« Troisième vie » de Barbara Polla

Avec ce livre, le lecteur est transporté dans un futur qui n’est peut-être pas si lointain, mais qui reste encore du domaine de la fiction. Mais n’est-ce pas le rôle de l’écrivain que d’anticiper ?

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« Troisième vie » de Barbara Polla

Publié le 12 mars 2015
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Par Francis Richard.

Francis richard article 12 mars 2015Les chats ont légendairement neuf vies. Neuf vies leur seraient accordées parce qu’ils sont résistants et retombent toujours, ou presque, sur leurs pattes. Nous, pauvres humains, n’avons en principe qu’une vie, parfois d’autres, mais, dans ce cas-là, il ne s’agit pas vraiment de nouvelles vies, plutôt de prolongations de notre seule et unique vie terrestre.

 

Même si la vie n’est jamais un long fleuve tranquille, d’aucuns aimeraient pourtant bien en vivre plusieurs, sans doute parce qu’ils considèrent que la vie qui leur est dévolue est trop courte, quelle que soit sa durée d’ailleurs. Aussi, depuis la nuit des temps, à défaut de pouvoir vivre plusieurs vies, cherchent-ils, sans les trouver, qui la fontaine de jouvence, qui l’élixir de longue vie, qui d’autres moyens de la prolonger.

 

L’héroïne de Troisième vie, le dernier roman de Barbara Polla, a, semble-t-il, découvert tout autre chose que de jouer les prolongations sur terre, parce qu’elle a posé le problème dans des termes différents, inédits. Rebecca, en effet, n’a pas cherché comme tant d’autres avant elle à prolonger sa vie, mais à vivre plusieurs vies de suite, virtuellement, et matériellement. Ce qui n’est pas la même chose. Son métier – elle est bio-informaticienne – l’a certainement conduite à explorer ce sentier-là, guère battu jusque-là.

 

Lors du troisième Congrès international de Bio-informatique du XXIe siècle, à Ravello, Rebecca prononce la conférence la plus « illuminante » qui soit sur le sujet. Lequel doit être compris, dans ce roman peut-être prémonitoire, comme « la science qui permet de donner vie aux ordinateurs, aux personnages clonés dans les ordinateurs, et aux robots ».

 

Dans cette conférence, Rebecca lève en effet un coin du voile sur la voie à emprunter pour y parvenir, et qui n’est pas celle que l’on croit. Il est communément admis que l’ordinateur et le cerveau se ressemblent. C’est une erreur. Selon cette scientifique éminente, « le cerveau a une structure complètement différente de celle de l’ordinateur : il n’a ni centre ni périphérie, c’est un amas. » Et cet amas est sculpté par l’être humain avec ce tout ce qui l’entoure…

 

La vraie ressemblance n’est pas celle-là. C’est celle entre l’ordinateur et le ribosome, qui constitue un « relais entre le noyau de la cellule, où se loge l’ADN, et la cellule elle-même ». Pour intégrer la vie dans un ordinateur, il convient donc de s’inspirer du vivant: « [l’ordinateur] doit apprendre les langues, la traduction, la poésie. » Si le XIXe siècle fut celui de l’énergie et le XXe celui de l’information, le XXIe est et sera celui de « la matière programmée »

 

Ce que ses auditeurs de sa conférence « illuminante« , mais pleine de sous-entendus, ne savent pas, c’est que Rebecca a déjà beaucoup avancé dans cette voie, qu’elle présente alors comme une piste prometteuse de recherches…

 

D’une part, afin de bien connaître les hommes (au sens latin de vir), qui sont les plus intéressants à ses yeux – elle aime leur sexe, leur force physique et qu’ils soient doués davantage pour l’interpénétration que pour la prédation -, Rebecca s’est implanté des nanopuces dans nombre de parties de son corps, même les plus intimes, pour enregistrer et stocker dans sa rétine des images d’eux, pour cloner d’abord leurs organes, puis les cloner en entier dans sa galerie humaine.

 

D’autre part elle est parvenue à rendre de plus en plus vivants ses ordinateurs, en y introduisant un degré de complexité proche de la vie, ce en construisant un langage informatique basé sur le code ADN et non plus sur le système binaire 0-1. Ses disques durs apprennent l’incarnation, c’est-à-dire à « sculpter d’un seul tenant leur corps et leur esprit », comme les êtres humains le font de leur cerveau.

 

Ses ordinateurs deviennent ainsi peu à peu capables non seulement d’écrire des mots, de traduire, d’aimer, de le dire, grâce à la poésie inoculée en eux, « succédané de sentiment« , mais encore d’évoluer, de croître, de s’adapter, de se réparer, de communiquer entre eux… Bref elle est près d’atteindre l’objectif que la bio-informatique s’est fixé…

 

Quand Rebecca meurt une première fois, puis une deuxième, elle se trouve en mesure, à chaque fois sous forme de vie virtuelle et matérielle, ordinateurs connectés, téléphones portables allumés, de reprendre « le fil de sa propre histoire, ailleurs, à un autre moment, avant, avec les mêmes puces et les mêmes clones dans sa galerie humaine« .

 

C’est l’occasion pour elle de « faire un pas de côté, de prendre un chemin de traverse », comme le dit joliment Barbara Polla, de juste partir « de l’autre côté de la paroi », comme le dit son mari Leo. Dans ces nouvelles vies, elle peut continuer à se réciter les plus beaux vers, ceux qui l’ont fait rêver, voire fantasmer, ceux de Racine, de Vian, de Corneille, de Pavese, de Terayama…, qu’elle trouve toujours moyen d’associer à ses hommes…

 

La troisième vie de Rebecca devrait être la toute bonne. Il lui faudra cependant trouver la matière qui a fait défaut aux deux premières – ce qui l’a déçue – et donner à cette matière ses connexions : « Il n’y a que quatre milliards de caractères dans l’ADN mais cent milliards de cellules nerveuses, dix mille connexions chacune. Dix trillions de connexions. » Tant il est vrai que « la seule manière de connaître l’autre c’est soit de l’habiter soit de l’avoir été »

 

Avec ce livre, rempli de gros mots scientifiques, expliqués clairement dans un lexique situé en fin d’ouvrage, le lecteur est transporté dans un futur qui n’est peut-être pas si lointain, mais qui, à ce jour, reste encore du domaine de la fiction ou de l’exploration. Mais n’est-ce pas le rôle de l’écrivain que d’anticiper ? Le lecteur y est saisi d’effroi, puis rassuré, à chaque disparition de l’héroïne : « La disparition, source de toute poésie. »

 

Comment ne pas aimer Rebecca, cette femme sensuelle, charnelle, matérielle, désirable et désirante, au « beau cerveau » – c’est « la bio-informaticienne la plus douée de sa génération » -, et qui mène trois existences poétiques dans ce livre ? Le lecteur, en songeant à sa splendide intelligence, est bien obligé de s’incliner: le poète, chanté par Ferrat et « qui voit plus haut que l’horizon », a bien raison de dire que « la femme est l’avenir de l’homme« … Et Brel ferait bien de reconnaître, là où il est, qu’il avait tort de n’en être pas bien sûr…

  • Barbara Polla, Troisième vie, éditions Eclectia, mars 2015

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