Par Gérard-Michel Thermeau
Le parcours d’Alfred Motte offre un contraste saisissant avec celui de son frère Louis Motte-Bossut : l’aîné brillant avait tout de suite trouvé sa voie et, malgré les difficultés, sut s’imposer comme un des plus importants industriels de son temps. Le cadet des Motte, qui ne se destinait pas nécessairement à une carrière industrielle, parait plus hésitant, frôle l’échec, et ne trouve que lentement et laborieusement sa voie. Comme son frère, il était profondément attaché à sa ville natale. Après sa mort, son fils soulignait combien il avait « foi en Roubaix, ville unique pour le travail, réservoir inépuisable de main d’œuvre, roubaisienne, flamande et wallonne, alimentée de matières premières à profusion par sa sÅ“ur Tourcoing, aux portes des bassins houillers du Nord et du Pas-de-Calais » et surtout « ville unique en ce sens que toute la population ne respire que le travail, que nul ne s’en évade pour devenir fonctionnaire ou rentier ».
Fondateur d’une grande dynastie roubaisienne, incarnation des « riches filateurs du Nord », Alfred Motte (Roubaix, 15 août 1827 – Roubaix, 11 mai 1887) appartenait à une famille de vieille bourgeoisie : les Motte étaient déjà marchands-fabricants en laine au XVIIe siècle. Sa mère était elle-même issue d’une famille de manufacturiers et devait se révéler une conseillère avisée pour son fils devenu industriel.
Les leçons de l’échec
Il avait fait des études secondaires couronnées par le baccalauréat, ce qui n’était pas si fréquent chez les patrons de sa génération mais il ne songeait pas justement à devenir patron. Son père, alors qu’il était encore pensionnaire, lui avait écrit non sans ironie : « Tout en admirant l’étendue de vos phrases, je ne puis être sans vous engager à viser sans cesse à posséder le bon sens qui est le véritable et seul fruit de l’éducation ». Lui-même devait plus tard rappeler à ses enfants, en pension à Arcueil, leur sort privilégié : « Vous ne voudriez pas mes très chers enfants, ne pas profiter du temps consacré aux études, alors que nous voyons autour de nous tant de jeunes gens de votre âge passer douze heures dans de véritables étuves pour gagner le pain dont ils manquent ».
À 17 ans, il se posait déjà la question : « Que ferai-je ? Banquier ou notaire, négociant ou avocat ? » Il semble un moment faire le mauvais choix : il poursuit des études de droit pour devenir notaire de province mais sans beaucoup de conviction. Il devait y voir plus tard « l’antichambre du cimetière ». En 1852, à l’initiative de sa mère, Pauline Motte-Brédart, son frère Louis Motte-Bossu, à la recherche de compétences juridiques, et son beau-frère, lui proposent une association. Aussitôt, adieu le Droit, vive l’entreprise.
Le projet est vaste et ambitieux : réaliser l’ensemble de la « chaîne textile » : teinture, filature, tissage, apprêts. Les établissements Alfred-Motte sont ainsi créés dans la rue des Longues Haies. Levé à six heures, quittant les ateliers le dernier, il travaille d’arrache-pied : il devait rester un travailleur infatigable tout au long de son existence. Mais deux ans après, le constat était à l’échec. L’entreprise périclitait. Le projet s’était révélé au-dessus de ses capacités. De surcroît, un an après son mariage, il se retrouvait veuf de sa jeune cousine.
Alfred Motte, loin de se décourager, en tire des leçons. Il va épouser, en 1856, en secondes noces, Léonie Grimomprez, fille du promoteur de la filature de laine peignée à Roubaix. Cette dernière, effrayée des projets qu’il avait en tête, lui fit signer une lettre attestant qu’il ne couvrirait pas de constructions industrielles les champs qui bornaient la Tour de l’Horloge campée au milieu de son usine. Il ne devait pas tenir parole. « Ne serai-je pas corrigé de cet esprit d’entreprise qui me dévore et auquel je ne me soustrais pas ? »
Mais la recherche de la bonne solution devait prendre des années. Une rencontre en Angleterre en 1860 produit un déclic. Il cherchait à améliorer la teinture et avait proposé à un contremaître nommé Richardson de venir travailler pour lui. Ce n’était pas encore cela mais il était sur la voie d’une solution. Plutôt qu’un monstre ingouvernable, il valait mieux créer des établissements distincts spécialisés. Pour cela, il devait recruter des hommes d’une grande compétence dans leur domaine et qui apporteraient leur savoir dans l’entreprise dont ils seraient associés. Lui fournirait le capital et le matériel, serait le commanditaire et les associés-gérants auraient carte blanche sur le plan technique. Mais ces hommes il ne pouvait les trouver selon les méthodes traditionnelles, c’est à dire le recours à la famille et aux amis. Il devait les chercher ailleurs, hors de sa famille, hors de son milieu, hors de sa région.
Si son frère Motte-Bossut avait connu une ascension fulgurante, Alfred Motte dut attendre la maturité pour donner sa pleine mesure. En 1868, il vient d’atteindre la quarantaine : il se met à chercher « partout des as » et surtout pas des « comparses ». C’est ainsi qu’un de ses clients lui signale les Meillassoux, des techniciens en teinturerie qui n’étaient pas appréciés à leur juste valeur dans l’entreprise Bernadotte qui les employait à Suresnes. Les Meillassoux étaient cinq frères originaires de la Creuse, « disciplinés, admirables de tenue » « portant presque tous des noms d’apôtres » et obéissant comme un seul homme à leur frère aîné, Jacques. Ayant visité l’établissement industriel de Motte, Jacques Meillassoux souligne en quoi les installations ne sont pas satisfaisantes.
Que faudrait-il faire ? demande Motte. Il faudrait plus d’espace, répond Meillassoux, « pour manœuvrer les nombreux accessoires indispensables sans entraver les passages (…). Les opérations sont trop séparées. L’on teint d’un côté et l’on fait apprêter d’un autre côté ». Motte déclare être prêt à toutes les modifications nécessaires, ajoutant qu’il les laissait libre de fixer la part des bénéfices.
Le succès fut dès lors au rendez-vous comme l’évoque dans ses Mémoires un des frères Meillassoux : « Nous grandissions en espace et en matériel pour arriver à produire, dans la journée, ce que l’on nous donnait à faire, étant parvenu, à la fin du premier contrat, à livrer 200 000 pièces dans l’année et parfois teindre 1200 pièces par jour. Alors que nous n’avions jamais atteint 100 000 pièces chez MM. Bernadotte & Cie, ni dépasser 500 pièces les plus fortes journées. » C’était là le talent de Motte : non seulement trouver les meilleurs mais faire qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Meillassoux ajoute à propos d’Alfred Motte : « Notre succès rapide…lui permit d’entreprendre la reconstitution de toutes les branches existantes. (…) Pendant que se réorganisaient toutes ces affaires, que ses opinions de libre-échangiste le guidaient pour être munies de moyens puissants et perfectionnés, possédant les connaissances des besoins qu’éprouvait la France et particulièrement Roubaix de certaines branches industrielles, il porta ses vues sur d’autres emplacements. »
Le « système Motte »
En 1877, il recherche un nouveau partenaire pour un projet de filature de coton. « Avec un associé capable, je n’ai pas peur d’entreprendre la filature de coton, le tout est de trouver la personne à laquelle il ne manque, pour acquérir la fortune, que les capitaux nécessaires à toute industrie. » Il a demandé au directeur des ateliers de constructions de Bitschwiller de lui trouver quelqu’un mais c’est un autre correspondant qui lui suggère de choisir Blanchot qui travaille à Logelbach près de Colmar.
Il lui écrit : « Etudiez bien mon projet. Etudiez-vous vous-même…», « Avant toute choses, explique Motte à Blanchot, il me faut un homme très expert ». Il pose aussitôt les questions rituelles : « Quels appointements fixes demanderiez-vous ? Quelle part exigeriez-vous dans les bénéfices ? ». L’objectif de Motte, il l’explicite clairement : « Mon but est d’entraîner le plus possible mon associé gérant vers les bénéfices ; ce que je recherche c’est un filateur de premier mérite ayant la volonté de conquérir un bâton de maréchal ». Selon une pratique courante dans les actes de société, il fixe le seuil des pertes admissibles : au-delà du seuil, l’association est dissoute de plein droit.
En 1872, il n’hésite pas à faire de son contremaître illettré, Henri Delescluse, ancien ouvrier apprêteur, son associé : le nouveau patron signe d’une croix le contrat. D’une certaine façon, Alfred Motte avait inventé et réalisé la fameuse association du capital et du travail. « Il est mieux d’être propriétaire d’une belle usine et de charger des associés de son exploitation, se réservant sur l’ensemble de l’entreprise une direction intellectuelle, que de s’astreindre à conduire soi-même une industrie qui réclame la participation d’un personnel spécialisé » 1.
Il achète de vastes terrains pour faire construire les diverses usines qu’il crée au fur et à mesure. Le « système Motte » devait ainsi prospérer grâce au flair d’Alfred : non seulement Motte et Meillassoux, mais aussi Motte, Legrand et Millé (filature de laines peignées), Motte et Delescluse (filature de laines), Motte Lasserre et Bourgeois (tissage de drap), Motte et Blanchot (filature de coton écru), Les fils d’Alfred Motte (filature de coton fils fantaisie), etc… Il « prétendit toujours qu’il y avait encore nécessité de créer en France des Filatures pour satisfaire à tous les besoins, tellement était grande la variété de numéros de fils à fournir pour les besoins nouveaux. » Alfred devait être surnommé le « mammouth du textile ».
C’était une « famille industrielle » qu’il avait créée et qui devint parfois une famille tout court. En 1879, il propose aux Meillassoux de participer au peignage. « Ayant déjà un plan tout tracé, M. Alfred Motte nous démontra avec éloquence la grande portée que pourrait avoir, pour les deux familles, le succès de cette nouvelle entreprise (…) M. Alfred Motte nous répétant que le but à atteindre était d’égaler la maison qui faisait le mieux par le choix des machines perfectionnées ».
André, le plus jeune des frères, en prit la direction aux côtés de son neveu Gabriel et d’Eugène Motte, second fils d’Alfred. Cela devait se terminer en mariage : Louise Meillassoux, fille de Jacques, allait épouser le neveu d’Alfred.
Cette idée de se faire peigneur de laines paraissait bien incertaine en plein dépression et alors que toutes les places semblaient prises dans le secteur. Les premiers inventaires n’accusent que des pertes mais finalement en 1885, l’entreprise devient bénéficiaire, justifiant une fois de plus son sens de l’anticipation. À quelques semaines de sa mort, Alfred-Motte visite le peignage « transfiguré » : « André ! Eugène ! cette usine devient énorme, c’est tout un monde ! Vous avez bien travaillé ! »
Dans ces familles patronales roubaisiennes, la richesse c’était l’entreprise comme le soulignait son fils aîné : « Nous avons profité de ce que d’autres mœurs étaient coutumières dans d’autres centres textiles, comme Reims, comme Amiens, comme Elbeuf, où il était assez fréquent de passer la main pour embrasser des professions moins astreignantes. Comment l’aurions-nous fait ? Nos pères investissaient tout leur avoir dans l’usine ou le négoce.(…) il ne nous restait plus qu’à naviguer avec les vents favorables, ou contre le vent et parfois traverser l’orage… »
La vie est un long combat
Il avait été profondément marqué par les journées parisiennes de juin 1848 auxquelles il avait assisté : « c’est par l’éducation morale des classes laborieuses que la France se sauvera » écrit-il alors à ses parents. Il qualifie la Seconde République de « régime bâtard » et conclut : « Ce sera donc quand les classes laborieuses comprendront que la liberté n’exclut pas le commandement et l’obéissance, quand elles sauront que l’égalité ne consiste pas dans une égalité de fortune mais de droits devant la société et devant Dieu, que nous aurons l’ordre, l’ordre pour toujours. »
Esprit cosmopolite, il ressent douloureusement la guerre de 1870 : « précisément parce que je connais la Prusse, je ne puis croire encore que ce peuple nous a jamais déclaré la guerre ». La guerre est défavorable aux affaires « rien à faire en coton, laine dévidée, teinture de tissus » seule la « teinturerie de tissus de laine pure est en grande prospérité. » Mais il ne se réjouit pas, pour des raisons patriotiques, d’une prospérité obtenue par la mise hors combat des concurrents : « C’est que malheureusement pour tous, les établissements de Puteaux, Suresnes, Courbevoie et autres banlieues de Paris sont fermés ».
Après la chute de l’Empire, ce catholique sincère mais non dogmatique, se rallie immédiatement à la république. Arrivé au terme de son existence, il note : « J’estime que la vie est un long combat que nous devons apprendre, dès le jeune âge, le métier de la résistance. » Comme il l’écrit à son ami le teinturier lyonnais Joseph Gillet : « J’espère triompher de tous mes embarras et peut-être ne serais-je pas corrigé de cet esprit d’entreprise qui me dévore et auquel je ne me soustrais pas. »
Malade, il continue d’être à l’usine à 5 h 30 du matin au moins trois fois par semaine, même si ses fils sont là désormais pour l’assister. Alité, deux semaines avant sa mort, il écrit encore à Gillet : « ma chambre ne désemplit pas, c’est le cabinet d’un avocat donnant audiences. Je vis d’espérances. »
Dans son testament il laissait 425 000 francs « destinés à l’amélioration morale et au soulagement physique » des ouvriers de Roubaix. « Aimez les ouvriers, répétait Alfred Motte, à ses enfants, dans le titre de patron, il y a paternité. »
sources :
- Jean Lambert-Dansette, Histoire de l’entreprise et des chefs d’entreprise en France, Le temps des pionniers (1830-1880), 3 vol., L’Harmattan 2000-2003
- Francis et Jean Meillassoux, « Une étape dans l’industrie roubaisienne (1868-1918). L’association Motte et Meillassoux » in Revue du Nord, 1969, 51, p. 291-305
La semaine prochaine : les frères Jackson
- H. Vassart, Notice biographique sur Alfred Motte, manufacturier, Lille 1891 ↩
Je suis un descendant d’Alfred Motte et de son ami Joseph Gillet. Votre article est excellent et j’ai hâte de vous lire sur la famille Gillet.