Pierre Valentin : « Vivre dans des milieux « inclusifs », c’est frôler quotidiennement l’exclusion. »

Contrepoints a rencontré Pierre Valentin pour échanger à propos de son premier livre, « Comprendre la révolution woke », dans lequel il propose une analyse critique passionnante de l’idéologie woke.

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©Francesca Mantovani - Gallimard

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Pierre Valentin : « Vivre dans des milieux « inclusifs », c’est frôler quotidiennement l’exclusion. »

Publié le 28 novembre 2023
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Pierre Valentin est diplômé de philosophie et de science politique, ainsi que l’auteur de la première note en France sur l’idéologie woke en 2021 pour la Fondapol. Il publie en ce moment Comprendre la Révolution Woke chez Gallimard dans la collection Le Débat.

Contrepoints : Bonjour Pierre Valentin. Avant d’entrer dans le vif du sujet : le wokisme, ça existe ou pas ? Pourquoi utiliser le terme wokisme plutôt qu’un autre, comme gauche identitaire ou encore gauche postmoderne ?

Pierre Valentin : J’utilise le terme car, initialement, c’est une auto-revendication, et non un terme « créé par et pour l’extrême droite » comme on peut l’entendre. Aussi, je ne crois pas à l’idée que ça puisse être un pur épouvantail dans la mesure ou la signification du terme (« éveillé ») est intrinsèquement positive.

Je cite par exemple Alex Mahoudeau qui parle lui-même de « panique morale », et qui pourtant dans une note de bas de page concède qu’il y a très peu de mouvements qui se revendiquent être les « endormis », les « inconscients »…

Enfin, il y a une filiation intéressante avec le protestantisme aux États-Unis, qui a connu dans son histoire plusieurs grands « revival », trois ou quatre selon les historiens que l’on interroge, et qui à chaque fois se vivaient comme des « grands réveils ». Là, on a un mouvement qui se veut à la fois athée et original, et qui a repris sans le savoir ce terme « d’éveil », qui est très chargé symboliquement.

Donc pour toutes ces raisons j’y tiens !

Ensuite, pourquoi est-ce que je ne parle pas simplement de « militants d’extrême gauche » ? Car il y a encore, par exemple, des marxistes « pur jus », à l’ancienne, qu’il faut classer à l’extrême gauche, et qui pourtant vont critiquer le wokisme, estimant que les questions économiques sont trop reléguées au second plan. Sinon on pourrait parler de « gauche intersectionnelle », mais ça parle très peu au public français. Bref, j’ai essayé et, sincèrement, je n’ai pas trouvé de meilleur terme.

Souvent dans l’espace public, les gens qui critiquent l’usage du terme sont rarement dans une critique purement sémantique. C’est davantage qu’ils sont dérangés par le sujet en tant que tel, car ils ne veulent pas apparaître marqués. Certains centristes par exemple, aiment dire que les vrais sujets sont ailleurs (IA, par exemple), et ne veulent pas traiter de sujets « controversé » et « polémique », et donc disent « le wokisme, après tout, ça ne veut rien dire »…

Sur la définition du wokisme, je donne la mienne dans l’ouvrage. Pour le dire simplement, je dis que c’est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoirs, des systèmes d’oppressions, des hiérarchies de dominations qui ont pour but d’inférioriser l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes, par des moyens souvent invisibles, et le woke est celui qui est « éveillé » à cette réalité néfaste et qui se donne la mission d’aller « conscientiser » les autres.

 

Contrepoints : On comprend en vous lisant qu’il y a une importance considérable apportée à la question de la sémantique, du langage, du discours, du symbole. Vous expliquez dans l’ouvrage qu’il y a une volonté claire de ne pas se laisser nommer, que le wokisme cherche constamment à minimiser l’apparence de son influence pour la maximiser dans les faits. Pourquoi ?

Pierre Valentin : Oui, il y a un rapport très paradoxal au pouvoir. Samuel Fitoussi explique ça très bien : si on est sur un plateau et qu’on a un militant qui se présente en « antiraciste », toute contradiction vous placera dans la position de celui qui défend le racisme. Donc ils forcent une certaine forme de binarité, de manichéisme, faisant disparaître toute notion de neutralité à laquelle ils ne croient pas.

Toutefois, il y a des gens qui, à nouveau, s’en revendiquent. On peut citer Rokhaya Diallo qui a défendu le terme récemment, ainsi que Jean-Michel Apathie. Un sondage montre qu’au Royaume-Uni, 12 % des Britanniques en 2021 revendiquaient le terme.

Je trouve que le débat public est moins faussé en utilisant ce terme que si on entre dans « l’antiracisme face aux autres ».

Par ailleurs, c’est la première fois que la gauche a perdu le contrôle d’un terme qu’elle a elle-même créé. On essaye donc de tuer l’animal de compagnie qui se serait évadé de l’enclos. Une fois qu’on ne le maîtrise plus, il faut qu’il meure et on va dire qu’on ne l’a jamais revendiqué – ce qui est faux et je le démontre dans l’introduction du livre – et que par ailleurs il ne voudrait rien dire, ce qui, à nouveau, est faux car on peut le définir.

 

Contrepoints : La thèse centrale de votre ouvrage est de dire qu’au fond, l’idéologie woke ne possède aucune unité conceptuelle conséquente, si ce n’est le fait qu’elle est, sur le plan des idées, une pure négation, et sur le plan normatif, une simple volonté déconstructrice. Pouvez-vous développer ?

Pierre Valentin : Je suis vraiment rentré dans l’analyse du wokisme il y a plusieurs années maintenant avec une approche la plus analytique possible, en cherchant à dénicher l’unité de ce mouvement. Et j’ai mis beaucoup de temps avant de trouver un axe commun car les contradictions étaient gigantesques.

Prenons l’exemple de la formule médiatique « la communauté LGBT ». De façon arbitraire on s’arrête à la quatrième lettre alors qu’il y a une quantité infinie de lettre dans cet acronyme. De plus, l’ordre des lettres – qui est déjà une hiérarchisation implicite, ce qui pose question dans un mouvement égalitariste – n’est pas adoubé par qui que ce soit et change tout le temps. Il y a parfois des lettres exclues. Au Royaume-Uni il y a « l’alliance LGB », qui veut exclure les Trans du reste. Il y a de surcroît la question du logiciel du sexe VS le logiciel du genre. Enfin, selon l’aveu des lesbiennes et de beaucoup d’homosexuels que je cite dans le livre, ces lettres ne se côtoient pas souvent. Qu’est qu’une « communauté » qui ne se côtoie pas ?

Outre l’acronyme, si l’on prend du recul, et qu’on la mélange avec la question décoloniale, la question du racialisme américain, la question du handicap… Bref, quelle est la cohérence dans cette myriade de contradictions ? Typiquement, l’éloge de la fluidité dans le mouvement queer contraste avec l’éloge de la rigidité dans leurs courants racialistes.

Et pour autant, on sent qu’il y a une forme d’unité dans le désir du racialisme de se « queeriser », et à l’inverse dans le désir du mouvement queer de se racialiser. Il y a là une affirmation d’un désir d’unité, que l’on retrouve avec le slogan de la « convergence des luttes ».

L’autre élément d’unité, c’est celui de l’ennemi commun. Il y a même un rapport dialectique entre les deux, qui est qu’au fur à mesure que vous fragmentez votre schéma intersectionnel avec de plus en plus de catégorisations, plus l’importance d’un ennemi commun est centrale pour réunir tout ce beau monde.

Avec l’effondrement des grands récits qui structuraient la gauche (communisme, social-démocratie, proposition libérale), la seule unité possible va devenir celle du bouc émissaire. Pascal Perrineau écrit dans La logique du bouc-émissaire en politique (PUF) : « On peut avoir l’impression que plus la gauche et la macronie pâtissent d’un déficit d’idéologies de référence plus elles n’hésitent pas à manier la diabolisation de l’adversaire de droite pour retrouver une raison d’être ».

 

Contrepoints : Ces contradictions vous amènent à faire le pari suivant : le wokisme semble condamné, à l’instar peut-être de tout mouvement révolutionnaire, à reproduire ce qu’il dénonce, et donc, pour reprendre une phraséologie marxisante, à s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions. Pourquoi ?

Pierre Valentin : Oui, je pense que nous sommes face à une spirale de pureté. L’inclusion, d’ailleurs, n’est pas un état de fait, mais une dynamique derrière laquelle il faut toujours courir. On revient d’ailleurs à l’étymologie du mot, initialement sous la forme d’un hashtag en deux termes, « #Stay Woke », « restez éveillés ». Donc on est toujours menacé d’extrême droitisation, et l’exclusion est une possibilité quotidienne. Vivre dans des milieux « inclusifs », c’est frôler quotidiennement l’exclusion.

Sur les contradictions, je pense qu’il faut faire le parallèle avec le communisme. On sait aujourd’hui que le communisme était voué, lui aussi, à s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions. Or, est-ce que L’archipel du Goulag de Soljenitsyne a été futile pour autant ?

Encore une fois, on n’a pas de goulags en Occident fort heureusement, mais Soljenitsyne aurait été ravi que l’URSS s’effondre avant les goulags. Donc la notion de temporalité est loin d’être secondaire dans ce débat.

J’ajouterais également que, là ou il faut tempérer l’optimisme que peut nous inspirer l’idée d’une autodestruction, c’est que, pour prendre une métaphore, si le boulet coulera forcément au fond de l’océan, il menace toutefois de s’accrocher à notre cheville sur son passage. Aux États-Unis, le monde universitaire a déjà aboli toute notion de sélection et de mérite, ce qui veut dire une « médiocrisation » folle de leurs élites. On commence à mettre en place des mathématiques « décolonisées » pour se défaire des mathématiques blanches…

Bref, ce ne sont pas des questions neutres, et la question du moment auquel on va réussir à arrêter cette vague idéologique n’est pas secondaire.

Ce qui m’intéresse aussi, c’est l’état de désarroi existentiel et spirituel dans lequel devaient se trouver les communistes au moment de la chute du mur de Berlin. Redémarrer idéologiquement après cet effondrement sera très compliqué si tous sont « convertis ».

 

Contrepoints : Au fond, le wokisme n’est-il pas une volonté de la part de ces militants et idéologues de simplement prendre le pouvoir ? Et pensez-vous qu’il serait pertinent de parler d’ingénierie sociale pour définir l’idéologie woke sur le plan normatif ?

Pierre Valentin : Oui, tout constructivisme génère un utopisme. Pour les libéraux et les conservateurs, le mal est une donnée inhérente de l’âme humaine que l’on ne parviendra jamais totalement à éradiquer. Quand on dit que tout est construit, la présence du mal dans la société devient d’un même geste scandaleux car elle pourrait ne pas être. Le constructivisme implique un utopisme déconstructeur. Ce qui fait qu’on a des mentalités à changer, une culture à changer…

Je cite par exemple Antonio Gramsci comme le chaînon manquant entre le marxisme à l’ancienne et ce néo-marxisme que l’on a là, notamment sur l’aspect racial, et qui va réhabiliter le militantisme. Si l’on dit que c’est uniquement l’économique qui détermine le culturel, on vient de mettre tous les militants, tous les relais culturels, tous les artistes au chômage moral et intellectuel. Or, pour un militant cela n’est pas acceptable, il faut qu’il ait un rôle à jouer dans la révolution, et ainsi Gramsci va faire l’éloge de la prise des relais culturels pour faire advenir la révolution.

Sur la relation paradoxale au pouvoir elle me paraît fondamentale, et se traduit de différentes façons. Premièrement, ils sont absolument certains, dans leur compréhension d’eux-mêmes, d’être des dissidents. Ils ne sont jamais les dominants, et c’est pour cette raison qu’ils insistent tant sur le terme de « colon », que ce soit pour parler et des Juifs en Israël ou des Français en France, car cela permet de rigidifier la catégorie de dominant. Donc d’un seul coup, ceux qui luttent contre les colons deviennent de gentils résistants courageux.

Ils ont un problème qui est que, lorsque les grandes entreprises mettent en avant leur logo aux couleurs LGBT, lorsque la marque Lego arrête de faire la publicité de leur boîte de police car cela ferait l’éloge des violences policières, lorsque l’on a un unanimisme occidental pro-woke, à ce moment-là ils sont dans une position délicate. Dans le fond ils sont contents que leurs idées soient diffusées, mais ils espèrent également maintenir l’image de dissidents ; garder le statut de David contre des Goliath.

C’est à mon sens l’objectif de la formule de « woke-washing » : résoudre cette contradiction terrible et douloureuse, ou en tout cas atténuer sa portée. Les grandes entreprises seraient de leur côté uniquement dans les paroles et non dans les actes.

C’est ce qui m’a poussé à théoriser la notion de « dissideur », c’est-à-dire de décideurs qui se veulent dissidents, et qui tiennent coute que coute à cette posture. On a le sentiment que pour être un pouvoir aujourd’hui, il faut nécessairement se présenter comme un contre-pouvoir. Pour le dire autrement, si Greta Thunberg, FIFA, l’ONU, Europe Écologie Les Verts, l’UNICEF et l’UE arrivaient à tomber d’accord sur le contenu d’une tribune, ils l’intituleraient « lutter contre le système ». Cet « antisystémisme » me fascine et se révèle une contradiction centrale au cœur de leur œuvre et de leur conception du monde.

 

Contrepoints : Vous évoquez dans un chapitre la question des liens entre la philosophie woke et la psychologie. Pourquoi ?

Pierre Valentin : Je tiens à dire en préambule que je n’ai pas de formation en psychologie, mais que je m’intéresse à ce sujet. Déjà, ce qu’il faut noter, c’est qu’indépendamment de la question du wokisme, il y aurait en soi un immense sujet sur le rapport au corps, sur le rapport aux écrans, sur le rapport à la sociabilité, à la santé mentale en général dans ces jeunes générations.

Depuis les confinements, certains de ces phénomènes se sont même amplifiés, comme l’atomisation sociale et la bureaucratisation des rapports sociaux. Pour moi, ce sont des tendances lourdes à la fois du wokisme et des problèmes plus généraux de santé mentale.

Se pose ensuite la question complexe et délicate de la direction du lien causal. Est-ce leur idéologie qui provoque ces troubles, ou est-ce ces troubles qui favorisent l’émergence de cette idéologie ? Je ne tranche pas définitivement la question, mais je pose les deux directions comme étant possibles, voire probables.

Du psychologique à l’idéologique, il y a énormément de témoignages, comme celui de Nora Bussigny, qui montrent que la phrase « je dois aller voir mon psy » est extraordinairement commune et répandue. Ils ont, souvent, des rapports compliqués avec leurs parents. On voit également qu’il y a au même moment trois choses dans une bonne part du monde occidental : une explosion de l’usage d’Instagram chez les jeunes filles, une explosion des troubles du rapports au corps (anorexie, boulimie) et une explosion de la « transidentité ». De plus, le taux de suicide des trans avant et après transition est deux fois supérieur à celui des homosexuels, qui est déjà très élevé.

Donc il y a une tendance lourde de gens profondément déstructurés, qui ensuite, dans un second temps, chercheraient une idéologie pour justifier cet état de fait. J’ai trouvé que la série de Blanche Gardin sur Canal + était intéressante, car son hypothèse implicite était que c’est d’abord le narcissisme qui va se chercher une cause, et non la cause qui génère le narcissisme.

Quand on a des jeunes qui disent « j’adoube Shakespeare et Jeanne d’Arc uniquement à la condition qu’ils soutiennent mes points de vue ; aujourd’hui, en 2023 » nous avons là du narcissisme pur : le monde extérieur doit venir renforcer mes idées sinon il doit disparaître. Les grandes figures occidentales peuvent continuer à exister à la condition qu’elles soient d’accord avec Moi.

Pour la causalité de l’idéologique vers le psychologique, disons pour commencer qu’il est difficile de tenir ne serait-ce que plusieurs semaines en essayant d’être le plus cohérent possible avec la théorie critique de la race sans tomber en dépression. Cette théorie postule deux prémices : d’abord que le racisme est le pire péché qui existe, et deuxièmement qu’il est présent dans toutes nos structures sociales, dans nos discours… Si on essaye vraiment d’appliquer ces deux prémices, la conclusion qui s’impose est que toute la réalité sociale est condamnable. Le monde devient forcément très sombre et déprimant.

Le psychologue Jonathan Haidt montre que quand on guérit des gens de la dépression, on emploie la CBT (thérapie cognitivo-comportementale) afin de pousser les patients à identifier les distorsions de la réalité et qu’ils arrêtent de les pratiquer.

Le wokisme, assez explicitement, pousse à faire l’inverse : « vous pensez avoir eu un rapport cordial avec quelqu’un d’une autre couleur de peau, vous ne vous rendez pas compte qu’en réalité il y avait un soubassement cynique, raciste, qui fait que vous n’avez pas eu un rapport sain avec cette personne ».

Il me semble difficile de dire qu’il n’y a pas au moins un rapport, une causalité, en ce sens-là.

 

Contrepoints : Vous parlez d’une génération plus fragile, surprotégée, profondément narcissique, dans le culte de la victimisation… Et vous en déduisez que cela mène inévitablement à un besoin accru de protection qui passe par une forme de bureaucratisation et une attente de protection de la part de l’État et de la collectivité dans son ensemble. Pouvez-vous développer pour nous ce point ?

Pierre Valentin : Le psychanalyste Ruben Rabinovitch avait écrit avec Renaud Large une note sur le wokisme très intéressante sur le sujet. Ce qu’il dit aujourd’hui, c’est que s’il est très inquiet du wokisme, il l’est encore davantage de « l’après-wokisme ». On pousse tellement loin dans le désordre, qu’il va y avoir un désir d’ordre, d’une figure du père qui siffle la fin de la récré, brutalement s’il le faut.

Sur la bureaucratisation, il y a un rapport très ambigu entre les associations et l’État. Pour parler, là-encore, en termes psychanalytiques, l’État est pour eux à la fois le père tyrannique et la mère nourricière. L’État c’est celui qui est « systémiquement raciste », mais dont j’ai quand même besoin des subventions mensuelles pour faire marcher mon association. C’est un guichet dont on est dépendant mais que l’on déteste.

Ça touche encore une fois au sujet du narcissisme. La conception de la liberté que l’on a en Occident depuis un certain temps et qui se caractérise par l’absence de contraintes, honnit tout rapport de dépendance, tout en concédant par ailleurs, et là vient la contradiction, que dans les faits l’homme moderne est très dépendant de différentes formes de bureaucraties, privées ou publiques. Donc il y a une tension entre ce désir d’indépendance et l’absence d’indépendance réelle qui génère de la frustration.

 

Contrepoints : On a parfois le sentiment que votre livre est en fait un livre sur l’histoire des fractures de la gauche qui semblent, selon-vous, être la meilleure grille de lecture pour comprendre le wokisme ?

Pierre Valentin : Oui ! Ce n’est pas très original mais il faut rappeler que l’affaire du foulard de Creil en 1989 est un moment de rupture. D’ailleurs, 1989 est l’année de toutes les décisions : Fukuyama écrit sur la fin de l’histoire, Kimberlé Crenshaw publie son premier article sur l’intersectionnalité, et il y a l’affaire du foulard où la gauche est face à un choix décisif entre ses différentes options intellectuelles.

On peut énumérer ces options de façon purement horizontale : il y a l’universalisme, le rationalisme, la croyance dans le progrès, la fascination pour la figure de l’Autre etc. Le problème de cette façon de les poser, c’est que certaines sont entrées en conflit, et que la gauche a été obligée de les hiérarchiser. Or, si ce choix est intellectuellement fascinant, c’est parce qu’il révèle quelles idoles comptaient plus que les autres.

Au moment de Creil, il y avait donc la laïcité, l’universalisme et le rationalisme d’un côté, et la fascination pour la figure de l’Autre combiné à un certain sens de l’histoire de l’autre côté. Dans cette deuxième option, il y avait cette idée de « nouveaux damnés de la terre », des nouvelles minorités qui sont pratiques car, quand on a cette idée de sens de l’histoire, de bougisme, tout ce qui est nouveau est toujours mieux. Donc cette fascination pour la figure du musulman, cet nouvel « Autre », entrait en contradiction avec les idéaux de la laïcité, de l’universalisme, du rationalisme, qui ne sont pas des idéaux que ces nouveaux damnés de la terre tiennent en haute estime.

Et au moment de ce conflit, la gauche a hiérarchisé en faveur du second camp, et c’est à ce moment que des gens comme Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Michel Onfray etc. se sont retrouvés un peu malgré eux déportés vers la droite, voire l’extrême droite.

Quand un mouvement avance rapidement, c’est qu’il a pris de l’élan ! Ce changement prend racine dans des causes plus profondes, et il faut faire la généalogie de ce bouleversement. Donc je partage votre analyse quand vous dites qu’au fond, c’est autant un livre sur la gauche et son évolution que sur le wokisme.

 

Contrepoints : Sur cette généalogie, un des points communs que l’on peut trouver entre le marxisme et le wokisme, c’est le rapport à la violence et à la manière dont on la légitime…

Pierre Valentin : Oui ! Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il y a un quelque chose de vaguement chic qui consiste à dire que cela n’aurait rien à voir avec du marxisme. Sauf que les points d’accords restent très profonds. Je cite les sociologues Jason Manning et Bradley Campbell qui parlent d’une « conflict theory », une « théorie du conflit » qui structure à la fois le marxisme et le wokisme.

Cette théorie repose sur quatre hypothèses.

D’abord, les conflits d’intérêts sont inhérents à la vie sociale. Deuxièmement, ils produisent des résultats à somme nulle, une partie gagnant au dépend de l’autre. Troisièmement, à long terme les élites gagnent aux dépens des autres. Et enfin, seul un changement radical révolutionnaire peut réduire de façon significative la domination des élites. Wokisme et marxisme partagent ces prémisses très structurantes.

On voit également le lien avec la légitimation de la violence. La fin justifie les moyens, la fin étant de faire la révolution, ce qui fait que tout est bon pour la faire advenir, avec un conséquentialisme assumé. La violence serait cette grande accoucheuse de l’Histoire. Le paradoxe étant que ce conséquentialisme a des conséquences désastreuses, comme nous l’avons vu.

Un entretien réalisé par Baptiste Gauthey, rédacteur en chef de Contrepoints.

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  • Ce que j’observe : les « woke » les plus acharnés sont effectivement ceux qui ont un conflit non soldé avec leurs parents, être woke est un moyen (comme l’était avant le marxisme) de régler leurs comptes avec eux par procuration (les woke sont souvent des êtres veules, ils sont bien incapables de régler cela en face à face) et de soigner leur orgueil démesuré, blessé et de ce fait jamais satisfait . La tendance « woke » est devenue largement majoritaire chez les jeunes . Ceux qui ne le sont pas se sentent vraiment seuls . Certains poussent leur wokisme par intérêt pur et même ce qu’ils refusent de dire , par obligation (ex un de mes neveux ds le spectacle) . Les rares non woke à présent ont plaisir à se reconnaître et se retrouver , style , derniers des Mohicans . Notre génération de 50-60 tenaires n’est pas touchée du tout par le phénomène mais certains parents sont d’actifs suivistes pour espérer garder des relations avec leurs enfants woke , le spectacle est pathétique , et comme le woke est exigeant , les parents en rajoutent avec une servilité écoeurante . Triste époque. Ces légions de petit orgueilleux blessés vont nous faire une belle armée de futurs tyrans . Nous ne sommes plus en 68 , l’argent des 30 glorieuses n est pas là pour les embourgeoiser et de toutes les façons ce qu’ils veulent c’est du sang.

  • « La violence est la vérité de la politique »- Staline

  • Article très intéressant, merci.

  • Passionnant et excessivement pertinent !
    Finalement…
    Le wokiste est le rejeton de Matrix et de Platon – le gars de la caverne.
    Dans les contes de la folie ordinaire, il représente l’élite du complotisme.

  • Le woke ne fait que purger son insomnie.

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