Jean-Baptiste André Godin : le fourneau et le familistère

Portrait d’entrepreneur : Godin le fouriériste.

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Représentation du Familistère Godin (image libre de droits)

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Jean-Baptiste André Godin : le fourneau et le familistère

Publié le 1 novembre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau

Poële Godin
vincent desjardins-Familistère-poele Godin(CC BY 2.0)

 

Si le saint-simonisme a une influence profonde sur les entrepreneurs du XIXe siècle, il n’en va pas de même du fouriérisme, jailli du cerveau très imaginatif de Charles Fourier. Parmi les grands entrepreneurs français, on ne peut guère citer que l’exemple de Jean-Baptiste Godin (Esquéhéries, Aisne, 26 janvier 1817 – Guise, Aisne, 15 janvier 1888) dont la réussite exceptionnelle lui a permis de réaliser un grand rêve : un phalanstère, ou du moins quelque chose d’approchant, fonctionnant pendant un bon siècle. Mais c’est paradoxalement les qualités d’entrepreneur sachant tirer profit au maximum de l’économie de marché qui a permis la concrétisation d’une utopie socialiste. Aussi, l’expérience devait-elle rester unique.

L’homme de Picardie

La Picardie ne se résume pas à la cathédrale d’Amiens et à ses champs de betterave. Cette riche terre agricole abrite aussi, sous le Second Empire, une importante population ouvrière. Il est vrai que cette industrialisation est éclatée et diffuse avec peu de grandes entreprises et employant une main d’œuvre rurale. Si le textile domine ici, comme ailleurs, il existe une activité métallurgique développée par des enfants de la région, avant tout dans l’Oise et dans l’Aisne. Peu nombreux sont ici les entrepreneurs fils de leurs œuvres.

Monument Godin devant le Palais social à Guise, carte postale, coll. partic.
Monument Godin devant le Palais social à Guise, carte postale, coll. partic.

Godin descend de plusieurs générations de serruriers de Boué dans le canton du Nouvion-en-Thiérache. Ses parents, sans être pauvres, mènent une vie modeste : ils ont acheté une maison, possèdent quelques vaches et font un peu de culture pour compléter les revenus de l’atelier. S’il est élevé dans le catholicisme, et s’il montrera plus tard une profonde religiosité, il fréquente l’école laïque d’Esquéhéries où il témoigne d’une prise de conscience précoce à l’en croire : « Lorsqu’à l’âge de 8 à 10 ans, j’étais assis sur les bancs d’une école de village, où 140 enfants venaient s’entasser les uns sur les autres dans un air méphitique, et passer le temps à jouer, ou à recevoir la férule du maître, au lieu d’un enseignement profitable et régulier, il m’arrivait souvent de réfléchir sur l’insuffisance et l’imperfection des méthodes d’enseignement qu’on nous appliquait. »

Notre jeune philosophe complète ses réflexions par la lecture de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Diderot, Voltaire et autres auteurs des Lumières qu’il se procure auprès des colporteurs de passage. Mais dès 11 ans et demi, il doit travailler aux côtés de son père.

Il décide en 1834 d’aller en ville pour se perfectionner : il séjourne à Paris puis dans le midi de la France. Ces voyages sont riches en déception : « Je croyais voir partout des supériorités en savoir et en capacité dans les ouvriers qui m’entouraient. Il fallut un certain temps pour dissiper ces illusions. » Il s’indigne surtout de l’injustice de la loi de l’offre et de la demande, « règle économique, sans entrailles et sans cœur qui, parfois, quand j’avais accompli un travail procurant des bénéfices exagérées au maître, ne m’accordait à moi qu’un salaire insuffisant pour subvenir à mes besoins ; et qui d’autres fois, au contraire, pour des travaux peu favorables à l’entrepreneur, me donnait un salaire élevé. » Il en tire la conclusion, lieu commun sous les plumes du temps, de la « paupérisation » des classes laborieuses sous l’effet de l’industrialisation : « Je voyais à nu les misères de l’ouvrier et ses besoins. » Il reste cependant peu sensible aux discours socialistes du temps, notamment au saint-simonisme.

De retour dans son village en 1837, il a pris sa décision : il va devenir « chef d’industrie ».

L’entrepreneur fouriériste

Il a l’idée de remplacer les appareils de chauffage en tôle par des appareils en fonte de fer : ce dernier matériau possède des propriétés supérieures, pouvoir calorifique élevé, ductilité et grande robustesse. Son mariage en 1840, avec Esther Lemaire, lui apporte, avec la dot, le capital nécessaire pour fonder son propre atelier. Il dépose un brevet pour un poêle à charbon en fonte de fer, premier d’une longue série. Il va donner à ses calorifères et à ses cuisinières un aspect décoré qui leur donne le caractère d’objets d’ameublement. Il commence comme constructeur-mécanicien avant d’installer sa propre fonderie, d’abord modestement dans un hangar.

Sortie des ateliers de Godin & Cie, L'Illustration 1896
Sortie des ateliers de Godin & Cie, L’Illustration 1896

En 1846, il transfère son activité à Guise, petite ville du nord de l’Aisne qui vivait jusqu’alors de ses filatures. Les fonderies et manufactures Godin-Lemaire s’installent dans le faubourg de Landrecies, au nord de la ville. Il emploie désormais une vingtaine d’ouvriers. Entretemps, il a découvert le fouriérisme en lisant un article dans Le Guetteur de Saint-Quentin (1842). C’est son chemin de Damas. Les élucubrations de Fourier l’intéressent moins que l’idée de l’association du capital et du travail. Il prend contact avec les membres de l’école sociétaire, comme s’intitulent les disciples de Fourier. Il s’efforce d’améliorer l’organisation du travail dans sa propre entreprise en instituant le salaire horaire et le travail à la tâche. Il crée une caisse de secours mutuels gérée par les ouvriers mais qui est alimentée par le produit des amendes (absences et malfaçons). Le souci d’améliorer la condition de ses ouvriers se concilie naturellement dans son esprit avec la volonté de rendre son entreprise plus rentable.

Les fouriéristes voient dans la révolution de 1848 l’occasion d’expérimenter leurs idées, et notamment le Phalanstère. Si plusieurs d’entre eux sont élus à l’Assemblée de 1848, Godin échoue dans l’Aisne mais il n’hésite pas à publier son engagement socialiste dans Le Courrier de Saint-Quentin : « Je suis Phalanstérien. » Si la gendarmerie vient perquisitionner à son domicile à l’automne 1848 et si le régime impérial songe un moment à l’arrêter, après le coup d’État du 2 décembre 1851, Godin sera finalement laissé tranquille : c’est un industriel respectable devenu un employeur trop important à Guise. Victor Considérant, le chef de l’École s’étant réfugié à Bruxelles, Godin établit une succursale dans les faubourgs de la capitale belge : façon de conjuguer une éventuelle solution d’exil et l’accès à un nouveau marché. Chez lui, l’intérêt de l’industriel n’est jamais sacrifié aux utopies sociales.

Son entreprise n’a cessé de prospérer : le personnel compte 300 personnes en 1857 puis 900 en 1870. Il produit alors 50 000 appareils par an contre une centaine vingt ans plus tôt ! Il commercialise plus de 300 modèles différents. Les appareils de cuisson cèdent la place aux appareils de chauffage tandis qu’apparaissent des appareils sanitaires. L’émaillage polychrome de la fonte donne à ses produits une diversité d’aspect et un fini inégalés : c’est par une politique systématique et continue d’innovation technologique et esthétique, plus que par le dépôt de ses brevets, qu’il s’impose face à ses concurrents. Il a très vite compris que « la question commerciale est de première importance, puisque c’est la vente qui entretient le travail. »

En même temps, la prospérité grandissante de ses affaires lui permet de financer les coûteuses expériences fouriéristes. Il engloutit un tiers de sa fortune dans la catastrophique Société de colonisation du Texas (1854) fondée par Considérant et ses amis pour créer des phalanstères au Nouveau Monde. Mais les fouriéristes étaient plus doués pour théoriser que pour agir efficacement. La perte de ses 100.000 francs lui donne une leçon : « en perdant les illusions qui avaient motivé ma confiance, je fis un retour sur moi-même et pris la résolution de ne plus attendre de personne le soin d’appliquer les réformes sociales que je pourrais accomplir par moi-même. » Il décide de créer son propre projet, le Familistère, en achetant en 1857 un vaste terrain en face de son usine.

Représentation du Familistère Godin de Guise
Représentation du Familistère Godin de Guise

 

En 1870, le Familistère abrite 900 habitants. Dans Solutions sociales, il présente son œuvre ainsi : « créez toujours au profit du peuple, les instruments de son bien-être, et vous aurez créé les instruments de sa puissance et de son émancipation. » Mais Godin se heurte à l’opposition de son épouse : le couple se sépare en 1862 et la séparation de biens est prononcée en 1865. C’est le début d’une longue suite de contestations judiciaires jusqu’en 1877. Godin partage son existence  désormais avec sa secrétaire Marie Moret, une lointaine cousine, féministe qui porte les cheveux courts et parle anglais. Ils vivent ensemble dans un appartement de l’aile gauche du « Palais ». Convaincu de la supériorité de son œuvre il publie Solutions sociales en 1871 : « Si ce n’est pas au contact du travailleur des champs ou de l’ouvrier de fabrique que s’acquiert l’art de bien dire, c’est au moins près d’eux que peuvent s’étudier les questions qui intéressent le sort des masses. » Il devait créer ensuite une revue, Le Devoir (1878), peu lue au Familistère, destinée avant tout à diffuser les sujets chers à Godin : la supériorité du familistère, le mouvement social, le progrès scientifique et technique, l’éducation, le pacifisme, le spiritualisme. Républicain pacifique, il refuse la voie violente choisie par la Commune en 1871 mais se prononce pour le droit de vote des femmes et la rémunération des fonctions électives.

Le Familistère vu par des observateurs critiques

Louis Reybaud, dans une étude très critique sur le Familistère, note à propos de Godin : « Il a une double notoriété, celle d’industriel, celle de socialiste […]. Sa situation à ce point de vue est assez délicate : reste-t-il modéré, il est suspect à ses ouvriers ; s’agite-t-il, il devient suspect au gouvernement. M. Godin, en homme positif, conduisit sa barque entre ses deux écueils, et s’occupa surtout de ses affaires. […] Ses appareils de cuisine, construits en bonne fonte et traités avec soin, avaient un écoulement facile et donnaient de bons profits. »1 Reybaud résume ainsi ce que va être la politique de Godin : « une certaine manière de gouverner les ouvriers […] en y employant le moins d’effort et le moins de dépense possible. Il connaissait les hommes, il savait qu’on n’en obtient rien d’essentiel à moins de toucher leur cœur et de gagner leur esprit. »2

Le nom de Familistère évoque l’idée d’une famille mais il s’agit d’une famille d’adoption. Les ouvriers ayant le sentiment d’être propriétaires de l’établissement s’identifient avec son sort. « C’est moins avec des contrats qu’avec de bonnes paroles qu’on mène les ateliers. » Reybaud y voit un signe de l’habileté de l’industriel pour inciter sa main d’oeuvre à travailler davantage pour l’entreprise. Les ouvriers deviennent les locataires et il se fait le fournisseur unique, le magasinier général. Godin était profondément hostile au principe de la maisonnette individuelle avec son jardinet, qui dominait dans les cités ouvrières, comme celle développée par Jean Dollfus à Mulhouse.

Pour Reybaud, le familistère marque le retour à la Caserne, caserne dorée mais caserne tout de même. Ne pouvant transformer la chaumière en palais, il installe la chaumière dans un palais. « Tout autour, sur un espace de 6 ha, règnent des promenades, des squares et des jardins d’agrément, entremêlés de potagers et de vergers. » Le familistère se compose de trois blocs imposants construits en brique et organisés autour de cours intérieures. Les logements sont blanchis à la chaux, pourvus d’un placard ou d’un cabinet, bien éclairés, bien aérés, bien adaptés à la vie de ménage. Les écoles sont organisées selon les principes de Fourier : l’objectif étant de former des ouvriers pour l’usine. Mais il innove en faisant donner le même enseignement aux garçons et aux filles, qui sont néanmoins séparés dans les classes par une large rangée. Reybaud reconnaît la qualité de l’enseignement « celui d’une bonne école primaire » mais il n’est pas question d’aller au-delà dans l’esprit de Godin. Deux fêtes sont organisées chaque année : la fête du travail (en mai déjà !) et la fête de l’enfance (en septembre). Louis Reybaud ne peut s’empêcher d’ironiser sur ce patron qui se fait épicier, tailleur, mercier et entrepreneur de spectacle pour son personnel3.

Si Reybaud juge que le fouriériste chez Godin témoigne d’un « cerveau malade », il constate par ailleurs que le même homme s’est révélé un remarquable industriel, qu’il a su former « une légion d’ouvriers habiles », établissant la paix sociale dans son établissement, qu’il est devenu maire de Guise, conseiller général et député de l’Assemblée nationale (1871-1876).

Une série d’articles de l’Illustration en 1896 jette un œil tout aussi critique sur l’œuvre, cette fois après la mort de son fondateur. Dans les trois familistères, construits entre 1859 et 1883, vivent désormais quelque 1800 personnes : c’est la « maison de verre » pour le journaliste où toute vie privée est impossible. C’est surtout l’œuvre réservée à l’enfance qui suscite l’admiration, notamment le « pouponnat », qui annonce nos crèches, et les écoles où « la leçon est transformée en jeu, pour le plus grand profit du petit écolier ». Les écoles encadrent le théâtre. « Ah ! tout est prévu au Familistère, même la joie, même les danses, même les rires » souligne goguenard Jean Roseyro qui fait mine de s’étonner de l’absence d’esprit d’initiative des membres de l’Association4.

L’association du capital et du travail

C’est contre la volonté d’une partie de la population du Familistère que Godin avait imposé son système d’association. En 1880, sous le régime plus libéral de la République, il avait pu fonder l’Association Coopérative du Capital et du Travail, Société du Familistère de Guise Godin & Cie. Pour lui, l’usine et le Palais constituent un tout. L’Association est néanmoins soigneusement hiérarchisée en fonction des capacités ou de l’engagement dans les activités de ses membres. Les associés et sociétaires, soit le quart du personnel, sont les seuls à habiter dans le Palais social. La moitié des bénéfices nets est distribuée et en 1894 le capital de la Société apporté par Godin était devenu la propriété des membres de l’Association. Godin a réservé la moitié de ses biens à l’Association, ne pouvant pas totalement déshériter son épouse et son fils. À sa mort, l’Association décide d’ériger une statue à l’effigie du grand homme, quasiment divinisé au sein du Familistère. L’Association devait survivre jusqu’en 1968, suscitant les rêveries des partisans de l’autogestion ouvrière. Mais aujourd’hui seule l’entreprise continue, le Familistère est devenu un musée. Le marché l’a emporté sur l’utopie.


Sources : F. Panni, notice Godin in Les Patrons du Second Empire, vol. 10 : Picardie, Picard/Cenomane 2007, p. 50-61

La semaine prochaine : Paul Desgrand

Retrouvez plus de portraits d’entrepreneurs ici.

  1. Reybaud, Le fer et la houille, études sur le régime des manufactures, 1874, p. 331.
  2. Reybaud, p. 333.
  3. Reybaud, p. 353.
  4. L’Illustration, 21 novembre 1896.
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