Taxe Tobin: immoralité, inefficacité et utopie

Une taxe Tobin, décriée par Tobin lui-même, est non seulement économiquement inefficace, mais aussi politiquement immorale

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James Tobin

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Taxe Tobin: immoralité, inefficacité et utopie

Publié le 21 juillet 2011
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À court d’idées face à la crise qui perdure, les politiques ressuscitent une ancienne utopie: la taxation des transactions financières. Suggérée initialement il y a 30 ans par James Tobin, pour les seules opérations de change, elle a été depuis lors reniée par son concepteur. Ceci n’empêche nullement la présidence française des G8 et G20 d’exhumer une nouvelle fois cette idée, et ce papier analyse les conséquences qu’aurait cette nouvelle entrave à la libre circulation des capitaux. Cet examen conduit à penser que non seulement cette taxe produirait des résultats contraires aux intentions originales de Tobin, mais aussi qu’elle servirait d’alibi pour le refus de réformes essentielles en termes de gouvernance et de supervision des institutions financières.

Charles De Smet (*), Institut Hayek

 

Introduction

Lors d’une conférence de presse le 24 janvier, le président français ressuscitait un serpent de mer : un projet de taxe sur les transactions financières, qui va fêter prochainement son trentième anniversaire (1). Mr Sarkozy se propose de mettre ce point à l’ordre du jour des réunions des G20 et G8 que présidera la France en 2011.

Avant d’analyser le bien-fondé de cette taxe, sa faisabilité et son efficacité, il faut d’abord souligner que Mr Sarkozy lui trouvait une qualité pour le moins surprenante : sa moralité. Ce serait donc la première taxe morale de toute l’histoire de l’humanité. Jamais, en effet, jusqu’à aujourd’hui, aucun État (2) n’a réussi à imposer un prélèvement qui soit moral.

Pour que cela fût le cas, il eût fallu en effet :

  • que celui qui paie l’impôt y consente librement, et ait la possibilité de refuser ;
  • que cet impôt soit affecté à des dépenses approuvées par celui qui le paie, et qu’il puisse vérifier ;
  • que les biens ou les services fournis par les moyens ainsi prélevés ne puissent être fournis à de meilleures conditions par le secteur privé.

Selon ces critères (consentement, affectation, efficacité), aucune taxe n’a jamais été morale. Tout prélèvement de l’État ou d’une puissance publique quelconque est, au contraire, plus ou moins immoral, puisque, à des degrés divers, il est effectué sous la contrainte, détourné de son but, ou utilisé par un monopole. Selon la méthode qui sera utilisée, la taxe sera donc soit un vol avec menaces, soit un détournement de fonds, soit une concurrence déloyale.

 

Le concept initial

Les raisons originales données par James Tobin pour proposer cette taxe étaient de contrer le développement de marchés de change dans le nouvel environnement créé par des taux de change flottants. Il fallait, selon son expression, reprise dans plusieurs de ses articles, « jeter du sable dans les rouages de circuits financiers super-efficients » (3). Il ne cachait pas que son but était de défendre l’autonomie des politiques monétaires des États, et de les mettre à l’abri des pressions des marchés. Ceux-ci n’attaquant que les politiques les plus incompétentes, les plus excessives et les moins crédibles, et évitant de s’attaquer à des politiques efficaces, il s’agissait donc de permettre aux États les moins viables de poursuivre la destruction de leurs économies à l’abri de barrières protectrices.

En effet, les pressions des marchés s’exercent sur les pays où les projections des indicateurs dits fondamentaux (déficit budgétaire, balance des paiements, stabilité politique, taux de croissance, dette extérieure, taux de change, masses monétaires, etc. ) annoncent une dégradation possible de la situation économique. Selon Tobin, la liberté de mouvement des capitaux était la cause de ce qu’il appelait la volatilité des marchés. Les réactions des marchés sont donc – en principe – rationnelles et efficaces: dans le cas contraire, il n’y aurait aucune raison de « jeter du sable dans leurs rouages » !

 

Les objectifs de la taxe

Selon Tobin, les trois objectifs de la taxe auraient été de :

  1. Créer de l’espace pour la conduite d’une politique de taux d’intérêt (et plus largement une politique monétaire) nationale à l’abri des attaques contestant cette politique. La question est de savoir si ce n’est pas une politique inefficace ou nuisible qui attire les spéculateurs, persuadés que cette politique n’est pas tenable. À titre d’exemple, ce n’est pas le carry trade (emprunter à taux bas pour investir sur un autre marché à taux plus élevé) qui a contraint le Japon à réduire son taux d’intérêt à zéro, mais c’est au contraire cette décision politique qui a provoqué la réaction des marchés. C’est donc bien la politique monétaire qui entraîne la spéculation, et non la spéculation qui agit sur la politique.
  2. Forcer les spéculateurs sur actions et emprunts à se concentrer sur le long terme (4). Sur ce point, Tobin lui-même admet que les spéculateurs vont se concentrer sur les plus grandes disparités, présentant les plus grandes perspectives de profit. Le résultat sera donc de concentrer les moyens contre les politiques les plus fragiles.
  3. Permettre une plus grande autonomie aux banques centrales et aux gouvernements de poursuivre leurs objectifs spécifiques et de continuer à entretenir leurs institutions propres. Cet argument équivaut à recommander la protection des institutions les plus inefficaces, et les politiques les plus mal conçues. Les attaques spéculatives sur les devises du sud-est asiatique en 1997 se sont largement concentrées sur les économies les plus fragilisées par des politiques inadaptées, des monnaies surévaluées, un taux d’épargne intérieur faible, des déficits croissants et des réserves insuffisantes. Les « spéculateurs » ont soigneusement évité de s’attaquer à des pays dont les fondamentaux étaient sains.

 

Le taux de la prédation

Le taux de la taxe proposée a varié dans les suggestions de James Tobin lui-même. Dans le second document cité, il suggère un taux de 1 % (5). Plus tard, il proposera 0,25 % (6) ou 0,20 % (7) Aujourd’hui, les adeptes de cette taxe recommandent des taux qui varient de 0,01 % (8) à 0,05 % (9)

Dans la proposition française, le taux devrait être revu périodiquement, en fonction des réactions des marchés, mais surtout du volume des recettes produites par la taxe elle-même. Il serait modifié périodiquement par la nouvelle agence à l’intérieur de limites qui lui seraient prescrites.

Sans consensus sur le taux, il est difficile d’évaluer le rendement potentiel de cette taxe, d’autant que, plus elle sera élevée, plus la base taxable sera réduite, un taux élevé éliminant les transactions aux marges potentielles les plus faibles. Afin de fixer les idées, si cette taxe est effectivement perçue au taux de 1 % sur l’ensemble des transferts internationaux, estimés à 1500 milliards de dollars par jour, elle produirait sur ce volume des recettes de 3750 milliards, soit une fois et demie le PIB annuel d’un pays comme la France !

Mais il est manifeste qu’à ce taux, la base taxable disparaîtrait, et la taxe ne rapporterait rien. Au taux de 0,01 %, les recettes seraient de 37,5 milliards de dollars par an, soit l’équivalent des déboursements sur prêts effectués par la Banque Mondiale, en moyenne, ces dernières années.

 

L’assiette du prélèvement

La taxe, telle que proposée par Tobin lui-même, a varié dans son assiette. Dans un article, il suggère de l’appliquer sur tous les achats d’instruments financiers libellés dans une autre devise que celle de son pays de résidence (10). Dans ce même paragraphe, il poursuit cependant en spécifiant que c’est le pays de résidence du vendeur qui déterminera l’obligation de payer la taxe. Qu’en sera-t-il dès lors de la vente de produits financiers entre deux résidents d’un même pays, mais dans la monnaie d’un pays tiers ? Pour échapper à la taxe, il suffirait d’effectuer dès lors la transaction dans la monnaie des deux parties, la monnaie tierce ne servant que de mesure.

Dans un article ultérieur, Tobin ne parle cette fois que de l’appliquer aux opérations de change (qu’elles soient au comptant, à terme, ou swap) (11). Il est permis de penser qu’il aurait inclus également les produits dérivés, dont le développement est postérieur à sa proposition initiale. Dans cette dernière hypothèse toutefois, la taxation devrait être appliquée à des opérations souvent purement virtuelles, et qui n’impliquent pas nécessairement des transferts de fonds.

Dans sa proposition d’appliquer sa taxe aux opérations de change uniquement, Tobin réduit l’assiette aux opérations de change au détail, et exempte les transactions entre banques centrales. Ce devrait sans doute aussi être le cas des opérations entre gouvernements et, pourquoi pas, entre sociétés publiques, administrations internationales, organisations caritatives, etc., et ceci qu’il s’agisse de transactions entre elles, mais aussi d’opérations entre celles-ci et le public.

D’autres institutions devraient également être exclues, qu’il s’agisse du FMI ou de la Banque mondiale (et, sans doute là aussi des opérations de ces institutions avec des tiers). La Banque mondiale, par exemple, dispose d’un volume de liquidités correspondant au montant estimé de ses futurs déboursements sur une période de trois ans. Ces liquidités sont investies dans des produits financiers à court terme, constamment renouvelés. Il serait difficilement concevable que la Banque ait à s’acquitter d’une taxe à chaque renouvellement, mais qu’en est-il des contreparties traitant avec la Banque ? Ceci serait d’autant plus absurde que Tobin propose que le produit de la taxe soit versé à cette même Banque mondiale.

Enfin, Tobin formulait ses premières suggestions à une époque où les moyens de communication étaient encore lents et onéreux. Il pensait donc qu’il serait difficile d’établir des centres off-shore permettant de compenser les opérations et donc d’éluder la taxe. Cette restriction est levée aujourd’hui, et il devrait être relativement aisé de mettre en place des mécanismes institutionnels et techniques permettant de réduire les transferts entre parties au seul solde net de toutes les opérations. Mais ceci représente en soi un danger bien plus grand que la situation prévalant actuellement.

Pour l’Europe, la différence entre la perception sur tout transfert, et la taxation des opérations de change exclusivement n’est pas anodine. En effet, dans le premier cas, tout transfert dans la zone euro serait taxé, tandis que, dans le second cas, seules les opérations de change seraient assujetties.

 

Le percepteur et le bénéficiaire

Dans la proposition de Tobin, la taxe devrait être prélevée par les grandes banques, sous le contrôle de leurs gouvernements respectifs.

Dans le cas de pays pauvres, Tobin suggère de les autoriser à conserver les recettes de la taxe. Cette proposition, compréhensible dans son intention, est moins défendable lorsque l’on sait que les pays pauvres sont parfois –souvent– des États faillis, et que les institutions y sont inefficaces et corrompues, deux caractéristiques qui sont souvent la cause de la pauvreté elle-même. Faut-il en effet souhaiter que les gouvernements de pays comme la Somalie ou le Zimbabwe puissent taxer les transactions de leurs citoyens ? Souvent d’ailleurs, ceux-ci n’ont d’autre alternative que d’effectuer leurs transactions – et de placer leur épargne – dans des devises étrangères.

Le produit de la taxe serait géré soit par une institution existante (Banque mondiale et FMI dans la version Tobin (12)), soit par les gouvernements eux-mêmes dans la version franco-colbertiste. Cette seconde solution devrait bien entendu prévaloir, à mesure que les vieux États européens verront les coûts du vieillissement s’ajouter aux déficits chroniques.

Si au contraire l’intention de Tobin est conservée, il est encore nécessaire de s’assurer que la Banque mondiale, et surtout son rôle et ses capacités, sont bien compatibles avec l’utilisation des fonds récoltés. Le montant attendu de la taxe serait supérieur au volume actuel de déboursements de l’institution (13). Mais la Banque se cherche un nouveau rôle (14) : avant la crise, pendant plusieurs années, le montant de ses déboursements était inférieur aux remboursements des emprunteurs. Sa contribution au flux des capitaux vers les pays emprunteurs était donc négative.

Il convient donc de s’assurer que l’institution serait bien à même de faire face à un nouveau doublement de son activité, après que la crise ait déjà triplé le montant de ses interventions.

L’utilisation de la Banque par les pays industrialisés n’est pas sans péril. En effet, ces pays, actionnaires de la Banque, n’ont libéré qu’une partie du capital souscrit: la différence, appelable en cas de difficulté, sert en quelque sorte de caution aux emprunts effectués par la Banque sur les marchés (15).

 

Les composantes d’une opération de change

Pour être à même de taxer une opération de change, il est d’abord nécessaire de l’identifier.

Tobin n’était pas familiarisé avec les opérations bancaires dans leurs aspects pratiques. L’eusse-t-il été, il eût pu se rendre compte qu’une opération de change se décompose, dans sa forme la plus simple, en deux transferts, qui ne se distinguent pas, par exemple, de deux virements pour achats de marchandises.

Supposons que la banque A, située dans la zone euro, vende des euros pour acheter des dollars à la banque X, située aux États-Unis. Dans le cas le plus simple, la banque A est titulaire d’un compte en dollars auprès de la banque X, et la banque X dispose d’un compte en euros auprès de la banque A. Les conditions de la vente une fois conclues, A crédite X auprès d’elle-même, et X crédite A dans ses livres. Les opérations sur les comptes n’indiquent en rien qu’il s’agisse d’une opération de change.

Pour s’emparer d’une taxe, il faudrait donc que celle-ci soit prélevée sur tous les virements effectués sur les comptes d’une banque étrangère. Elle ne viserait donc plus seulement les seules opérations de change, mais tous les transferts en faveur de non-résidents.

En supposant que A n’ait pas de compte chez X, mais chez Y, et que X ait un compte chez B, et non chez A, l’opération implique quatre opérations au lieu de deux, et il est à craindre que la taxe ne soit prélevée quatre fois sur une seule transaction.

Pour les opérations à terme, il serait impossible de distinguer entre la couverture d’une opération légitime (un industriel conclut un achat à terme de devises destinées à couvrir ses achats de matières premières) ou une opération spéculative (un fonds de placement vend à terme des dollars qu’il ne détient pas, en échange d’euros dont il n’a pas besoin, dans le seul espoir que le cours de l’euro aura augmenté à l’échéance du contrat). Le plus souvent, la spéculation porte sur des options d’acheter (une devise, des bons du Trésor, des actions) mais sans intention de prendre livraison. A l’échéance, si le cours est plus élevé, l’option est levée et l’actif immédiatement revendu. Dans le cas contraire, le montant payé pour l’option est perdu.

Il est impossible de distinguer entre des couvertures légitimes et des paris spéculatifs. Et pourtant, ce sont bien ces derniers qui augmentent la volatilité des marchés, ce que Tobin cherchait précisément à réduire en proposant sa taxe. Les opérations spéculatives n’ayant aucune contrepartie réelle, elles pourraient parfaitement être dissimulées. Les opérations réelles, quant à elles, seraient donc les seules à être grevées de la taxe, ce qui serait exactement le contraire des intentions.

 

Une taxe pleine d’écueils

Tobin lui-même admettait que les banques soumises à cette taxe chercheraient à s’y soustraire en relocalisant leurs opérations. En fait, le véritable danger est la compensation des opérations, comme nous l’avons vu.

Un aspect négatif bien plus important consiste dans une affectation des produits de l’épargne moins efficace. Tobin lui-même écrit que la mobilité des capitaux a pour effet de mobiliser des fonds dans des régions à excédents d’épargne, et à les diriger vers des régions avec une production marginale élevée du capital (16).

Supprimer cette mobilité signifie donc un gaspillage des ressources (épargne) et du potentiel (investissement), donc une baisse du niveau de vie, et une mauvaise allocation des ressources.

Faute d’investissements dans des pays additionnant forte natalité, mauvaise gouvernance et faibles investissements, ces États engendrent une migration massive vers les pays à forte épargne. Ne serait-il pas bien plus rationnel de favoriser – au lieu de contrer – les transferts de capitaux vers les pays d’origine des migrants, pour y créer des possibilités d’emploi ? Bien entendu, un préalable serait d’y améliorer l’efficacité et l’intégrité de la gouvernance, dont les manquements ne seraient pas éliminés par de simples transferts financiers, que ce soient des investissements privés ou le produit de taxes.

Il est enfin illogique de prétendre que cette taxe devrait contribuer (en la canalisant par l’intermédiaire de la Banque mondiale) au développement des pays les moins favorisés, tout en réduisant, par cette même taxe, les transferts qui cherchent précisément à atteindre le même but.

Pour les investissements existants, la taxation des opérations financières devrait provoquer la création de circuits parallèles, qui vont servir de centres de compensation des créances et des dettes, ne laissant apparaître dans les transactions officielles que les soldes nets. Ceci représente un danger important, car la défaillance de l’un des participants de régler le solde net entraînerait le détricotage de l’ensemble des opérations (17).

 

La Banque mondiale : une expérience

Dans les années 1980, l’auteur de cet article dirigeait l’unité chargée des opérations de déboursements sur prêts à la Trésorerie de la Banque mondiale.

À cette époque, et aujourd’hui encore, la Banque emprunte sur les marchés financiers où les taux d’intérêts sont bas, échange les devises bon marché pour les devises dans lesquelles les fonds sont déboursés (18), principalement le dollar américain. Le total annuel de ces déboursements représentait 13 milliards de dollars à cette époque.

Les achats de dollars s’effectuant auprès de la Réserve fédérale américaine, et le volume ne représentant qu’une infime fraction des centaines de milliards traités en une journée par la Fed, ces transactions ne posaient généralement aucun problème. Il arrivait cependant à l’occasion que les achats de la Banque soient plus importants. Ces jours-là, la Fed demandait à scinder la transaction, pour faciliter son absorption par le marché.

L’explication fournie était logique : une vente ferme affecte le marché de manière bien plus déterminante que les centaines de milliards des spéculateurs qui achètent et cèdent pour bénéficier de différences minimales, mais non pour conserver les devises acquises.

Par cet exemple, il est clair qu’une taxe, aussi minime soit-elle, fera vraisemblablement disparaître les opérations d’arbitrage, et ne sera plus prélevée que sur les ventes fermes, contreparties d’opérations dans l’économie réelle, c’est-à-dire d’achats de biens et de services.

 

Une contre-proposition

La taxe Tobin cherchait à réduire la volatilité des marchés, et à mettre à l’abri de ces marchés les politiques budgétaires et monétaires des États. C’était, au moins implicitement, reconnaître que ce sont ces politiques, lorsqu’elles sont mal conçues, qui attirent la spéculation, et sont donc la cause de cette volatilité. Après tout, si George Soros a pu construire une fortune en pariant contre la livre sterling (19), c’est uniquement parce que la Grande-Bretagne cherchait à soutenir une parité irréaliste.

Ce sont donc ces déséquilibres qu’il convient d’éliminer. Ils peuvent être provoqués par une politique monétaire laxiste : c’est le cas au Japon, où la banque centrale, malgré un taux proche de zéro, ne parvient pas à relancer durablement l’économie. C’est aussi le cas aux États-Unis, où le taux d’intérêt réel est même négatif, et le marché inondé de liquidités qui ne trouvent pas à s’employer dans des investissements productifs. C’est également le cas de pays qui fixent arbitrairement la parité de leur monnaie à un niveau inférieur (Chine) ou supérieur (Argentine, Venezuela) à celui que fixeraient les marchés en l’absence d’intervention. C’est enfin le cas lorsque les banques centrales tolèrent l’apparition de bulles spéculatives financées, non par un transfert de ressources en provenance d’autres secteurs économiques, mais par une augmentation brutale des crédits.

Le rôle des institutions de supervision est à remettre au cœur du système de contrôle. Spéculer est parfaitement légitime lorsque les mises sont réelles. Lorsque la spéculation utilise des moyens empruntés (parfois même fournis par les institutions contre lesquelles la spéculation s’exerce), les superviseurs peuvent parfaitement freiner la spéculation en tarissant les sources qui l’alimentent.

Pour cela, il faudrait bien évidemment que les bureaucraties ne cherchent pas à passer outre aux décisions des organes de supervision : la débâcle provoquée par l’achat de la banque néerlandaise ABN-Amro par un consortium composé notamment de la banque belge Fortis aurait pu être évitée : la commission bancaire belge avait émis un avis défavorable, et il était évident pour tous que la banque belge n’avait ni les moyens ni la stratégie, ni les compétences pour cette opération.

Il faudrait également que ces mêmes organes de supervision imposent aux banques une couverture minimum de leurs risques, basée sur la nature des contreparties. Dans l’immobilier, certains pays ont toléré l’octroi de crédits pour des montants supérieurs à la valeur de l’achat, anticipant et alimentant les bulles. D’autres, au contraire, ont limité le financement à une part maximum de la valeur du bien (75 % par exemple). Dans ces derniers pays, aucune bulle immobilière n’a pu se développer.

Enfin, puisque le rôle de la Banque mondiale a été évoqué dans l’utilisation du produit de la taxe Tobin, si celle-ci est un jour instaurée, il serait souhaitable que la Banque se concentre sur l’amélioration de la gouvernance des États, et non plus sur les balances de paiements, les restructurations sectorielles ou les projets d’infrastructure. Pour cela, des changements profonds dans les compétences de la Banque sont requises, puisque ce type d’intervention, classé dans la catégorie gouvernance publique ne représentait que 10 % du portefeuille de la Banque en 2010.

En améliorant la gouvernance des États, la Banque serait bien plus efficace et aurait besoin de bien moins de moyens. La nécessité d’intervenir en amont, dans la gestion même des États, est d’autant plus évidente que les récentes expressions de mécontentement des populations, notamment au Maghreb, ne portaient pas sur le manque d’infrastructures ou d’écoles, mais bien au contraire sur les compétences, l’intégrité, et la responsabilisation de leurs gouvernements.

La Banque pourrait utilement mesurer les résultats de son action non au volume des fonds engagés, mais à la progression des États dans des classements tels que celui établi par la Fondation Héritage (Indice de Liberté Economique) ou son propre classement (les Indicateurs de Gouvernance). Personne ne peut raisonnablement soutenir la thèse que la Banque se contente de financer des infrastructures dans des États qu’elle relègue elle-même au bas de son propre classement, et qui sont aussi, bien évidemment, les États les plus pauvres (20).

 

Conclusions

La Taxe Tobin apparaît bien comme inadéquate comme moyen d’atteindre le seul but que le concepteur de cette taxe avait imaginé, à savoir « jeter du sable dans les rouages des marchés hyper-efficients ».

C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle avait abouti une étude du Parlement européen (21). Pour lutter contre la spéculation, il est donc infiniment plus efficace de mettre fin aux déséquilibres et aux inefficacités des politiques publiques qui attisent cette spéculation, attirées par les profits potentiels que la faillite inévitable de ces gestions ne manqueront pas de leur procurer. Parmi ces politiques erronées figurent en premier lieu les émissions massives de monnaie et les taux d’intérêts négatifs, par lesquels les institutions publiques fournissent à la spéculation non seulement les raisons, mais aussi les moyens de parier sur l’échec des politiques publiques.

À notre sens, si elle est appliquée, la taxe aura même les effets contraires aux buts poursuivis : la spéculation se concentrera sur les situations les plus indéfendables, et donc le potentiel de profits les plus élevés. Pour les pays les plus faibles, et les moins bien gouvernés, les conséquences d’un ajustement seront donc plus dramatiques.

Le paradoxe de cette taxe est également que, plus grand sera son succès dans l’éradication des arbitrages, plus faible sera l’assiette sur laquelle elle sera prélevée. De plus, les arbitrages ne se feront plus progressivement dès l’apparition de disparités, mais auront immanquablement tendance à se concentrer sur les déséquilibres les plus importants, augmentant considérablement la volatilité, et le coût des ajustements.

Si le but de la taxe n’est plus que de détourner des ressources vers le financement du développement, cette affectation rencontrera les mêmes obstacles que les pratiques passées. Pour que ces ressources soient efficacement employées, elles doivent au préalable être consacrées à l’amélioration de la qualité des gouvernances : les institutions doivent être efficaces, démocratiques et intégrées dans la culture des pays récipiendaires.

Au cours d’une carrière consacrée au développement des institutions dans les pays émergents (et dans des États faillis), l’auteur de cet article a eu l’occasion de mener des missions d’étude dans la région de Kasserine, d’où est parti le mouvement de contestation tunisien, qui pourrait se propager dans le Maghreb.

Deux types de projets utilisaient deux canaux institutionnels différents : l’un bureaucratique, l’autre basé sur la mobilisation des énergies individuelles et la gestion du projet par ses bénéficiaires. Le premier projet présentait des bénéfices limités pour des investissements considérables. Le second, malgré des moyens limités, était victime de son succès : d’autres communautés jalousaient la réussite.

En guise de conclusion, nous laisserons d’abord la parole à celui qui, bien malgré lui, a légué son nom à cette taxe que Mr Sarkozy veut maintenant remettre au menu des banquets des G8 et G20:

« J’estime être aujourd’hui mal compris. J’estime aussi qu’on s’est abusivement servi de mon nom pour des priorités qui ne sont pas les miennes. La taxe Tobin n’est en rien un tremplin pour les réformes dont ces gens veulent. Mais que faire? […] Leurs intentions sont bonnes, j’imagine, mais les propositions qu’ils font manquent de réflexion. » (22)

Malgré ce manque de réflexion, cela n’a pas empêché Mr Sarkozy de réitérer sa proposition à Davos le 27 janvier 2011, en motivant sa proposition par la nécessité de trouver des financements alternatifs pour le tiers monde. Le président français n’hésite pas à agiter la menace de pays qui n’ont ni nourriture ni emploi, ni soins. C’est oublier l’Histoire : ces peuples avaient tout cela avant la décolonisation, et les forces destructrices des régimes despotiques en action depuis lors, de l’Algérie au Zimbabwe, de l’Afghanistan à l’ex-Zaïre, sont irrépressibles, à moins que des mécanismes démocratiques et efficients ne soient remis en place.

Face aux forces cataclysmiques en présence, la proposition d’une taxe au rendement douteux paraît bien dérisoire. Mais l’objectif n’est pas de résoudre les problèmes de développement, ni d’ensabler les marchés, comme le voulait Tobin, mais de grappiller des votes. Proposer une telle taxe séduira sans nul doute les électeurs d’extrême droite, par ses relents protectionnistes, les électeurs de la gauche traditionnelle, par sa critique des marchés, et enfin les activistes d’extrême gauche, par sa spoliation des prétendument riches.

Face à ce qui n’est qu’une manœuvre de politique interne, visant à séduire simultanément différents groupes d’intérêts, le dernier mot reviendra à Hayek :

« La nécessité politique de consentir à ce que réclament les grands groupes [d’électeurs] conduit à la dégénérescence et à la destruction de toute moralité publique. » (23)

Une taxe Tobin, décriée par Tobin lui-même, est donc non seulement économiquement inefficace: elle est aussi politiquement immorale.

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(*) A propos de l’auteur

Diplômé en sciences économiques de l’Université de Louvain, M. De Smet a poursuivi une carrière à l’étranger, d’abord en Afrique, puis aux États-Unis, comme cadre de la Banque Mondiale. Il a ensuite conseillé des gouvernements et des banques centrales en Asie, en Europe de l’Est et dans les Balkans. Dans le cadre de ses nombreuses missions, il a assisté des pays en transition à mettre en place un environnement institutionnel et législatif plus favorable au développement de l’entreprise privée, et à réformer les institutions financières.

M. De Smet est associé scientifique de l’Institut Hayek depuis 2007.

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NOTES

1 Cette taxe, proposée par l’économiste américain James Tobin dès 1971, était suggérée dans le contexte bien particulier de l’effondrement du système dit de Bretton Woods, basé sur la convertibilité du dollar en or, et qui a pris fin lorsque les Etats-Unis supprimèrent cette convertibilité le 15 août 1971. Mr Tobin donne quelques détails sur sa proposition dans trois articles:

« The New Economics a Decade Older », Princeton University Press, 1974
« A Proposal for International Monetary Reform », Eastern Economic Journal, 1978
« A Currency Transactions Tax, Why and How », Open Economics Review, 1996

2 Le terme « état », sans majuscule, est employé pour désigner un groupe d’individus qui dispose du monopole de la contrainte pour imposer sa volonté à un autre groupe, dans des buts déclarés communs par le groupe dominant.

3 Tobin, 1978, page 4; Tobin, 1996, page 65, etc.

4 Tobin, 1996, page 66

5 Tobin, 1978, p. 6.

6 Tobin, 1996, p.65

7 Tobin, 1996, p.66.

8 Christine Lagarde, Ministre des Finances, citée par Le Monde, 27 janvier 2011.

9 Oxfam France et Attac, cités dans l’article du Monde, précité.

10 Tobin, 1978, page 14.

11 Tobin, 1996, page 67.

12 Tobin, 1978, page 14 et 1996, pages 66-67.

13 Jusqu’en 2008, le volume des déboursements bruts avoisinait les 20 milliards par an. La crise a soudain accéléré l’activité: en 2010, le total des déboursements représentait 40 milliards (26 milliards après déduction des remboursements des emprunteurs).

14 Il est ironique de lire aujourd’hui la conclusion d’un livre co-écrit par l’ancienne présidente d’Attac, les plus farouches promoteurs de la taxe Tobin, sur la Banque et sa quête d’une nouvelle « mission »: « C’est précisément le caractère vague du concept de développement et le grand nombre de candidats qui espèrent y parvenir, qui légitiment les fonctions de la Banque, justifient son existence et expliquent son pouvoir. […] Aussi longtemps que l’on cherchera le salut là où il ne peut être trouvé, la Banque Mondiale trouvera pour elle-même un rôle et une mission » Susan George et Fabrizio Sabelli, « Faith and Credit: The World Bank’s Secular Empire », Penguin Books, 1994, page 251 (traduction personnelle).

15 La dernière augmentation de capital porterait sur 86,2 milliards de $, dont seulement 5,1 milliards serait libéré, le reste étant un engagement – non couvert – des états actionnaires.

16 Tobin, 1978, page 4.

17 Dans les années 1980, une défaillance similaire était apparue à la fin d’une journée dans le système de compensation de la Réserve Fédérale Américaine, lorsque l’une des banques participantes n’avait pu honorer son solde net. Pour éviter l’annulation de toutes les transactions de la journée, la Fed n’avait eu d’autre option que de consentir une avance à la banque défaillante, une opération non autorisée à l’époque.

18 Il s’agissait là d’une forme de « carry trade » avant la lettre. Il est à noter que certains « spéculateurs » tant décriés ne font pas autre chose lorsqu’ils empruntent en yen japonais (à un taux proche de zéro) pour investir en dollars australiens (à 6%). Les responsables de cette situation ne sont certes pas les spéculateurs, mais la banque centrale Japonaise qui préfère maintenir en vie un système bancaire lesté de prêts à des entreprises moribondes depuis plus de dix ans.

19 Ce pari a été lancé avec des fonds empruntés en livre sterling: Soros a donc utilisé contre la livre les armes que lui fournissait la Grande-Bretagne elle-même: voir Bernard Connolly, « The Rotten Heart of Europe », Faber and Faber, 1995, pages 172-173.

20 La Banque Mondiale elle-même avait admis cette « évidence manifeste »: « des pays et des régions sont enfermés dans des cercles vicieux de pauvreté et de sous-développement mis en branle par l’inefficacité chronique de l’état ». (Banque Mondiale, «  »The State in a Changing World », World Development Report, 1997).

21 « The Feasibility of an International ‘Tobin Tax' », Economic Affairs Series, Parlement Européen, PE 168.215, Mars 1999.

22 « Mondialisation: Tobin contre Tobin », interview publiée dans « Le Monde », le … 11 septembre 2001, une date qui, pour paraphraser Franklin D. Roosevelt « vivra dans l’infamie ».

23 F.A. Hayek, « Droit, Législation et Liberté », Quadrige, PUF, 2007, page 914.

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  • Très bonne analyse qui met en évidence l’immoralité des partisans de la taxe Tobin, d’Attac à Sarkozy : le développement des pays pauvres a bon dos lorsqu’il sert les intérêts politiques des uns ou des autres.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

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Après la difficile nomination d’un Premier ministre, attendons l’accouchement encore plus difficile d’un budget qui sera probablement aussi désastreux pour les finances publiques que pour nos finances personnelles.

 

À la décharge d’Emmanuel Macron, la nomination d’un Premier ministre capable de plaire à une majorité de Français était une mission impossible.

En effet, le nombre des suffrages recueillis par des partis dits extrémistes ou populistes montre que les Gaulois se défient des politiciens.

Et « en même... Poursuivre la lecture

fiscalité
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Parmi les nombreuses cartes géo-économiques aux mains des États, il y a l’impôt, dont l’utilisation révèle le rôle que l’on assigne à la puissance publique dans la compétition économique mondiale. Deux conceptions de la politique fiscale internationale s’affrontent : aux politiques d’inspiration keynésienne, fondées sur le recours à la dépense fiscale, on peut opposer les politiques d’inspiration libérale, fondées sur un système fiscal qui se veut attractif dans sa définition même, sans qu’il soit besoin de multiplier les taux réduits ou les ... Poursuivre la lecture

Le libéralisme, ça fonctionne et les exemples sont nombreux. Cet été, Contrepoints vous propose un tour du monde des expériences libérales et de leurs résultats. Liberté scolaire et intellectuelle, réformes fiscales, réduction de la pauvreté, sortie de la misère, depuis les années 1950, le monde a connu de nombreuses expériences libérales dont la France peut s'inspirer. 

Il n'y a pas de libéralisme chimiquement pur, et toutes les expériences ne peuvent pas être copiées dans un environnement politique et culturel différent. Mais connaît... Poursuivre la lecture

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