En raison de ses choix méthodologiques, la macroéconomie moderne peine à éclairer les choix des politiques.
Par Vladimir Vodarevski.
Dans un précédent article, « L’économie qu’est que c’est ? », je m’interrogeais sur la qualité de science de cette discipline. En effet, avec la même méthodologie, les économistes parviennent à des résultats différents, essentiellement en raison des hypothèses de départ. L’économie aujourd’hui est dominée par la macroéconomie, la microéconomie devant donner des éléments pour nourrir les modèles macroéconomiques.
Le quotidien Les Échos a consacré le 26 juin 2013 une page entière à un article de Jean-Marc Vittori à propos d’Olivier Blanchard, le numéro 2 du FMI, et surtout un économiste largement reconnu. Ce dernier s’interroge également sur l’état de la science économique. Sur la macro-économie plus spécifiquement. En effet, en 2008, il avait écrit que l’état de la macroéconomie était « bon », la science ayant atteint un bon niveau, et surpassé la crise du keynésianisme des années 1970. Un moment maladroit pour une telle affirmation, veille de la crise.
Ce qui amène Olivier Blanchard à s’interroger. Notamment sur la manière d’intégrer les données issues de la microéconomie dans les modèles macroéconomiques. L’intérêt de l’article est d’illustrer assez bien les méthodes de la macroéconomie et ses interrogations actuelles. Cependant, il montre aussi qu’Olivier Blanchard n’a pas de gros doutes. En effet, il ne remet pas en cause son approche. Il ne remet pas en cause la macroéconomie. Pourtant, cette approche ne repose sur aucun argument scientifique. Plus globalement, il ne s’interroge pas sur la science économique. Or, il y a matière à le faire.
Blanchard défend la macroéconomie. La macroéconomie consiste à agir sur des agrégats pour provoquer la croissance. Elle agit notamment sur le crédit, par la politique monétaire. Elle étudie donc des données chiffrées, pour réaliser des modèles mathématiques. Elle utilise notamment les données de la microéconomie, qui, aujourd’hui, sert de recueil d’informations au niveau du terrain, c’est-à -dire des agents économiques, pour la macroéconomie.
La macroéconomie moderne est l’héritière de John Maynard Keynes, qui a remis la discipline au goût du jour. Cependant, la méthodologie remonte à William Stanley Jevons, Léon Walras, et à Alfred Marshall, John Maynard Keynes étant élogieux à l’égard de ce dernier. Même si Jevons, Walras et Marshall appartiennent au courant néoclassique, et non aux macroéconomistes keynésiens, c’est leur manière d’envisager l’économie qui a abouti à la macroéconomie actuelle. Les concepts de Keynes ayant été mathématisés en reprenant les méthodes néoclassiques, donnant le courant de la synthèse.
L’idée de Jevons, reprise par Alfred Marshall, est que l’économie comportant des données chiffrées, il faut étudier de façon mathématique ces données chiffrées. Cette idée correspond à une rupture dans la science économique. Depuis Smith, l’économie était une science humaine. Elle recherchait l’origine de la valeur par exemple. D’abord recherchée dans le travail, trois auteurs conceptualisent l’idée de valeur marginale. La valeur est considérée comme subjective, car chaque individu accorde une valeur spécifique à un produit, ou un service, en fonction de la nature du produit, et de son abondance ou de sa rareté. Que trois auteurs définissent indépendamment d’une façon semblable le concept de valeur montre qu’il y a une part de références communes dans leurs réflexions.
L’un de ces auteurs, Carl Menger, va continuer d’envisager l’économie comme une science humaine. Il est considéré comme le fondateur de l’école autrichienne. Les deux autres, William Stanley Jevons et Léon Walras, vont la mathématiser. Alfred Marshall se situe dans la lignée de l’école de Cambridge, de Jevons.
Ce n’est pas tant la mathématisation que l’objet d’étude qui est important. Avec Jevons, puis Marshall (Walras également mais je m’intéresse ici surtout à l’influence de Marshall, que Keynes tient comme une référence importante), puisqu’en économie il y a des données mesurables, ce sont ces données qu’il faut étudier.
Marshall est conscient que l’économie n’est pas comme l’astronomie. En observant les astres, il est possible d’établir le fonctionnement de différentes forces de l’univers, et ainsi de prévoir le mouvement de chaque astre, car les objets non vivants obéissent aux mêmes forces. Par contre, en économie, chacun a ses désirs propres. Cependant, Marshall considère que si un prix est déterminé par un grand nombre de transactions, pour un produit, ce prix est la mesure du désir pour ce produit. Ce qui ouvre la voie à la méthode qui sera celle de la macroéconomie : étudier de grands agrégats, au besoin faire appel à un niveau inférieur, ce que deviendra la microéconomie, mais toujours par des études statistiques, et en tirer des modélisations de l’économie.
Sauf que cette méthode n’a pas démontré scientifiquement sa viabilité. Déjà , le raisonnement d’Alfred Marshall est faux. Le prix n’est pas la mesure d’un désir pour un bien ou un service, il est le résultat d’un échange. Les désirs doivent s’adapter au réel. Je voudrais bien le dernier smartphone, mais pas au prix où il coûte. Son prix ne reflète pas mon désir, ou l’utilité que j’attache à ce produit. Marshall se place en fait en dehors du phénomène principal, l’échange. Parce qu’il ne considère que ce qui est mesurable.
Il y a aussi une contradiction entre la théorie de la valeur et le fait de considérer qu’un prix uniforme peut être la mesure du désir de chacun. C’est passer du subjectif vers l’objectif. Une objectivation de la notion de valeur, comme le souligne Jesùs Huerta De Soto dans L’économie autrichienne.
L’expérience montre par ailleurs que la méthode statistique, l’économétrie, permet d’expliquer le passé, et permet des prévisions, mais est incapable de prévoir les chocs et les grands changements. Ce qui est tout à fait logique, car elle est fondée sur les données du passé, forcément. La méthode économétrique appliquée à l’économie fait penser à l’historicisme, avec lequel Marshall semble avoir quelque affinité dans ses Principes d’économie politique.
Enfin, Ludwig von Mises, dans L’action Humaine, écrit que chacun peut trouver ce qu’il veut dans des statistiques. Ce qui est la première chose que nous apprennent les cours de statistiques d’ailleurs : la statistique est un construit. On n’y trouve que ce qu’on y cherche.
Par conséquent, il n’est pas démontré que l’économie puisse être fondée sur l’étude, forcément statistique, de données. Même les données microéconomique sont statistiques. Cette méthode confine même à l’historicisme, et ne peut que décrire le passé.
Soulignons qu’il ne s’agit pas ici de dénigrer les mathématiques. Les mathématiques ne sont qu’un outil. Il y a là une mauvaise utilisation des mathématiques. Mais peut-être y en a t-il de meilleure. N’étant pas mathématicien, et même si je suis dans la ligne de l’école autrichienne, je ne rejette pas les mathématiques pour le moment. Par exemple, le principe de maximisation de l’utilité, si on considère que l’utilité est subjective, est une bonne mathématisation du comportement économique. Cela ne fait pas avancer la réflexion, à mon avis, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une théorie qui a fait avancer les choses. Je pense en particulier à la théorie des jeux, que je ne connais pas suffisamment. Par contre, déclarer que l’étude statistique des données mesurables doit être le mode de fonctionnement de la science économique, c’est une mauvaise mathématisation.
Un autre aspect peu scientifique de la macroéconomie est son objet. Elle s’est développée dans le sillage de Keynes (qui n’était pas forcément d’accord avec cette mathématisation et cette systématisation de ses théories). Le but était de déterminer comment relancer au mieux l’économie par les grands agrégats, dépenses publiques, taux d’intérêt, masse monétaire, réglementation. Ce qui signifie que la macroéconomie était orientée. Ce qui n’est pas conforme à la rigueur scientifique. Une macroéconomie dissidente, dite classique, s’est par la suite développée, avec notamment Milton Friedman, et Robert E. Lucas. Mais elle n’a pu que constater l’échec de l’interventionnisme, sans proposer d’explication aux évolutions de l’économie. Robert E. Lucas s’en réfère à des chocs externes pour expliquer les cycles économiques par exemple.
L’échec de la macroéconomie, qui est l’approche dominante aujourd’hui, tandis que la microéconomie n’est qu’un outil pour la macro, s’explique par l’absence de fondement scientifique dans son approche. Appréhender l’économie uniquement par les données chiffrées des statistiques n’est pas une méthode dont la viabilité scientifique est démontrée. Et le postulat de base que les autorités ont le pouvoir de contrôler l’économie, parce que c’est un postulat, n’est pas scientifique non plus.
Le contraste avec l’école autrichienne permet de mieux comprendre l’absence de fondement scientifique de la macroéconomie actuelle. L’école autrichienne se fonde sur le subjectivisme. Comme Jevons et Walras, Carl Menger a considéré que la valeur était subjective. Cependant, alors que les deux autres courants du marginalisme s’éloignaient de ce concept, pour lui préférer l’étude des données mesurables, Carl Menger a adopté une logique plus rigoureuse. Puisque la valeur est subjective, l’économie doit en tenir compte. Ce qui s’appelle le subjectivisme.
À la suite de Carl Menger, Ludwig Von Mises, dans L’Action Humaine, a défini le champ de l’économie. L’économie est englobée dans la science de l’action humaine, que Mises nomme praxéologie, et elle est plus précisément la catallaxie, c’est-à -dire la science des échanges mutuels. On remarquera que l’école autrichienne se place au niveau de l’échange, justement laissé de côté par Marshall, qui n’en considère que les effets.
L’école autrichienne apporte une explication à la crise actuelle, avec sa théorie du malinvestissement. La stimulation monétaire entraîne de mauvais investissements ce qui finit par provoquer une crise. Ce qui a permis à Jesùs Huerta De Soto, dans Monnaie, crédit bancaire, et cycles économiques, de prédire la crise actuelle.
La comparaison entre la macroéconomie et l’école autrichienne permet de mettre en exergue des débats qui n’ont jamais été tranchés en économie. Or, c’est l’objet d’étude même qui n’est pas tranché. D’un côté, la macroéconomie, dont la pertinence scientifique de sa méthode scientifique n’a jamais été démontrée. De l’autre, l’école autrichienne, plus rigoureuse scientifiquement, mais minoritaire. Du côté de la macroéconomie, le postulat d’origine que les autorités, gouvernement, banque centrale, contrôlent l’économie en agissant sur les grands flux, les taux d’intérêt, le crédit, la masse monétaire, le budget de l’État. Du côté de l’école autrichienne, une approche économique plus neutre. Mais l’école autrichienne est double. C’est aussi une école philosophique qui défend la liberté. Un combat fort louable, chacun en conviendra, et que je soutiens. Cette défense de la liberté a des liens avec l’économie. En effet, puisque la valeur est subjective, le marché, ou la catallaxie, est une recherche permanente de compromis entre les aspirations de chacun. Cependant, la méthodologie n’est pas celle de l’économie. Ainsi, Murray Rothbard pose la liberté comme droit imprescriptible. L’État est un instrument de coercition. Donc, l’État n’a pas le droit d’être. Raisonnement logique, mais non économique.
Les questions politiques sont tellement liées à l’économie qu’elles semblent empêcher l’émergence d’une science économique pure. La macroéconomie a imposé l’État, au sens large, en comprenant la banque centrale, comme organisateur de l’économie. Et ceci sans justification rationnelle. Face à la montée des totalitarismes socialistes, que ce soit le marxisme ou le national-socialisme, les autrichiens, de culture germanique donc, comme Karl Marx et Adolf Hitler, s’inquiètent de la montée de ces totalitarismes, sujet qui les touche de près. Le débat a donc pris une tournure politique entre plus ou moins d’État. De même, la nouvelle macroéconomie classique prône l’inefficacité des politiques publiques, mais sans proposer une explication de la dynamique de l’économie, car elle reste dans le carcan de la macroéconomie. La majorité des politiciens, par intérêt, de même que les économistes financés par les États, prônent eux plus d’État.
Que nous sommes loin des interrogations, finalement très étriquées, d’Olivier Blanchard. Les débats éthiques, plus ou moins de liberté, se mélangeant aux débats économiques, les considérations sur les fondements de l’économie. Et l’intérêt des politiciens pousse à plus d’État, comme celui des économistes financés sur fonds publics. Telle est l’économie aujourd’hui. Un beau capharnaüm finalement. Et Olivier Blanchard n’en a qu’une vue très, très, très étriquée.
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Sur le web.
Notes :
« Ce qui est la première chose que nous apprennent les cours de statistiques d’ailleurs : la statistique est un construit. On n’y trouve que ce qu’on y cherche. »
C’est enseigné où ça ?
La phrase est maladroite mais je l’appuie totalement.
Je vais vous faire part de ma maigre expérience d’étudiant en statistiques.
Notre premier prof de stats nous disait justement en substance qu’il nous formait à devenir des « magiciens ». Que puisque les stats sont le pont entre l’abstraction mathématique et la contingence du concret et que c’est une science dont nous sommes les seuls détenteurs, les statisticiens sont un peu les « gourous » des chiffres, capables de lire dans un tableau comme un devin lirait dans des feuilles de thé.
Le propre des statistiques est justement de se munir d’une construction mathématique (abstraite) pour décrire un phénomène réel non déterministe (donc non régit par des lois mathématiques comme peuvent l’être les phénomènes physiques à l’échelle humaine).
Il y a dernière un fond théorique très sérieux mais on n’a cessé de nous répéter que tout cela n’est que du rafistolage. Nous faisons sens de choses qui n’en ont pas.
Quelque chose d’aussi simple que la description objective de la dispersion d’une distribution est strictement impossible. Les stats se contentent pour ce problème de chercher des indices capables de nous donner un aperçu d’une telle dispersion et de comparer les dispersions de différentes distributions. Comme les phénomènes naturels se comportent à l’infini comme une normale ou une loi en découlant, on a décidé que la formule de l’écart-type conviendrait bien. Mais cette grandeur écart-type ne correspond à aucune réalité comme pourrait l’être l’accélération d’un mobile. D’ailleurs, si l’envie me prend de choisir la médiane comme indice de dispersion, il se peut que je trouve des résultats complètements différents.
Pareillement, des tests statistiques n’ont de sens qu’au regard des hypothèses que l’on a arbitrairement fixé.
Les stats ne sont qu’une construction de l’esprit pour permettre à nos petits cerveaux, incapables d’assimiler dans la totalité l’ampleur des informations chiffrées, de comprendre avec nos mots ce qu’un malheureux tableau peut nous sortir.