Carl Menger est non seulement le fondateur de l’École autrichienne d’économie, mais aussi l’un des pionniers de la science économique moderne par la publication de son ouvrage classique, Principes d’économie politique, en 1871. Comme ses disciples qui lui succèderont, Carl Menger, né en 1840 dans l’Empire austro-hongrois, est à la fois un homme de pensée et d’action. Il a débuté sa carrière comme journaliste, avant d’être successivement employé dans un ministère, universitaire, tuteur du prince héritier de la couronne impériale, et conseiller économique du gouvernement autrichien. Parmi ses multiples contributions à la pensée économique, on peut en retenir trois.
La première, au début des années 1870, a marqué l’histoire de la science économique en raison d’une coïncidence remarquable : trois intellectuels vivant dans trois pays différents d’Europe et qui ne se connaissaient pas ont fait une découverte simultanée concernant la notion de valeur. Avec Menger, le Suisse Léon Walras et l’Anglais Stanley Jevons ont compris que la valeur d’un bien ne dépend pas de la quantité de travail qu’on a consacré à sa production, comme le soutenaient les économistes classiques de Smith à Marx, mais de l’utilité qu’attribuent les consommateurs à l’obtention d’une unité additionnelle de ce bien. C’est cette quantité additionnelle « à la marge » qui compte, et c’est pourquoi on a décrit cette découverte comme la « révolution marginaliste ».
La subjectivité de la théorie de la valeur
Parmi les trois découvreurs, Carl Menger est celui qui a le plus mis l’accent sur l’aspect subjectif de la théorie de la valeur. Elle permet de comprendre de nombreux phénomènes économiques auxquels nous sommes confrontés au quotidien. À partir d’un raisonnement en termes d’utilité marginale décroissante (plus je consomme d’un bien, moins je retire de l’utilité à la prochaine unité consommée), on peut ainsi expliquer pourquoi l’eau dans un désert aura un prix élevé, tandis qu’à côté d’une source où elle est abondante, le prix sera faible. La rareté contribue à expliquer la valeur.
Pour prendre un exemple contemporain, pourquoi le prix d’un déplacement avec le service Uber peut-il devenir soudainement plus élevé en l’espace de quelques minutes, alors que rien n’a changé dans le coût de production de ce service ? C’est tout simplement parce que dans certains contextes, par exemple lorsqu’il pleut, on retrouve soudainement plus de consommateurs prêts à payer davantage pour ce mode de transport parce qu’ils accordent une valeur plus grande à un déplacement additionnel. Cela fait grimper les prix, ce qui attire des conducteurs inoccupés prêts à profiter de cette demande. C’est ainsi que le marché tend vers une meilleure satisfaction des consommateurs lorsque les prix sont flexibles et reflètent mieux la valeur du bien.
La deuxième contribution originale de Menger est de nature méthodologique. Il s’opposait à l’école historique allemande qui considérait que l’on ne pouvait comprendre l’économie qu’en se basant sur l’histoire des faits. À l’inverse, selon l’Autrichien, on peut, à partir de la logique, déduire des lois générales pour comprendre les phénomènes économiques complexes. La théorie nous fournit les outils qui nous aident à mieux analyser les faits en les organisant de manière cohérente afin d’en déduire des lois plus générales.
Individualisme méthodologique
Pour comprendre la société et l’économie, il faut partir des actions individuelles en considérant que chacun cherche à maximiser son intérêt et à satisfaire ses besoins. Il pose ainsi les bases de l’individualisme méthodologique, qui n’est pas l’homo oeconomicus caricatural auquel on réduit trop souvent la science économique. Selon Menger et les économistes autrichiens, l’individu n’est pas omniscient et ne sait pas tout du futur. Il se trompe fréquemment et revoit ses anticipations constamment.
Menger était aussi un philosophe qui a réfléchi à la nature des institutions qui encadrent notre quotidien. Comment sont nées des institutions comme le langage, la monnaie ou la morale ? Contre ses adversaires de l’école historique allemande, Menger considère qu’elles ne doivent rien aux États ou au pouvoir politique centralisé, mais s’expliquent plutôt par l’émergence spontanée de conventions progressivement acceptées au sein de communautés.
Par exemple, concernant la monnaie, certains individus ont découvert que le troc n’était pas pratique pour échanger des biens qui n’avaient pas les mêmes caractéristiques. Ils ont perçu que certaines marchandises qui étaient plus échangeables que d’autres pouvaient servir d’intermédiaire dans les échanges. Cette convention a progressivement été acceptée jusqu’à ce qu’elle soit universellement répandue sans l’intervention d’une quelconque organisation centralisée.
Le lauréat Nobel d’économie Friedrich Hayek s’inscrit dans cette lignée avec sa théorie de l’ordre spontané : les institutions et les règles de droit naissent par un jeu d’essais et d’erreurs. Elles sont le fruit de l’action humaine, mais pas d’une volonté humaine planificatrice.
Les disciples de Carl Menger à Vienne, Eugen Böhm-Bawerk et Friedrich Wieser, ont continué à formaliser et développer son approche. Plusieurs autres générations d’économistes autrichiens ont depuis été formé, dont les plus connus sont Hayek et Ludwig Von Mises. L’école autrichienne fleurit de nos jours un peu partout dans le monde. Grâce à Menger, elle propose une vision originale de l’économie et de la société, et a encore de beaux jours devant elle.
Un article de l’Institut économique de Montréal initialement publié le 20 juin 2018.
Excellente introduction à l’école autrichienne d’économie qui mériterait de servir de support dans l’enseignement de l’économie au lycée et à l’université.
Dommage que la conclusion tourne en eau de boudin : « Elle propose une vision ORIGINALE de l’économie »… NON, elle décrit la réalité.