Par Sébastien Goix.

Vendredi 1er avril 2016 – 18:45, la nouvelle tombe tel un couperet : Orange et Bouygues annoncent l’échec des discussions en vue de leur rapprochement.
Pourtant, mercredi 31 mars, tandis que la deadline que s’étaient fixée Stéphane Richard et Martin Bouygues aux négociations entamées en décembre 2015 arrivait à son terme, les parties annonçaient encore se donner jusqu’à la fin du week-end suivant pour conclure un hypothétique deal.
Quand Bloomberg mit sous pression le marché
Tout semblait pourtant bien parti quelques mois plus tôt, malgré une fuite orchestrée dans la presse et relayée fin décembre 2015 par l’agence Bloomberg qui remettait sous tension le marché des télécoms français, toujours en quête d’un scénario de consolidation depuis l’arrivée de Free sur le marché du mobile en 2012.
Les informations diffusées à l’origine par Bloomberg ont-elles hypothéqué sérieusement l’issue des négociations ? C’est une question que l’on peut légitimement se poser car les informations divulguées alors par Bloomberg faisaient état de deux chiffres psychologiques majeurs : 10 milliards, soit la valorisation de la filiale télécom de Bouygues et 15 %, soit la part du capital d’Orange souhaitée par Martin Bouygues en échange de l’apport de Bouygues Telecom.
L’État-actionnaire : un costume inconfortable et un appétit d’ogre ?
Propriétaire de 23 % d’Orange avant le projet de rapprochement, l’État était incontournable dans la validation du deal. Ce même État qui, en 2008, avait oeuvré pour l’élargissement du marché du mobile à un quatrième opérateur par la vente d’une licence à Iliad pour sa filiale Free.
Huit ans plus tard, le bilan économique et social du secteur des télécoms est loin d’être positif : érosion des chiffres d’affaires et des niveaux d’EBITDA des opérateurs historiques, réduction des effectifs tant chez les donneurs d’ordres que chez les sous-traitants, investissements sous pression, fragilisation des acteurs à l’échelle européenne et mondiale… seuls les clients sortent grands gagnants avec des factures mobiles revues à la baisse, l’émergence de nouveaux modèles économiques (SIM-only, développement du marché des mobiles de seconde main, montée en puissance du canal retail dans la vente de mobiles neufs…).
L’hypothèse d’un retour à trois opérateur revient en force dès 2014 lorsque Vivendi décide de se séparer de sa filiale télécom SFR, objet de toutes les convoitises, remportée finalement par Numericable et Altice face à Bouygues Telecom. Mais c’est quelques semaines plus tard que l’on apprendra que Free aurait proposé environ 5 Md€ à Bouygues pour le rachat de Bouygues Telecom, occasionnant une fin de non-recevoir de Martin Bouygues qui valorisait sa filiale entre 7 et 8 Md€.
Un an plus tard, c’est Numericable-SFR avec le soutien d’Altice qui met sur la table près de 10 Md€ pour racheter Bouygues Telecom ; refus de Martin Bouygues après un flottement de position. Mais le chiffre magique de 10 Md€ faisait désormais office de référentiel pour toute future tentative…
Orange était donc cohérent en valorisant Bouygues Telecom 10 Md€. Martin Bouygues demandait en contrepartie 15 % du capital d’Orange, diluant au passage le poids de l’État, ce que l’Agence des Participations de l’État (APE), soucieuse de préserver la poule aux oeufs d’or, ne voyait pas d’un bon oeil, transformant le projet en un duel d’hommes entre Martin Bouygues d’un côté et le gouvernement français de l’autre. L’écart de valorisation entre Bouygues et l’État a été un élément bloquant, incarnée par le différentiel entre la valeur de l’action Orange estimée à 18,50 € par l’État tandis qu’à la clôture de vendredi 1er avril, le cours plafonnait à 15,40 €. L’objectif de l’État était de contenir la future participation de Bouygues à 12 % au lieu des 15 % attendus.
Outre l’appétit de l’État pour renflouer ses caisses par une opération industrielle et sectorielle génératrice de valeur sur le moyen-long terme, c’est la crainte de conséquences sociales en pleine période électorale qui aurait contribué à mettre en échec le rapprochement entre Orange et Bouygues, malgré tous les efforts déployés par Stéphane Richard, seul patron du secteur à ne pas être propriétaire de son opérateur. Le risque d’une casse sociale aurait paralysé les politiques, déjà mobilisé pour inverser la courbe du chômage d’ici l’élection présidentielle de 2017.
Un Yalta improbable entre les différents opérateurs
À première vue, ce qui pouvait être le plus compliqué fut semble-t-il le plus facile : la répartition entre les opérateurs des différents assets de Bouygues Telecom, avec Stéphane Richard en entremetteur de haut vol. Le réseau de boutiques et une partie des licences et du réseau mobile pour Free, les clients pour SFR ; le tout pour un montant de total de cessions estimé entre 5 et 6 Md€ qu’Orange aurait pu récupérer, reversant une partie à l’État-actionnaire sous forme de dividendes et/ou d’impôts sur les plus-values de cession.
À l’issue de la diligence menée par Orange, le monopoly semblait donc entériné et contenter toutes les parties. La consolidation prenait enfin corps.
L’initiative du démembrement répondait avant tout à une anticipation des contreparties qu’aurait pu exiger l’Autorité de la Concurrence et le Régulateur des Télécoms (ARCEP).

Bouygues Télécom : pivot idéal d’une consolidation souhaitée
Depuis 2014, de par sa position sur le marché des télécoms, Bouygues Telecom fait figure régulièrement de cible, comme le montre l’historique des principales propositions mises sur la table.
Le jour d’après
Le communiqué du groupe Bouygues de vendredi soir confirmait vouloir poursuivre sa stratégie stand-alone ; mais la situation est-elle tenable à terme pour l’opérateur le moins rentable du marché et dans un contexte qui requiert d’importants et récurrents investissements, tant sur le mobile (4G/4G+) que sur le fixe (fibre optique) ?
L’accord de mutualisation des réseaux mobiles en vigueur depuis 2014 entre Bouygues Telecom et SFR apparaît comme une véritable bouée de sauvetage. Reste à voir la stratégie d’investissement que va suivre Bouygues dans le fixe… un accord stratégique pourrait là-aussi lui permettre d’alléger la facture.

“Business is business” comme on a l’habitude de déclarer dans le monde des affaires. Même si du côté de chez Bouygues on devrait avoir la gueule de bois ce week-end, dès lundi 4 avril c’est un nouveau chapitre qui va s’ouvrir – on pourrait l’appeler “le jour d’après”. L’option Orange écartée, l’état-major de Bouygues pourrait décider la vente par appartements de certains de ses actifs télécoms à différents acteurs intéressés ; cette option aurait l’intérêt de faire remonter du cash dans les comptes de Bouygues qui pourrait, dans un second temps, réinvestir dans des entreprises ou secteurs en ligne avec son plan stratégique (BTP ? Médias ? Transports ? autres ?).
Dès lundi, il faudra suivre la réaction de la Bourse : les valeurs Orange et Bouygues dont les cours avait bénéficié jusqu’à présent des perspectives de consolidation, devraient être chahutées dès l’ouverture des marchés.
Le printemps sera passionnant pour les fans de la série “House of Wires“, la saison 2016 promettant des rebondissements.
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Le “capitaine” d’une industrie bancale qui fustigeait les romanichels dans la cour du château a donc échoué a devenir le super-coucou d’un paquebot qui marche très bien sans lui ? 😉