Critique de Gratis, par Félicité Herzog

Un livre distrayant qui fait la satire d’une certaine forme de capitalisme.

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Critique de Gratis, par Félicité Herzog

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 22 février 2016
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Il y a toujours un risque à écrire un roman d’anticipation, celui notamment de n’être pas crédible ou, pire, d’encourir la dérision. Eh bien Félicité Herzog évite ces deux écueils avec Gratis. Sans doute parce qu’elle inscrit son roman dans le prolongement de l’époque actuelle après avoir parcouru avec ses personnages les quelques vingt-cinq années qui l’ont précédée.

Son roman en effet couvre une période qui va de la fin des années 1980 à la fin des années des années 2020. L’avenir qu’elle décrit, sans être probable, est du moins plausible. Qui plus est son protagoniste est un entrepreneur, certes un tant soit peu caricatural, mais un entrepreneur. Aussi, malgré qu’on en ait, ne faut-il pas bouder un tel plaisir, rare.

Ali Tarac a renoncé à faire des études brillantes pour se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. Il a des idées et la capacité (et la volonté), de les mettre en pratique. Il aime le risque, ce qui sied à tout entrepreneur digne de ce nom. Sa première idée paraît aujourd’hui banale, mais à la fin des années 1980, elle est novatrice.

Ali se rend compte que les hommes ont de plus en plus besoin de communiquer entre eux, mais que communiquer a un coût, prohibitif. Il décide donc de profiter des balbutiements d’Internet, qui permet la mise en relation de gens, éloignés ou pas, pour leur offrir la possibilité de se parler sur la Toile, gratuitement. Enfin, presque.

On sait que rien n’est jamais gratis. Certes c’est le nom magique que Tarac donne à son entreprise. Mais, ce qui est gratis doit toujours être financé d’une manière ou d’une autre. Alors Gratis sera financée par des interruptions publicitaires qui viendront s’immiscer dans les conversations téléphoniques.

À partir de cette idée simple, le développement de l’entreprise est tel que des fonds sont nécessaires pour couvrir ses besoins grandissants de trésorerie.Tarac arrive à convaincre Adrian Celsius, le patron d’un fonds d’investissement, Lighthouse, de les lui apporter, ce qui permet à son entreprise de téléphonie d’atteindre rapidement des sommets de valorisation virtuelle.

Ali Tarac fait fortune personnellement tout aussi rapidement. Au début de 2001, il est « potentiellement riche de trois milliards de livres sterling à l’âge de vingt-neuf ans ». Mais, après le 11 septembre, les marchés se retournent. Ali est démis de ses fonctions de Président-Directeur Général de Gratis, grâce à une clause ad hoc brandie par les avocats conseils de Lighthouse.

Plus dure est la chute. Socialement Ali Tarac n’est plus rien. Ses amis se détournent de lui. De sa considérable fortune il ne reste rien non plus, ou presque : « Le seul actif que je réussis à sauver des eaux du déluge était un réseau de téléphonie sur l’île de Jersey dont j’avais financé la construction en propre par une société perdue dans une nébuleuse de holdings. »

Comme Ali Tarac est un entrepreneur dans l’âme, il rebondit et met en route une autre idée, révolutionnaire, c’est la création de New Birth : « Vous avez décidé de changer d’existence ? La société New Birth fait mourir votre personne pour la faire renaître où vous voulez, comme vous voulez et avec qui vous voulez. À cet effet, New Birth vous procure une nouvelle destinée. »

Le nom donné à ce changement de vie, qui consiste en l’attribution d’une nouvelle identité, est transition. Le succès est immédiat : « En moins de cinq ans, la transition s’imposa au monde. » La transition devient peu à peu « un phénomène aussi banal que la rupture conjugale » : « Dorénavant, lorsque quelqu’un mourait, on ne pouvait jamais être certain qu’il n’avait pas tout simplement transitionné. »

L’envers de ce décor devenu tendance n’aurait pas surpris un George Orwell ou un Aldous Huxley : « New Birth était une citoyenneté déterritorialisée où la vie privée – au sens classique – ne parlait plus à ses habitants. Les moeurs et les esprits avaient muté. L’idée de préserver un jardin secret suscitait un ébahissement amusé, voire l’hilarité, comme on mentionnait la tradition barbare du harem ou du secret bancaire d’autrefois. »

Le monde de New Birth est un monde utopique : « Par la voie économique, New Birth modifiait l’organisation politique de la société. Elle militait pour le détachement de tout lien biologique, de toute aliénation terrestre, de tout abêtissement domestique. Elle créait un monde pur qui abolissait, enfin, discriminations, racisme, castes, inégalités, frustrations et angoisses. Elle ne cherchait pas l’immortalité mais l’amortalité. La gratuité de l’existence. »

Encore et toujours, le gratis : après celui de la communication entre les êtres, celui de leur existence même… Ce qui peut sembler dérisoire, ou inquiéter…

Le cycle de vie d’une entreprise peut très bien ressembler à une transition individuelle : naissance, existence, mort apparente, renaissance avec l’émergence d’une nouvelle équipe. New Birth connaît ce cycle. Et l’auteur, qui ne manque pas d’imagination, entraîne le lecteur dans les péripéties que connaît alors Ali Tarac, dont il ne peut qu’admirer la résilience, confronté qu’il est aux trahisons et aux retournements de situation.

De même que l’entrepreneur est caricatural – Ali Tarac est présenté comme « désagréable, vaniteux, rancunier, vorace, sadique, pingre, d’une mauvaise foi délirante », mais « racheté » par une « ambition fantastique », le combat que se livrent des entreprises concurrentes sur son marché ne l’est pas moins, puisque l’auteur le qualifie de « moyenâgeux » et que son opacité lui donne « l’aspect d’un jeu d’ombres ».

On est évidemment bien loin du principe de non agression du libéralisme… Dans cet esprit on n’est pas autrement étonné quand, au détour d’un paragraphe, la phrase suivante tombe : « Ainsi va le capitalisme, l’art d’entrer et de partir au bon moment… » En quelque sorte le credo d’Ali Tarac, qui a toujours un coup d’avance…

Le livre doit donc être pris pour ce qu’il est, un livre distrayant avec un intrigue à rebondissements et une satire d’une forme de capitalisme que prennent, semble-t-il inévitablement, les géants de la nouvelle économie, pour laquelle, du fait de leur connivence avec les puissants, les sentiments ne peuvent être que mitigés.

  • Félicité Herzog, Gratis, Gallimard, 256 pages.

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