Par Emmanuel Brunet Bommert
Peu de notions sont créditées d’autant d’importance que celles de « bien » et de « mal », au point qu’on en viendrait presque à croire qu’une bonne action change la course des planètes et qu’une mauvaise serait capable d’éteindre le soleil. C’est un caractère humain que d’exagérer ce qui le concerne, au point que des choses telles que l’amour ou la beauté en deviennent des attributs du divin, reflétant toute l’importance qu’ils ont dans notre vie. Cette vision n’est pourtant qu’une question de point de vue, une opinion, puisque l’on ne pourrait pas définir ces notions sans immédiatement devoir se référer à la valeur, qui n’a strictement rien d’universel. Au contraire de ces nombreux concepts crédités à notre seule espèce, qui s’avèrent cependant plus universels qu’on ne veut bien l’imaginer.
La justice, par exemple, peut avoir un sens métaphysique qui va au-delà de la définition dont on la crédite habituellement en éthique. Car si l’on considère qu’est « juste » ce qui se trouve en accord avec une loi fondatrice de notre réalité, alors cette dernière incarne la justice absolue, une infraction n’étant pas seulement impossible, mais inconcevable. Par exemple, altérer le principe de causalité est au-delà de l’imagination, puisque ce serait s’y conformer que d’y parvenir, au même titre que tenter d’invalider la non-contradiction reviendrait à la confirmer. Cette idée moderne consistant à nous représenter l’univers comme dépendant de notre seule perception est une sympathique illusion, qui se heurtera toujours à cette même évidence, que nos sensations et émotions ne peuvent détourner en rien. Le monde est à l’origine de notre existence, alors que notre disparition ne changera pas son cheminement : nous sommes des objets relatifs et il est notre absolu.
Le corpus des principes de la réalité est composé de quantité de lois que toute la force de l’univers ne suffirait pas à faire plier, ne serait-ce qu’un court instant. Elles s’appliquent avec une régularité implacable, traversent les plus hautes murailles, éradiquent les armées, anéantissent les puissants : elles incarnent une justice immuable. L’immensité d’une telle présence dépasse notre compréhension, au point qu’il n’existe pas de mots pour la définir en dehors du vocabulaire religieux. La plupart des grands cultes se sont formés sur cette constatation que l’environnement qui nous entoure est incommensurable, l’explosion d’un volcan suffisant largement à annihiler la grandeur de la plus grande ville, en quelques instants. Le potentiel humain et les lois de la réalité sont deux notions qui ne partagent pas la même échelle de grandeur.
C’est de la justice qu’émergent des concepts comme le bien ou le mal et s’il est possible de considérer le premier d’un point de vue métaphysique, c’est qu’il devrait en être de même des seconds. Toutefois, peut-on toujours parler de « bien » à l’échelle de l’univers ? Est-ce qu’une supernovæ détruisant une planète est quelque chose de bien ? Est-ce qu’une extinction massive d’espèces, due à un changement radical dans le fonctionnement d’une étoile, est quelque chose de mal ?
Sur un plan strictement métaphysique, si le bien consiste en un respect impératif des lois de la réalité et le mal en leur infraction, alors ce dernier n’est pas seulement inconcevable, mais vide de sens. En effet, comment serait-il possible de transgresser une règle que l’on ne peut pas enfreindre sans la confirmer ? Le « mal » est un non-sens à un tel niveau, puisque nous ne pouvons faire autrement que d’agir en accord avec le réel, sans quoi nous cesserions d’exister. La seule définition que l’on puisse éventuellement lui donner suppose qu’il serait mal d’essayer d’enfreindre de tels impératifs, alors même que la seule créature à pouvoir être affecté par un tel « mal » sera justement celle qui s’y essaye, puisque le fait d’agir de la sorte conduirait à une destruction immédiate.
La réalité est implacable et sa punition d’une grande sévérité, qui serait capable de châtier aussi efficacement la plus infime infraction ? Cependant, l’on doit se garder tout de même d’y voir une intervention divine, ou sinon revoir notre définition de ce qu’est un dieu. La « moralité » d’une telle divinité serait au-delà de notre compréhension, que quelques cas moraux peuvent illustrer : un chat attaque un chien dans la rue, ce dernier se défend et brise la nuque du félin entre ses crocs, est-ce bien ou mal ? Une poutre se détache, lors d’un chantier et écrase une dame âgée dans la rue, est-ce bien ou mal ? Un arbre est déraciné sous l’effet du vent, est-ce bien ou mal ? Tous ces cas ne sont des dilemmes que du point de vue d’un être ayant de l’empathie, capable de se forger une échelle de valeurs. Si l’on se hisse au sommet de l’échelle du réel, toutes ces choses incarnent le « bien », puisqu’elles sont possibles et que, de toute façon, le « mal » est vide de sens.
Un tel « dieu » est incontestablement impitoyable : sa notion du bien va très au-delà de la nôtre, qui s’attarde seulement à permettre la survie et la prospérité de l’espèce, lesquels s’effectuent souvent envers la nature. La vision qu’a l’humanité de la justice sert ses intérêts et non ceux de l’ensemble de la réalité ou même du monde vivant, car si nous appliquions avec acharnement un principe si élevé, la société s’effondrerait en quelques minutes sous le poids de nécessités aussi radicales.
Notre conception quant à ces idées est liée à des impératifs de société, celle-là se trouvant formée sur la base instable qu’est notre nature d’espèce artificiellement sociale. Puisque nous fabriquons notre vie en communauté, enfreindre ses lois n’a pas d’incidence sur l’individu, alors que la cité sera lésée dans l’opération d’une façon si subtile qu’on ne le remarquera pas, le plus souvent. C’est pourquoi il nous est nécessaire d’établir la justice comme le produit d’une action humaine et non pas de la subir comme une force inexorable. La société n’est pas un état naturel de notre vie, garanti par un quelconque axiome, mais une construction aussi artificielle que notre caractère social peut l’être. C’est pourquoi son maintien est sujet d’un entretien persistant et, faute d’un strict respect quant aux exigences de sa conservation, elle peut s’effondrer.
Lorsque l’on souhaite préparer du pain, nous n’avons pas à utiliser de sable, avant de mettre four : pour obtenir un certain résultat, nous devons respecter une suite de règles nécessaires à la préparation. Toutefois, enfreindre une de ces « lois » ne conduira pas à notre propre destruction, mais seulement à celle de notre entreprise, puisque l’échec est la pénalité d’une conduite inadaptée. En société, le bien et le mal servent seulement à cet intérêt précis : permettre la sauvegarde de la communauté en tant que telle, car une infraction systématique à ce qui permet le maintien de la cité conduit à sa destruction. La sauvegarde de la communauté devient un bien suprême et tout ce qui peut empêcher la vie sociale, le mal, étant donné qu’il est effectivement possible de la détruire.
La « justice » de la réalité s’exprime fréquemment au travers de la nôtre, par ce moyen : ce n’est pas tant le criminel ou la victime qui sont en jeu lors d’un procès, mais la possibilité même de vivre en communauté. Une société où tout un chacun peut agresser sans risque son semblable, où celui qui fabrique de la prospérité est dépossédé de son outil et jeté à terre, se trouve plus proche de l’annihilation que du succès : une cité où le citoyen se méfie de son prochain et se prépare à le détruire n’a plus lieu d’être. La population se divisera bientôt pour retourner dans l’isolement, l’univers étant impitoyable avec nos passions puériles et nos lubies saugrenues si elles conduisent, ne serait-ce qu’un instant, à briser la stabilité d’une si fragile alliance.
Il en est ainsi de toutes choses : que l’on souhaite faire pousser un arbre, cuire du pain, réussir un curry ou monter un meuble, tout ce que nous faisons est conditionné par la réalité, avant tout. Les lois de la physique, de la chimie et bien d’autres, conduisent à la réussite ou à l’échec. Il peut exister des milliers, sinon des millions, de moyens d’atteindre un résultat, sans que cela n’implique de réussir en abstraction de ce qu’il est possible ou non de faire.
De toute façon le bien ne peut pas gagner parce que le bien ne peut pas faire le mal …..
L’auteur ne dit-il pas des choses evidentes ?