanche, ce grand conciliateur échoue en 1919 à réconcilier deux hommes qu’il admire : le maréchal Foch et Georges Clemenceau qui s’opposent sur les conditions de paix à imposer à l’Allemagne.

Grandeur et décadence

Ses deux fils sont associés à la direction du journal dès 1909 : le cadet, Paul va développer la presse photographique (Le Miroir, 1910) et scientifique (La Science et la Vie, 1913, actuel Science et Vie), constituant le groupe de presse Excelsior, et se lancer dans la radio. À son décès prématuré, son frère Pierre devient seul gérant et fait du Petit Parisien un organe de droite très anticommuniste : le quotidien a bien décliné quand les Dupuy sont écartés par les Allemands qui transforment le journal en organe de propagande. Le Petit Parisien ne devait pas s’en remettre en dépit des tentatives faites par Pierre Dupuy après-guerre pour relancer le titre.

sources :

  • Christophe Charle, Le siècle de la presse (1830-1939), Seuil 2004, 400 p.
  • Notice in Jean Jolly, Dictionnaire des parlementaires français, Paris 1960-1977

La semaine prochaine : Étienne Mimard

  1. discours de Chéron, Le Petit Parisien, 4 janvier 1920
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  • Merci pour ces moments d’histoire toujours instructifs même s’il n’y rien à commenter… sauf une chose : à l’époque il n’y avait peut être pas la collusion et le consensus médiatique que l’on connait maintenant.

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