Règles de marché dans un camp de prisonniers

Un économiste, fait prisonnier pendant la seconde guerre mondiale, a constaté que les règles de marché sont universelles et spontanées

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Règles de marché dans un camp de prisonniers

Publié le 15 mai 2012
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Un économiste, fait prisonnier pendant la seconde guerre mondiale, a constaté que les règles de marché sont universelles et spontanées.

Par Tim Harford (*).

Robert A. Radford a eu, d’une certaine façon, une carrière parfaitement normale d’économiste. Il a étudié le sujet à Cambridge à la fin des années 30, avant que la guerre ne l’interrompe, et sa vie civile se déroula au Fonds Monétaire International. Mais il a aussi passé la moitié de la guerre dans un camp allemand de prisonniers de guerre, duquel il ressorti avec un article pour le journal LSE Economica.

Cet article, “Organisation économique d’un camp de prisonniers de guerre”, est un remarquable essai dans lequel Radford analyse les situations économiques qui se développèrent au cours de ces circonstances difficiles. Les étudiants devraient le lire pour en apprendre plus sur l’économie monétaire, et leurs professeurs devraient le lire pour apprendre à écrire. Radford, de son côté, pensait que son expérience représentait plus qu’un enseignement : « Le principal intérêt est sociologique. »

Tout d’abord, quelques mots sur les éléments économiques de base : les prisonniers recevaient des rations de la part des Allemands, mais la plupart s’en sortaient grâce aux paquets de nourriture et de cigarettes distribués par la Croix Rouge. Les paquets étaient standardisés, tous recevaient donc le même. Occasionnellement, la Croix Rouge disposait de surplus ou subissait des pénuries; dans ces cas, tout le monde les subissaient aussi.

La première observation sociologique de Radford fut qu’il n’y avait aucun principe de don dans le camp. Tout le monde partant avec la même chose, où aurait pu se situer l’intérêt ? En revanche, l’échange marchand s’est rapidement développé parce que si les prisonniers recevaient bien la même chose, cela ne signifiait pas pour autant qu’ils avaient tous les mêmes préférences – les Sikhs, par exemple, vendaient leur ration de bœuf et les Français cherchaient désespérément du café. En conséquence, les intermédiaires capables de parler Urdu ou de soudoyer un garde pour les laisser visiter les baraquements français avaient une chance de faire une petite « fortune » en biscuits ou en cigarettes. En de rare circonstances, l’économie interne du camp pouvait interagir avec celle du monde extérieur : des rations de café pouvaient alors passer au dessus des barbelés, pour être échangées à des prix élevés au marché noir de Munich.

La conclusion de Radford était que les principes du marché sont universels et spontanés, « une réponse aux besoins immédiats », plutôt qu’une tentative de reproduire la vie civile. Un de ces développements spontanés fut l’émergence d’une monnaie : la cigarette, à la fois facilement transférable et relativement homogène. Pas entièrement cependant, puisque les cigarettes pouvaient être discrètement allégées d’une partie de leur tabac en les faisant rouler délicatement entre les doigts. La loi de Gresham – « la mauvaise monnaie chasse la bonne » – s’appliqua d’ailleurs, les cigarettes les plus remplies servant pour fumer et les autres, utilisées comme monnaie, devenant plus fines à mesure qu’elles circulaient. Lorsque les livraisons de la Croix-Rouge étaient interrompues, la déflation prenait place et chaque cigarette achetait plus de biens.

Les prix se comportaient relativement sagement : l’arbitrage courant signifiait que les prix variaient peu dans un camp permanent. Le chaos des camps de transit, cependant, créait des opportunités de profit : « Des histoires circulaient sur un curé qui commença avec un petit morceau de fromage et cinq cigarettes et retourna à son lit avec un paquet complet, en plus de son fromage initial et de ses cigarettes; le marché était loin d’être parfait. »

Les prix relatifs évoluaient en réponse à des développements plus large – comme l’arrivée de nouveaux prisonniers de guerre affamés – et au jour le jour. Avec des rations de pain distribuées le lundi, le pain du dimanche soir s’échangeait avec une prime sur celui du lundi. Et oui, il y avait bien un marché des « futures ».

Tout ceci avait une grande importance. « La modestie de l’échelle des transactions et la simple expression de confort et de besoins en terme de cigarettes, jambons, lames de rasoirs et de papier à écrire rendent l’importance de ces besoins difficile à apprécier, même par un ex-prisonnier de trois mois » écrivait Radford. Son article a été écrit dans l’été 1945, en faisant référence à Mars et Avril, où les prix oscillaient violemment portés par les rumeurs et les pénuries. Le 12 avril, le camp fut libéré, et, d’après Radford, « tous les besoins purent alors être satisfaits sans effort »… Pensée de conclusion rassurante, après tout.

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Sur le web.

(*) Tim Harford est un économiste britannique, journaliste pour le Financial Times.

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  • On retrouve le même marché spontané dans les camps de réfugiés. Témoignage d’un neveu par alliance vietnamien et ancien boat people parqué pendant plusieurs années dans un camp de réfugié en Malaisie : le camp de plusieurs dizaines de milliers de réfugiés en attente d’un pays d’accueil avait spontanément ses boutiques, ses bars, ses salons de coiffures, ses écoles, ses produits de contrebandes (pommes australiennes, corned beef brésiliens, épices indiens) passés dans le camp par des marchands chinois, en plus du minimum vital fourni par l’UNHCR.
    Il y avait même des maisons closes parfaitement interdites mais florissantes. Les plus riches se payaient le service de ceux qui n’ont que leur travail à offrir, la monnaie d’échange étant un sous-multiple d’une once d’or. Tout cela s’auto-organisait sans qu’il y ait la moindre autorité pour faire des plans.

  • Dans un camp de prisonniers comme ailleurs, qu’il y ait troc ou commerce (le commerce s’entendant comme un échange dans lequel intervient la monnaie), les protagonistes d’un échange sont guidés par un principe naturel, universel et fondamental : Il s’agit pour l’un de donner le minimum de ce qu’il a à offrir contre le maximum de ce qu’il convoite chez l’autre (et vice versa). Le degré de satisfaction éprouvé par l’un et l’autre est leur profit ou bénéfice respectif. Celui qui a compris ça a tout compris.

  • Cet article vient appuyer l’étude de Hernando de Soto – le mystère du capital.

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