Au XIXème siècle, le groupe de Coppet, formé autour de Benjamin Constant et Madame de Staël, fut le premier laboratoire d’idées de l’ère moderne consacré à l’étude et à la promotion de la Liberté. Pourtant, c’est aux Etats-Unis et au XXème siècle que de tels centres de résistance intellectuelle à l’hystérie étatiste se sont multipliés, en marge des universités et des partis politiques. Nouveaux acteurs de la démocratie contemporaine, employant universitaires ou journalistes en mal de liberté de parole ou de moyens financiers, ils ont produit des idées ou des solutions politiques appliquées. Comment ce mouvement est-il né ? Quelle logique sous-tend cette manière alternative d’envisager la politique ? Surtout, la France est-elle préparée à une telle révolution dans la production des idées ?
En effet, le jeu politique hexagonal se résume souvent à un mécanisme très simple : tout consiste à trouver au sein de partis – voire même à attendre – le candidat idéal, providentiel, et à espérer qu’il parvienne, une fois élu, à mettre en œuvre les réformes attendues.
La société avant le pouvoir
Outre-Atlantique, la mécanique démocratique prend une autre tournure : en amont du parti républicain, le mouvement conservateur a œuvré dans le sens d’une plus forte pression de la société civile depuis la défaite de Barry Goldwater à l’élection présidentielle de 1964. Celui-ci, dont la campagne avait révélé un renouveau de la pensée libertarienne au sein du conservatisme, est écrasé, ne s’imposant que dans six Etats. A cette date, le Texas votait encore démocrate. Pourtant, paradoxalement, cet événement déclencha l’essor du mouvement conservateur moderne et une manière alternative d’envisager la politique ; de la sorte, Goldwater eut une influence marquante sur la politique américaine.
Non dépourvu de fondements gramscistes, la logique de mouvement de la société civile a permis une inversion totale de la politique au sein de la droite américaine. Système à l’apparence très simple, il s’avère souvent inintelligible au travers du prisme politique français, essentiellement jacobin. On retiendra qu’il se fixe pour but premier d’influencer la société elle-même avant de chercher le pouvoir, jouant ensuite sur l’instauration d’un rapport de force avec la classe politique. Le politicien étant en effet ce qu’il est – un “chien de Pavlov”, aux réflexes conditionnés ? –, il est essentiel de disposer des moyens pour l’influencer, le contrôler et le sanctionner : s’il souhaite satisfaire son ambition, il ne peut que rester dépendant de son électorat.
Un vaste réseau d’instituts, de groupes de pression ou de media a ainsi émergé afin de catalyser cette dépendance. Tocqueville en avait perçu les prémisses : « S’agit-il de mettre en lumière une vérité ou de développer un sentiment (…) [les Américains] s’associent » [1]. Les premiers véritables think tanks sont apparus un siècle après De la Démocratie en Amérique, durant l’entre-deux guerre –indépendants, employant des chercheurs et produisant des publications. Cependant, le mouvement conservateur moderne donna une forme nouvelle à ces organisations, les orientant plus délibérément vers la bataille idéologique. S’installant peu à peu à Washington, elles purent compter sur la venue de chercheurs fuyant l’hermétisme d’un système universitaire qui avait déjà commencé à digérer le progressisme. Les meilleurs d’entre eux profiteront du revolving door [2] de l’administration pour effectuer des allers-retours entre la recherche et la conduite des politiques publiques. Aussi, on a pu observer l’apparition de nouveaux métiers, liés à la levée de fonds. En effet, le mouvement conservateur a voulu ne rien devoir a personne, rejetant rejette toute dépendance financière, qu’elle soit administrative ou privée, préférant les dons nombreux et souvent infimes de particuliers. Morton Blackwell, ancien proche de Goldwater, le justifie simplement : « Ne laissez jamais à un bureaucrate la chance de vous dire non ». Aujourd’hui, Edwin Feulner, Président de l’Heritage Foundation, qui publie l’index de liberté économique, se targue d’avoir refusé les millions d’un grand donateur qui souhaitait, en contrepartie, voir l’institut prendre des positions plus protectionnistes.
Ce dernier think tank est sans conteste le centre névralgique du conservatisme. Son budget atteint les 50 millions de dollars. Le CATO Institute représente l’aile libertarienne, épaulé par le Competitive Enterprise Institute et des mouvements militants comme Bureaucrash ou Freedom works. Les traditionnalistes catholiques ont fondé l’Acton Institute et Tradition, Family and Property, les Chrétiens évangéliques animent le Family Research Council ou encore Focus on the Family. Les Néoconservateurs se retrouvent à l’American Enterprise Institute ou à l’Hudson Institute – qui revendique néanmoins des velléités moins idéologiques. A ces instituts se joignent des journaux comme la National Review, Human Events, The American Conservative ou Reason et The Freeman, plus libertariens. Les Néoconservateurs ne sont pas en reste, avec les pages éditoriales du Wall Street Journal, The Weekly Standard, dirigé par William Kristol, ou des revues plus sophistiquées comme Commentary magazine, The National Interest ou The American Interest. En outre, des groupes de pression sectoriels, comme la National Taxpayers Union, l’Americans for Tax reforms de Grover Norquist, la National Right to Life ou la richissime National Rifle Association et des centres de formation comme le Leadership Institute complètent savamment le mouvement. Evidemment, de nombreuses autres organisations existent : on pensera à l’Intercollegiate Studies Institute, qui entretient la pensée de Russell Kirk [3], ou au Mises Institute qui, par son isolement intellectuel –on y prône l’anarcho-capitalisme– et géographique –le siège est dans l’Alabama– détonne sans pour autant empêcher une influence certaine : Ron Paul est ainsi un familier du lieu.
L’union sans la contrainte
Cette liste non-exhaustive devrait montrer que le mouvement, bien plus hétérogène qu’on ne peut le croire, dépasse les seules émissions de la chaîne Fox News. Regroupant souvent difficilement Paléo-conservateurs, Traditionnalistes, Libertariens ou Néoconservateurs, il n’a rien d’ordonné. On s’y écharpe bien souvent. Ainsi, la revue The American Interest fut fondée en 2005 par Francis Fukuyama après une divergence avec The National Interest qui, bien que créée par Irving Kristol, père du Néoconservatisme, souhaitait faire évoluer sa ligne éditoriale. Par ailleurs, si l’Heritage Foundation est en mesure de donner une ardeur militante au mouvement, elle est pour certains une gigantesque machine sacrifiant la production intellectuelle au profit de simples opérations de communication et obligeant, par son poids, l’ensemble des instituts à se conformer à la norme qu’elle impose. Mais quelques instituts sont toujours des refuges, permettant une émulation intellectuelle, une possibilité d’échapper aux atteintes à la liberté de la recherche. Ainsi, Laurent Murawiec, chercheur français en relations internationales, limogé en 2002 de la RAND Corporation pour avoir évoqué le soutien des fortunes saoudiennes au terrorisme, put rejoindre l’Hudson Institute – d’ailleurs créé par le stratège nucléaire Herman Kahn en 1961, alors lassé par la bureaucratie de cette même RAND.
Ainsi, faute de mieux, on tente de s’entendre. Car, au fond, on sait surmonter les divergences. L’absence d’autorité centrale susceptible de dicter la marche à suivre est bien entendu une condition de la survie du mouvement. Le « fusionnisme » prôné par Bill Buckley Jr. n’y est pas étranger. Les réunions de coalition hebdomadaires, qui permettent de faire se rencontrer les responsables des différentes organisations, dynamisent davantage l’ensemble. On compte le Paul Weyrich lunch et la réunion de Grover Norquist, plus libertarienne. Les parlementaires républicains et candidats souhaitant obtenir le soutien du mouvement y sont acceptés mais n’ont pas le même statut : au déjeuner Paul Weyrich, ils passent à l’estrade comme des élèves que l’on voudrait noter.
L’essentiel est de comprendre qu’un savant équilibre s’est créé entre production, formation intellectuelle et action d’influence. Est donc établi un dialogue quelquefois brutal mais pourtant fondamentalement démocratique, qui entretient les soubassements populaire et égalitaire de l’Amérique, afin de contrebalancer la tradition plus représentative, héritée des anciens whigs britanniques. En définitive, le politicien ne peut se lancer en politique sans se conformer aux exigences du mouvement et ne peut longtemps rester en place sans y témoigner une certaine fidélité. Bush père en a fait les frais en 1992 : alors qu’il avoisinait les 90% d’opinions favorables au sortir de la guerre du Golfe, il a fait le choix d’augmenter les impôts, reniant ainsi une de ses promesses de campagne. Moins d’un an plus tard, il était battu par Bill Clinton et cédait à celui-ci son siège dans le bureau ovale. Le mouvement conservateur s’était en effet abstenu d’agir en sa faveur, votant en partie pour le troisième homme de cette campagne, Ross Perrot…
Actualité et exportation du modèle
Aujourd’hui, il n’a échappé à personne que le Tea Party se rebellait, depuis le Printemps 2009, contre Barack Obama, dont l’élection a été trop rapidement qualifiée de “troisième révolution américaine” par certains commentateurs français [4]. Remettant en cause à la fois l’interventionnisme de l’Etat fédéral et l’establishment, mobilisant la classe moyenne américaine avec un certain amateurisme et des arguments simples voire simplistes, le Tea Party illustre la dissonance avec l’élite dirigeante, majoritairement liberal. Damien Theiller résumait parfaitement la situation il y a quelques mois :
“L’élite au pouvoir croit au réchauffement climatique, le scepticisme de l’opinion publique envers le réchauffement climatique est en hausse. L’élite au pouvoir soutient le droit à l’avortement, l’opinion publique s’y oppose désormais. L’élite au pouvoir veut contrôler les armes à feu, l’opposition au contrôle des armes à feu monte. La même chose vaut en matière de politique extérieure. L’élite politique au pouvoir est internationaliste, du coup le sentiment isolationniste atteint maintenant un niveau record, selon une étude du Pew Research Center. L’élite politique au pouvoir croit en l’action multilatérale, le nombre d’Américains qui croient qu’ils devraient “suivre leur propre voie” a fortement augmenté“ [5].
Le Tea Party est aujourd’hui qualifié de mouvement spontané. Mais cette spontanéité doit être relativisée : jamais il n’aurait pu prendre une telle ampleur en si peu de temps et maintenir une telle constance sans le mouvement conservateur, implanté dans le décor politique américain depuis une quarantaine d’année. En définitive, la véritable spontanéité date des années soixante, non du Printemps 2009 – et même des années trente si l’on tient compte de l’opposition au New Deal.
Du côté de la France libérale ou conservatrice, on commence à faire de même. Le concept d’ « entrepreneuriat intellectuel » semble promis à un bel avenir, alors que les élites dirigeantes, les auteurs médiatiques et la presse sous perfusion étatique apparaissent discrédités auprès d’une frange importante de la société civile. Celle-ci peut désormais saisir l’opportunité de la révolution technologique et informationnelle que nous connaissons et œuvrer dans le sens d’une réelle décentralisation.
[1] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique.
[2] L’absence d’une haute fonction publique de carrière permet de passer du secteur privé au secteur public, au gré des changements d’administration.
[3] Russell Kirk (1918-1994) fut notamment l’auteur de The Conservative Mind, ouvrage ayant influencé considérablement le mouvement.
[4] Jacques Mistral, « Barack Obama, la troisième révolution américaine », Librairie académique Perrin, 2008, 236pp.
[5] Damien Theiller « Obama, an I, la révolte des citoyens américains », janvier 2010, libertepolitique.com
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