Baby Loup : la Cour de cassation malmène le principe de laïcité

La décision de la Cour de cassation dans l'affaire Baby Loup relève d'un droit positif aujourd'hui confus.
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Baby Loup : la Cour de cassation malmène le principe de laïcité

Publié le 22 mars 2013
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La décision de la Cour de cassation dans l’affaire Baby Loup aurait pu être contraire à ce qu’elle est, car le droit positif et la hiérarchisation des normes sont aujourd’hui confus.

Par Roseline Letteron.

L’arrêt Baby Loup rendu le 19 mars 2013 par la Chambre sociale de la Cour de Cassation était très attendu. L’affaire était, en effet, très médiatisée, par ceux-là même qui voulaient faire reconnaître la supériorité de la liberté d’expression religieuse sur le principe de laïcité. Force est de constater qu’ils y sont parvenus, au moins provisoirement.

On se souvient qu’en 2008 une employée d’une crèche associative de Chanteloup-les-Vignes avait réintégré son emploi, après cinq années passées en congé maternité et en congé parental. A la reprise de ses fonctions, elle portait le voile islamique durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l’établissement. Après de multiples mises en garde, elle avait été licenciée pour faute lourde. Le Conseil de Prud’hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, puis la Cour d’appel de Versailles le 27 octobre 2011 avaient alors également considéré que le principe de neutralité s’applique aux employés d’une crèche et confirmé la légalité du licenciement.

La Cour de Cassation, quant à elle, se borne à rappeler que le règlement intérieur de la crèche énonce que « la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup« . Or, à ses yeux, ce règlement intérieur n’est pas conforme à l’article L 1321-3 du code du travail, qui prohibe toute disposition discriminatoire dans ce type de document. Un raisonnement très simple, pour ne pas dire simpliste, car les questions essentielles ne sont même pas posées.

Service public et neutralité

La Cour refuse de considérer que la crèche Baby Loup gère un service public. Son refus est toutefois implicite et doit être lu « en creux », par comparaison avec l’autre décision rendue le même jour, concernant cette fois la salariée d’une caisse d’assurance maladie de Seine Saint Denis. Dans son cas, la Cour estime que le principe de neutralité doit s’appliquer, puisque la salariée participe à une mission de service public. A contrario, la Cour considère que l’employée de la crèche Baby Loup n’exerce pas une telle mission, et sa situation relève donc exclusivement du Code du travail.

Sans doute, mais la Cour d’Appel avait pourtant insisté sur la mission de service public de Baby Loup, qui doit  » développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé » et s’efforcer «  de répondre à l’ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale (…) sans distinction d’opinion politique ou confessionnelle« . On aimerait tout de même savoir pourquoi la Cour de Cassation refuse de considérer ces missions comme relevant du service public.

La question se pose avant d’autant plus d’acuité qu’un service public peut être assumé par une personne privée, qu’il peut même être payant, tout en restant soumis au principe de neutralité. Surtout, ce raisonnement implicite, qui doit être décrypté à la lumière d’une autre décision, place la Chambre sociale de la Cour de Cassation en parfaite contradiction avec la Chambre civile de la même juridiction, ce qui peut sembler fâcheux. Dans une décision du 21 juin 2005, cette dernière a en effet estimé que le règlement intérieur d’un établissement d’enseignement privé géré par une association est tout à fait fondé à interdire le port du voile dans l’enceinte du collège. Une association gérant une crèche n’est pas un service public et n’est pas soumise au principe de neutralité. La même association gérant un collège est un service public et est soumise au principe de neutralité. Le critère de distinction demeure évidemment d’une totale obscurité.

Etat et laïcité

La Cour de Cassation affirme que « le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public« . Autrement dit, pour la Cour, la laïcité est un simple synonyme de la neutralité, et les deux termes sont plus ou moins interchangeables.

Si la neutralité est un principe d’organisation du service public, la laïcité, quant à elle, est un principe d’organisation de l’État. Elle impose la séparation entre la société civile et la société religieuse. La laïcité ne suppose pas seulement la neutralité de l’État, mais aussi, et surtout l’indépendance de la société civile à l’égard des institutions religieuses. La laïcité consiste donc à faire passer la religion de la sphère publique à la sphère privée. Même si l’on considère que la crèche Baby Loup n’est pas un service public, l’exigence de laïcité n’est pas pour autant nécessairement écartée.

Liberté de conscience et laïcité

La Cour de cassation l’écarte pourtant, en faisant prévaloir la liberté de conscience et de religion. Là encore, elle procède par affirmation, sans davantage de justification. La Cour déclare pourtant fonder sa décision sur le strict respect de la hiérarchie des normes. Le règlement intérieur de la crèche est donc écarté pour absence de conformité à la norme supérieure, en l’espèce le code du travail qui a valeur législative. Certes, mais pour quel motif la laïcité, qui figure dans l’article 1er de la Constitution est-elle écartée au profit de la liberté de conscience qui figure dans l’article 10 de la Déclaration de 1789 ? Nul n’ignore qu’il n’existe aucune hiérarchie entre les normes de valeur constitutionnelle. Comme toujours lorsqu’il y a conflit de normes, le choix est donc effectué de manière discrétionnaire, pour ne pas dire arbitraire, par le juge.

On le voit, la décision de la Cour de Cassation est le reflet d’un choix du juge, choix qui aurait pu être différent en s’appuyant sur d’autres dispositions constitutionnelles. Heureusement, la liberté de manifester sa religion, comme toute liberté, s’exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Il serait peut-être temps de se demander ce qu’est devenue la proposition de loi déposée en octobre 2011 par madame Françoise Laborde, sénatrice de Haute-Garonne (parti radical). Son objet était « d’étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et d’assurer le respect du principe de laïcité« . La loi a été adoptée en première lecture par le Sénat en janvier 2012, puis transmise à l’Assemblée en juillet de la même année. Depuis cette date, nul n’a plus entendu parler d’elle. On attend désormais du législateur qu’il rétablisse un peu de cohérence dans le droit positif.

Lire aussi : Baby Loup, le point de vue libéral

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  • « Si la neutralité est un principe d’organisation du service public, la laïcité, quant à elle, est un principe d’organisation de l’État. Elle impose la séparation entre la société civile et la société religieuse. La laïcité ne suppose pas seulement la neutralité de l’État, mais aussi, et surtout l’indépendance de la société civile à l’égard des institutions religieuses »

    C’est une conception particulièrement dangereuse de la laïcité. La laïcité signifie que l’État respecte la liberté religieuse et ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Rien de plus. L’indépendance de la société civile à l’égard des institutions religieuses ce n’est pas la laïcité, mais la sécularisation (et c’est une autre question).

    L’expression publique de sa religion n’entre absolument pas en conflit avec à la laïcité. En réalité si Baby Loup était véritablement un service public alors l’interdiction du voile serait illégitime, puisque l’État ne devrait pas interdire un comportement religieux particulier à ses employés si il n’interfère pas avec leurs fonctions. Mais puisque c’est un service privé et que l’État doit être neutre il ne devrait donc pas donc se mêler de la politique religieuse d’une organisation privée à l’égard de ses employés (dans le respect des contrats et du droit commun).

    Néanmoins puisque la loi impose aux entreprises et aux associations de ne pas discriminer en fonction de la religion, la décision de la cours est malheureusement logique. La laïcité est hors-sujet.

  • La crèche est privée, le principe de laïcité, ou plutôt d’athéisme fictif du personnel n’a pas à s’appliquer, point final. Nous ne sommes pas en URSS, si?

  • D’après un récent sondage BVA, 86 % des « Français » seraient favorables à l’interdiction des signes religieux dans les crèches, 83 % seraient favorables à une telle inderdiction dans toutes les entreprises. Voilà le cercle vicieux de l’étatisme : l’Etat engendre le désordre puis se renforce en réaction…

    • Ce serait ajouter de la répression (obligation de s’habiller des telle ou telle manière) à de la répression (obligation d’embaucher quelqu’un en ne tenant compte que de ses diplômes octroyés par l’état, mais ni de son sexe, ni de sa culture …).

  • Encore une fois, c’est la loi, et donc l’état qui est à l’origine du problème. La loi n’a pas a décider pour les membres d’une association, ni pour un chef d’entreprise, ni pour n’importe quel employeur, s’il accepte ou non d’embaucher et de faire travailler tel type d’individu. Que ce soit pour des raisons de comportement, d’opinion politique ou religieuse, d’accent, de culture ou de couleur de peau.

    Il a été prouvé que les entreprises pratiquant la ségrégation sont moins performantes que les autres (elles sont moins ouvertes et se privent de compétences). Mais au non de quoi interdire une entreprise privée d’être ségrégationniste ?

    Une entreprise est un regroupement d’êtres humains, où les compétences sont aussi importantes que les relations personnelles et les affinités.

    Si la loi peut et doit légiférer sur l’employabilité des fonctionnaires, elle ne devrait avoir aucune emprise sur les liens qui unissent des individus (les contrats privés). La décision de la Cour de Cassation n’est que le résultat des lois précédentes, en particulier de la création de la HALDE.

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