Économie des dépenses militaires

Quelles sont les deux principales approches théoriques concernant la légitimité des dépenses publiques militaires ?

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Économie des dépenses militaires

Publié le 7 novembre 2014
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Par Sylvain Fontan.

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L’adage populaire veut qu’il n’y ait rien de mieux qu’une guerre pour relancer l’économie. Sans vouloir vérifier cette assertion, il convient cependant de souligner deux éléments : tout d’abord, si cela semble se vérifier historiquement, les expériences contemporaines viennent tempérer cette idée; ensuite, cela ne peut être vrai que si la guerre ne dure pas trop longtemps, qu’elle ne s’avère pas trop destructrice, et surtout qu’elle se déroule loin du sol national. Quoi qu’il en soit, il convient de poser un cadre théorique permettant de mieux appréhender la légitimité des dépenses militaires.

Deux principales approches théoriques se distinguent pour légitimer les dépenses militaires

La première approche est dite « libérale ». En effet, elle s’inscrit dans un corpus idéologique inspiré de l’analyse économique libérale. Selon cette approche, le montant des dépenses militaires est déterminé par des facteurs politiques et non économiques. Le premier devoir d’une entité politique souveraine est de protéger la société de la violence et de l’invasion d’autres sociétés. Dès lors, le besoin de sécurité au travers des dépenses militaires n’obéit pas à un objectif économique mais à un impératif politique lié à la défense de la souveraineté d’un État et à sa stabilité. À ce titre, la sécurité est un bien public typique où le secteur privé, orienté vers le profit, n’est évidemment pas capable d’assurer cette tâche à lui seul. Ainsi, dans cette vision, la guerre est la seule raison valable et légitime qui puisse expliquer un déséquilibre financier via la création d’un déficit public. En effet, l’Armée, avec la Police et la Justice, fait partie des trois seules missions dites « régaliennes » qui doivent nécessairement incomber à la force publique ; l’ensemble des autres tâches pouvant potentiellement être déléguées (partiellement ou en totalité selon les cas) au secteur privé.

Les libéraux insistent cependant sur la méfiance qu’il convient d’avoir concernant l’État et l’Armée. En effet, ce sont tous deux des instruments de contrainte et de monopole potentiellement susceptibles de menacer les libertés individuelles et publiques. Ils attirent également l’attention sur les maux potentiels résultant des dépenses militaires, dont le pire est une hausse des dettes publiques qui pèsent sur les générations futures et affaiblissent mécaniquement le pouvoir économique d’une nation en favorisant notamment les investissements non rentables et coûteux au détriment des projets privés créateurs de richesses et peu coûteux. En effet, toute aggravation de la dette publique entraîne une hausse des taux d’intérêt, de l’épargne et de l’impôt.

La seconde approche est dite « keynésienne ». En effet, elle s’inscrit dans un corpus idéologique faisant référence aux préceptes économiques de l’économiste anglais John Maynard Keynes. Selon cette approche, les dépenses militaires ont un impact économique positif, lié notamment à leurs effets multiplicateurs sur l’économie, à la capacité qu’elles offrent de réguler l’activité économique et d’absorber les surplus de production. Dans ce cadre, c’est l’état de l’économie qui est un facteur déterminant de la décision politique d’augmenter les dépenses militaires, et non l’inverse comme dans la vision libérale. Dans l’approche keynésienne, l’utilité des emplois et des dépenses militaires est manifeste car l’armée représente un modèle parfait de consommation : équipée, nourrie et logée en temps de paix sans rien produire en retour ; pour sortir de ce rôle passif uniquement en période de guerre, encore plus bénéfique car aucune autre forme de consommation ne peut susciter autant le besoin de remplacement que la destruction consécutive à la guerre.

L’idée de « gaspillage » est au centre de cette approche. Le gaspillage doit ici se comprendre comme une dépense qui n’a d’autre but que de satisfaire la dépense en soi : « dépenser pour dépenser ». À ce titre l’économiste Veblen disait que la guerre, couplée aux dépenses de fournitures, munitions et services afférentes à la mise sur pied de guerre, faisait disparaître la dépression économique et apportait la prospérité ; et que les dépenses de gaspillage renforcent la demande et accroissent les profits et la capitalisation. Au cours des années 1930, aux États-Unis, l’idée s’imposa progressivement que, pour réduire le chômage et surmonter la dépression économique, il fallait accroître la demande globale par une politique de dépenses publiques quelle que soit la finalité à laquelle est destiné l’argent nécessaire : l’exemple typique est celui de faire creuser un trou pour ensuite devoir le reboucher. Il convient de préciser que le pays qui a le mieux appliqué les conseils de Keynes (sans que bizarrement cela ne soit jamais mis en avant dans le débat public) est l’Allemagne nazie des années 1930 avec notamment une politique de grands travaux et d’accroissement des dépenses militaires.

Principales limites de la vision keynésienne des dépenses militaires

La conséquence inéluctable est l’engrenage vers la guerre à laquelle cette vision conduit. En effet, pour justifier cette diversion des fonds publics (au détriment du secteur marchand ou d’autres secteurs publics), un certain degré de répression politique est nécessaire, qui s’obtient généralement en faisant appel au patriotisme (de façon parfois dévoyée) et en alimentant la crainte d’une menace extérieure (voire en la suscitant). À ce titre, il convient de souligner que contrairement à l’idée reçue selon laquelle seuls les régimes autoritaires (fascisme, nazisme, communisme…) ont développé des argumentaires en faveur des dépenses militaires comme moyen de stimuler ou relancer l’économie, d’autres pays plus démocratiques ont développé ces stratégies dans des ampleurs plus ou moins prononcées et dans des contextes différents : États-Unis, Grande-Bretagne, France…

Un autre problème est lié à « l’effet d’éviction ». En effet, sans remettre en cause le nécessaire maintien d’un niveau de dépenses militaires permettant de protéger les intérêts nationaux des États, ce système issu de la vision keynésienne peut s’avérer inefficace avec un coût d’opportunité (« effet d’éviction ») qui résulte de l’accaparement, par la production d’armement notamment, de ressources qui pourraient satisfaire à d’autres besoins publics (justice, police, éducation, santé, protection sociale, transports, infrastructures) mais aussi et surtout privés en dégradant les conditions d’accumulation de capital, réduisant ainsi la capacité d’investissement qui permet de créer des richesses pouvant ensuite être distribuées pour la collectivité.

Ensuite, il y a les dangers liés au « pouvoir militaire ». En effet, il est plus facile politiquement pour un gouvernement d’accroître un budget que de le réduire ; ce principe fonctionnant également pour les dépenses militaires. En d’autres termes, alors que le consommateur devrait être le seul arbitre (au travers de ses choix) de la décision de base de la production économique, dans le cas des dépenses militaires le « pouvoir militaire » cherche à influencer de manière décisive le processus politique susceptible de fournir les moyens voulus. Selon les pays, les contextes, les espaces et les mécanismes décisionnels politiques, ce pouvoir militaire est plus ou moins étendu. Notons qu’il en va de même pour l’ensemble des services publics qui cherchent tous à accroître leur périmètre et leur pouvoir sans corrélation ni souci de l’intérêt général. Il revient au pouvoir politique de raisonner ces demandes et de brider les velléités d’outrepasser le périmètre efficient de ces différents services publics. Toutefois, dans le cas de la question militaire, les enjeux sont parfois plus impliquants : il ne faut pas que le militaire soit trop imposant, ni que le politique fasse peser de façon démagogique le poids des erreurs du passé sur ce domaine car c’est généralement (jusqu’à un certain point) le domaine sur lequel il est le plus simple politiquement de faire peser un effort budgétaire.

Enfin, les dépenses militaires peuvent s’avérer négatives, voire perverses en situation de plein-emploi. En effet, les investissements publics et privés entrent alors en concurrence : les premiers détournant des ressources financières dont se trouvent dès lors privés les seconds, ce qui contribue à la fois à l’inflation et à la création d’un cercle vicieux entre déficit budgétaire, création monétaire et augmentation de la demande sans offre correspondante.


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  • Excellent article, qui a le mérite de remettre en cause, sur un exemple où les conséquences peuvent être dramatiques, une des multiples inepties Keynesiennes, ou plutôt l’application au domaine militaire de l’ineptie principale, celle du gaspillage « positif ». (Comme si ça avait un sens !)
    Il est juste un peu dommage qu’il ne fasse pas justice dès le départ de la fable de la guerre « relance de l’économie ». Elle a la vie dure, sans doute parce qu’elle satisfait la part de parano qu’il y a en chacun de nous. Mais plus encore qu’en discuter la pertinence théorique, il faudrait d’abord rappeler qu’elle se heurte à toutes les évidences, historiques autant que présentes : personne ne nie depuis longtemps que la guerre de 14-18 ait été pour l’Europe une ponction démographique et économique sans précédent, et n’importe quel historien confirmera que les guerres médiévales furent sources de longues stagnations. Celles de l’Ancien Régime ( dont celles de Louis XIV car la guerre a un important « effet retard ») ne sont pas non plus pour rien dans une paupérisation et un excès d’impôt qui furent les principales raisons de la Révolution.

    La légende a la vie dure aussi parce qu’une fois le mal fait, il est difficile d’imaginer un autre scénario.
    Et pourtant : Où en serait le monde aujourd’hui si la 2nde guerre mondiale n’avait pas eu lieu ? : Peut-on sérieusement avancer que l’économie mondiale s’en porterait plus mal ? (*) L’Afrique et le Moyen-Orient seraient-ils moins développés si les guerres tribales et religieuses qui les ravagent depuis la décolonisation n’existaient pas ? Quel service rend au Pakistan l’entretien d’une guerre larvée avec l’Inde, et la participation à tous les mauvais coups terroristes de la planète ? L’aventure des Malouines a-t-elle fait sortir l’Argentine du marasme ?
    Poser ces questions c’est y répondre. Et je ne parlerai pas de la grande prospérité qui devrait, si on suit les Keynésiens, bénir aujourd’hui de ses bienfait la chanceuse Syrie…
    Ce n’est pas le circuit de l’argent des émirs du pétrole, financiers de certaines de ces guerres, qui contredira cette évidence : Tous ces dollars issus de la rente souterraine sont ainsi, littéralement, transformés en fumée. Et ce ne sont pas de petites sommes qui sont retirées au fonctionnement normal de l’économie pour être transformées en gaz brûlants : chacun peut trouver sur le net le coût d’un obus, d’une bombe, où de l’une de ces dix mille roquettes que le Hamas s’enorgueillit de posséder : c’est énorme, et c’est autant de moins pour les populations. (Il est vrai que leur maintien dans la misère fait partie de la stratégie…)
    Cela peut paraître une parenthèse au regard du fond de l’article, mais il est important que cela soit rappelé car la vision Keynésienne est en la matière la doxa journalistique la plus répandue, et il ne faut pas sembler la valider fût-ce une seconde.

    (*) Je laisse de côté la question du régime politique de l’Allemagne, qui n’est pas ici notre sujet. Au demeurant, comme toutes les dictatures, pour lesquelles l’aventure extérieure est un moyen de durer, la paix l’aurait sans doute fait tomber lui aussi, comme elle a fait tomber les restes du Stalinisme, et comme elle efface le souvenir des Khmers rouges.

  • « L’adage populaire veut qu’il n’y ait rien de mieux qu’une guerre pour relancer l’économie. »

    Notons plusieurs choses à ce propos :

    _ Le pillage de l’adversaire peut enrichir momentanément une économie mais c’est un jeu à somme négative, et il est très risqué.
    _ L’effet table rase peut avoir des côté positifs, mais même si on laissait l’État détruire des villes entières, autant le faire soi-même sur son propre territoire et sans sacrifier des millions d’hommes.
    _ Passer de un repas par jour à deux repas par jour, c’est une croissance économique de 100%, bien plus élevée donc qu’avant le conflit alors même que les gens avaient 3 repas par jour et un toit sur la tête (les 30 glorieuses ne sont donc pas si glorieuses).
    _ Chaque centimes, chaque gramme de cuivre ou de pétrole investit dans la guerre ne le sera pas ailleurs.
    _ Un bombe ne fait que détruire de la richesse, si l’économie était bloquée avant la guerre, les raisons ne sont pas à chercher du côté de l’excès de paix ou de commerce (pacifique par définition).
    _ La guerre endette les États, les les petits-enfants des soldats la payeront encore.
    _ La guerre peut permettre d’éliminer les concurrents (ce qui explique la sortie de crise américaine grâce à la WWII), mais la concurrence est un atout sur le long terme.
    _ La guerre peut apporter des innovations technologiques potentiellement utile au commerce, au même titre que la Shoah a permis des expérimentations médicales, je laisse à ceux qui justifie la fin par les moyens y réfléchir.

    En conclusion, même purement défensive et donc légitime, la guerre n’est jamais une bonne nouvelle, y compris sur le long terme.

  • Mauvais sujet et mauvaises références :
    Le budget militaire est comme une assurance. On paye pour ne pas avoir à s’en servir.
    Une assurance coute toujours trop cher.
    L’analyse Mission régalienne est erronée : la France d’Ancien Régime avait une armée de mercenaires, Suisses et Allemands principalement.
    Faire appel à Keynes sur le sujet est une plaisanterie.

    L’analyse économique sera toujours limitée par cet éternel dilemme : vaut-il mieux être vivant et pauvre ou riche et mort ?

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