Par Roseline Letteron.
Il est quelquefois utile de savoir de quoi on parle… quand on parle de libertés. Certains invoquent les « droits de l’homme », d’autres les « libertés publiques ». Ces formulations se retrouvent sur les couvertures des manuels et dans les titres des articles de presse, sans que leurs auteurs se donnent réellement la peine de les définir, tant elles semblent aller de soi.
Ces notions ne sont pourtant ni synonymes ni interchangeables, loin de là. Chacune d’entre elles reflète non seulement une idéologie mais aussi une méthode d’analyse qui lui sont propres.
Droits de l’homme, droit naturel
Les « droits de l’homme », si souvent invoqués, reposent évidemment sur le droit naturel, l’idée qu’il existe des droits attachés à la nature humaine. On sait qu’ils étaient déjà en germe dans Saint Thomas d’Aquin, qui affirme l’existence d’un droit antérieur à la formation de la structure étatique, un droit attaché à l’homme et créé par Dieu.
Ce fondement religieux de la notion de droits de l’homme a-t-il disparu aujourd’hui ? Sans doute pas, si l’on se souvient des propos tenus par Monseigneur Barbarin lors du débat sur le mariage pour tous : « Notre désir est que la loi n’entre pas dans des domaines qui dépassent sa compétence. Un parlement est là pour trouver du travail à tout le monde, pour s’occuper de la sécurité, de la santé ou de la paix. Mais un parlement, ce n’est pas Dieu le Père« . En clair, cela signifie que la loi de Dieu est supérieure à celle de l’État.
Peu à peu, le droit naturel va néanmoins perdre l’essentiel de sa dimension religieuse, qui ne subsiste aujourd’hui que chez une minorité de catholiques. Un droit naturel fondé sur la raison se développe dans un mouvement engagé par Grotius et Pufendorf, qui trouve son apogée dans la philosophie des Lumières. Il trouve sa traduction écrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cette dernière se propose, en effet, de constater l’existence de droits qu’elle ne crée pas, mais qui sont « inaliénables et sacrés« , précisément parce qu’ils sont intrinsèquement liés à la qualité humaine.
Aujourd’hui, le jusnaturalisme se présente à travers l’idée d’un universalisme des droits de l’homme, qui s’imposerait aux États. Les droits de l’homme sont alors invoqués dans une perspective militante qui présente une double facette, d’une part une dénonciation des violations dont ils sont l’objet, d’autre part une volonté de les affirmer, de les proclamer au plan universel par des déclarations solennelles ou des conventions internationales.
On comprend la séduction opérée par cette notion de « droits de l’homme ». Proclamer un droit supérieur aux États, reposant sur des valeurs universelles a quelque chose de gratifiant, et on aimerait y croire. Invoquant des « valeurs supérieures », les lycéens qui défilaient pour obtenir le retour de Léonarda n’étaient guère différents des veilleurs manifestant contre le mariage pour tous. Dans les deux cas, on se battait pour le respect de normes supérieures au droit de l’État, et dont chacun définit le contenu en fonction de ses convictions, religieuses ou non.
Le droit tel qu’il devrait être
La notion de « droits de l’homme » est donc aussi une méthode d’analyse du droit. Il ne s’agit pas, en effet, d’étudier le contenu du droit positif pour voir comment il pourrait être amélioré. Il s’agit plutôt de réfléchir sur le droit tel qu’il devrait être, dans un idéalisme juridique sympathique et généreux, mais totalement déconnecté du droit positif. Entre le Sein et le Sollen, distinction chère à Kelsen, les idéologues des droits de l’hommes ont choisi le Sollen.
Ce retour du jusnaturalisme n’est pas dangereux, en soi, mais ses conséquences peuvent être dangereuses au regard même des droits dont il veut assurer la promotion.
Le premier de ces effets pervers réside précisément dans cette déconnexion vis-à-vis du droit positif. La proclamation d’un droit est considérée comme plus importante que son effectivité. Peu importe que la Déclaration universelle des droits de l’homme ait la valeur d’une résolution de l’assemblée générale des Nations Unies et ne s’impose donc même pas aux États qui l’ont votée ! Peu importe aussi que la Convention sur les droits des femmes s’accompagne de réserves qui la vident de son contenu. L’Arabie Saoudite a signé le traité, mais elle affirme ainsi que « lorsqu’il y a incompatibilité entre l’une quelconque des dispositions de la Convention et les normes de droit islamique, le Royaume n’est pas tenu de respecter ladite disposition ». La norme est ainsi purement et simplement vidée de son contenu, et il ne reste plus qu’une fonction rhétorique visant à affirmer les droits des femmes sans être tenu de les respecter.
Le « noyau dur » du droit humanitaire
Le second problème se trouve dans l’étendue des droits ainsi proclamés. La conception jusnaturaliste des droits de l’homme repose sur l’idée qu’ils s’imposent parce qu’ils sont attachés à la personne humaine. La tentation est alors grande de privilégier le droit humanitaire, celui qui précisément protège l’intégrité physique de la personne. Mais ce droit humanitaire est un « noyau dur », un droit minimum qui s’applique à protéger l’individu en période de conflit. Les autres droits, les autres libertés, ne sont guère pris en considération. Souvenons nous que les législations anti-terroristes ont été votées après le 11 Septembre sans susciter la moindre protestation, alors même qu’elles autorisaient des investigations très poussées dans la vie privée des personnes. Quant au titulaire des droits, il n’est pas davantage pris en considération. Dans le droit humanitaire, l’individu est en effet l’objet du droit, puisqu’il est l’objet d’une contrainte qui pèse sur les belligérants, par exemple celle de ne pas tuer les populations civiles. Mais l’individu n’est pas sujet de droit, et il ne dispose d’aucun moyen juridique pour faire respecter ses droits.
Les droits du citoyen
Ceci nous conduit au troisième problème suscité par la notion de droits de l’homme. Invoquer les droits de l’homme, c’est aussi, implicitement, reléguer au second plan les « droits du citoyens », considérés comme obsolètes. À l’heure de la mondialisation, n’est-il pas anachronique de s’attacher à une vision étatique des droits et libertés ? Ces derniers ne doivent-ils pas transcender l’ordre juridique interne pour reposer sur des valeurs universelles ? Pour reprendre la formule du Professeur Serge Sur, les droits de l’homme sont « nomades ou véhiculaires« , à « vocation universelle et indépendants de tout ordre juridique déterminé« . En revanche, les droits du citoyen sont « vernaculaires, car fondés sur un lien particulier et substantiel avec l’État, et qui ne peut prospérer que dans son cadre« .
Le fait d’écarter les droits du citoyen au profit des droits de l’homme conduit à écarter en même temps la seule garantie efficace, celle de l’État et de son système judiciaire, au profit d’une foi dans des juridictions internationales dont l’efficacité n’est pas démontrée. On privilégie ainsi le rêve d’une justice internationale, au détriment d’une justice étatique qui fait moins rêver mais qui est en mesure de protéger effectivement les droits des personnes.
C’est précisément l’effectivité du droit que privilégie la notion ancienne de « liberté publique ». Une liberté est « publique » lorsqu’elle est encadrée par le droit, consacrée par une norme obligatoire, et garantie par un juge dotée de voies d’exécution. À l’idéalisme s’oppose ainsi le réalisme, et on observe qu’une loi de la IIIe République comme la loi de 1901 sur les associations, voire de la Ve république comme la loi Informatique et libertés de 1978 réussissent à créer des libertés nouvelles et en garantir la mise en œuvre. Tel n’est pas toujours les cas des grandes déclarations qui proclament des droits aussi universels qu’imprécis et dépourvus d’effectivité.
Considérée sous cet angle, la notion de « liberté publique » impose sa propre méthode d’analyse. Aux droits de l’homme vus de Saturne s’opposent les libertés envisagées dans un système juridique déterminé. À l’analyse du droit tel qu’il devrait être s’oppose celle du droit tel qu’il est avec ses incertitudes et ses imperfections qu’il convient de déceler, voire de dénoncer, pour susciter améliorations et progrès. Évidemment, la démarche est modeste, trop modeste diront ceux qui envisagent les droits de l’homme comme un combat médiatique, mais elle a au moins le mérite d’obtenir des résultats concrets.
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Sur le web.
Vous le savez bien, il y a confusion entre droit et morale, y compris chez les juges, lire Krynen sur le sujet.
La déclaration des droits de l’homme a ainsi semé le trouble car elle tente de faire accroire qu’une personne serait détentrice d’un droit naturel.
Ce qui aboutit aux dérives que vous citez en exemple, notamment toutes le transgressions de droit consécutives aux événements du 11 septembre 2001, ce que je nomme plus prosaïquement un droit et une justice de complaisance.
la regle de droit se distingue de la morale par ses caracteres obligaoires